24. Dans la tourmente des Dieux
Einar
Mais qu'ai-je bien pu faire aux Dieux pour mériter une matinée comme ça ? Depuis le lever du soleil, j'ai l'impression que tout se ligue contre moi, comme si ça les amusait de tester ma résistance et ma patience. Avec tout ce qui est arrivé, je n'ai pas eu une seconde pour me poser et je suis soulagé de pouvoir enfin m'asseoir à la grande table pour un repas et un repos bien mérité. Je me tourne vers l'homme qui vient me rejoindre, Erik, un jeune de mon village qui m'a assisté toute la matinée et qui se révèle beaucoup plus malin que son père resté au pays.
— Bon, on en est où pour les poules ? On est sûrs que c'est un renard qui a fait ce carnage ? Impossible que ce soit un prisonnier qui nous ait fait un mauvais coup ?
— Peu de chance… Même si personne n’a rien vu, je doute que ce soit l’un des prisonniers. Quoique c’est quand même étonnant que le renard ait attaqué autant de ces bêtes à plumes en une fois.
— Et comment ça se fait qu'aucun de nous n'ait rien entendu ? Après manger, je veux voir celui qui était de garde. Magnus, je crois. Il devait dormir ou forniquer avec une donzelle. Tu me l'envoies, d'accord ?
— C’est lui, oui. J’irai le chercher une fois que j’aurai le ventre plein, si ça te va.
— Et Jean, le villageois qui s'est blessé en réparant l'enclos, tu as des nouvelles de sa main ? J'ai pas eu le temps de passer le voir.
— Il ne pourra pas se remettre au travail avant dix jours, d’après le soigneur, mais ça aurait pu être pire.
— C'est déjà ça, soupiré-je en commençant à manger le plat que m'a amené une villageoise.
— On lui a déjà trouvé un remplaçant. Le palefrenier s’ennuyait un peu, il n’aura plus le temps pour ça.
Je n'ai malheureusement pas le temps de me réjouir que déjà nous entendons un cheval arriver au galop. Je finis rapidement d'avaler mon plat et suis surpris de tomber sur mon ami Runolf qui m'attire sans précaution dans le salon pour m'isoler des autres. Tout de suite, j'imagine qu'il y a eu un accident à la ferme et je me mets à prier silencieusement pour que ce soit Marguerite qui soit concernée et pas Clothilde.
— Qu'est-ce qui se passe ? Parle ! le pressé-je alors qu'il fait le tour de la pièce pour s'assurer que nous sommes bien à l'abri d'oreilles indiscrètes.
— Ta petite villageoise n’est pas rentrée cette nuit, Einar, soupire-t-il en se passant la main sur le visage.
— Comment ça ? Mais… il a dû lui arriver quelque chose ! Elle avait promis de rentrer… Tu as regardé autour de la ferme ?
— Oui… J’ai vu par où elle est partie, hier, alors j’ai fait un bout de chemin jusqu’à ce qu’il se sépare en deux… Rien à signaler. Tu crois qu’elle s’est enfuie ? Elle… Je ne t’apprends rien en te disant qu’elle a du caractère et aime être contrariante.
— Je n'arrive pas à y croire, murmuré-je plus pour moi que pour Runolf qui me regarde avec sollicitude.
Je lui faisais confiance et j'ai le sentiment d'avoir été trahi comme rarement je l'ai été. Elle qui disait ne pas être une tueuse, finalement, ce n'était que des mots ? Quand je pense que je commençais à me faire des idées et que je me voyais déjà la mettre dans mon lit pour imiter Runolf avec sa Normande… Non, Madame n'en fait qu'à sa tête et se moque de moi. Elle croit qu'elle va se faire pardonner cette fois avec un bisou et dénudant un peu son épaule ? Elle rêve, là. Elle ne sait pas ce que c'est de me mettre en colère !
— Je vais faire seller un cheval. Je repars avec toi. Tu me montres le chemin et je te jure, par Odin, Thor et tous les Dieux que quand on la retrouve, je vais la tuer de mes mains et emmener toute sa famille avec nous pour en faire nos esclaves.
Je suis dans une rage folle et je donne un grand coup dans la porte de l'armoire à côté de moi. Cela me fait mal au poing mais ça a le mérite de me calmer un peu.
— Mange un bout, on part dès que j'ai tout organisé ici.
— Peut-être qu’elle a juste eu un problème, soupire-t-il. Qui sait, après tout. Ne fais pas de conclusions hâtives, d’accord ? Je suis sûr qu’elle ne mettrait pas son frère en danger, je trouve étrange qu’elle ne soit pas revenue.
— Non, elle a juste joué avec moi. J'ai été stupide de lui faire confiance, c'est tout. Dis à Erik de me rejoindre ici.
Je regarde mon ami sortir rapidement et m'étonne d'avoir si mal au fond de moi. Cette trahison me détruit plus qu'elle ne devrait et j'ai de profondes envies de meurtre et de destruction. J'ai une envie folle d'aller brûler la ferme de cette femme qui se révèle enfin sous son vrai jour. Quel con j'ai été… Rapidement, je transmets à Erik les missions à assumer en mon absence et alors que je viens de récupérer mes armes, un autre cavalier fait irruption dans la cour. J'ai le fol espoir qu'il s'agisse de Clothilde qui vient s'excuser mais c'est Cnut qui débarque et se précipite vers moi.
— Quoi encore ? Les Dieux n'ont pas fini de me tourmenter ? l’agressé-je alors qu'il n'a même pas mis pied à terre.
— Einar, je… j’apporte de mauvaises nouvelles, je suis désolé. Bjorn est blessé, il a demandé à ce que tu le rejoignes.
— C'est grave ? Il va s'en sortir ? Mais parle, bon sang !
Je m'accroche au haut de sa chemise et je constate avec horreur qu'il est lui-même couvert de sang. Des images plus horribles les unes que les autres me passent en tête.
— Ça va, il devrait s’en sortir, à moins que ça s’aggrave… ou que notre camp soit attaqué. Il faut… Nous devons vite y retourner, Einar.
— Vite y retourner ? Mais je ne suis pas un guérisseur, moi ! m’emporté-je. Il est à l’abri au moins ?
— Ecoute, j’en sais rien, marmonne-t-il. Prends ton cheval et viens voir toi-même, je ne fais que transmettre les messages, moi.
Je suis dans une rage folle en l’entendant parler et je dois faire un effort surhumain pour ne pas tabasser cet oiseau de mauvaise augure. Mon frère est gravement blessé et lui, tout ce qu’il trouve à faire, c’est un petit tour à cheval. Il n’aurait pas pu le protéger ? Rester avec lui pour le soigner ? Je sais que je suis injuste, mais là, c’est trop. Après tout ce qu’il s’est déjà passé aujourd’hui, cette nouvelle m’achèverait presque. Mais je ne peux pas me permettre de craquer maintenant. Il faut que je sois fort et que j’aille aider mon frère. Je saute sur mon cheval et m’apprête à partir quand mon regard se pose sur Runolf. Ah oui. Clothilde. J’avais oublié qu’elle s’était enfuie et que j’étais parti pour aller à sa recherche. J’apostrophe mon ami.
— Runolf, je ne peux plus venir avec toi. Il faut que j’aille voir mon frère. L’aider s’il est encore vivant, le venger s’il est mort. Il faut que j’aille fracasser les têtes de tous ces vauriens qui ont osé porter la main sur lui. Ils vont voir de quel bois je me chauffe et ce qu’on risque à s’attaquer à quelqu’un de ma famille ! Je ne vais pas pouvoir m’occuper de Clothilde tout de suite. Mais je compte sur toi pour la retrouver et surtout, tu me la gardes bien au chaud. C’est moi qui l’exécuterai une fois que j’ai réglé mes comptes sur le champ de bataille. Je peux compter sur toi ?
— Bien sûr… mais n’oublie pas que ceux que tu veux fracasser ne font que défendre leur propre famille d’un envahisseur, l’ami, soupire-t-il. J’espère que ça ira pour Bjorn. Fais attention à toi, que les Dieux te protègent.
— Ils ne font pas que défendre s’ils osent blesser mon frère. Je t’assure qu’une fois que j’en aurai terminé avec eux, ils regretteront avoir osé nous attaquer. Ils ne se seraient pas révoltés, on n’en serait pas là et mon frère serait encore sain et sauf. Fais attention à toi et surtout, retrouve Clothilde. On ne se moque pas de moi et de mes ordres sans conséquence.
— Ne reste pas aveuglé par la colère et la peur, Einar. Mais je comprends… Le sang appelle le sang. Ces guerres me désespèrent, soupire-t-il. Je m’occupe de ta fermière.
— Ce n’est pas MA fermière, m’énervé-je. Et merci de ton aide, je te revaudrai ça.
Je lui fais un signe de la main puis me tourne vers Cnut qui me regarde avec crainte, comme s’il avait peur que je passe ma colère sur lui.
— Allez, fini de blablater, montre-moi le chemin. Il faut qu’on aille au secours de Bjorn. Chaque seconde de perdue ne se rattrapera pas. Erik, tu gères ici jusqu’à ce que je revienne. Le moindre villageois qui ne t’écoute pas, tu lui tranches la tête, compris ?
— Bien, Chef, je me ferai un plaisir de m’en charger, ricane-t-il. Bon voyage, que les Dieux vous protègent.
Je tourne bride et m’élance au galop dans la direction d’où est venu Cnut qui cravache sa monture afin de ne pas se laisser distancer. Nous fonçons vers le village où mon frère doit être en train de souffrir suite à sa blessure. J’espère vraiment que ce n’est pas aussi grave que ça et je prie pour qu’il s’en sorte. Je suis en colère contre les Dieux qui ont fait de cette journée un enfer dont je veux sortir au plus vite. Mais même si Bjorn échappe à la mort, il y a une chose qui ne guérira pas. Ou pas tout de suite. Clothilde a trahi ma confiance et n’a pas respecté sa parole, me faisant par là-même passer au mieux pour un imbécile, au pire comme un leader qui ne mérite pas d’être respecté. Et ça, quoi qu’il arrive, je ne pourrai jamais l’oublier ni le pardonner.
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