44. Les Dieux se jouent des amoureux

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Einar

Je ne sais pas où est passé mon frère mais clairement, il compte sur moi pour organiser les derniers préparatifs avant le départ. Et il y a urgence car nous voulons profiter de la marée descendante pour repartir et il ne reste que peu de temps avant qu’il ne soit l’heure de larguer les amarres. Je n’en reviens pas de tout ce que nous parvenons à charger sur les drakkars. Si nos bateaux parviennent sans souci dans notre Swede natale, nous n’aurons aucun souci à affronter l’hiver, aussi rigoureux soit-il. Les cales sont pleines non seulement de fourrures, peaux tannées et laines, mais aussi de fromages préparés par Clothilde, de victuailles diverses et nous avons même des animaux vivants qui sont en train d’être amenés à bord. Je me demande comment nous allons vivre ces prochains jours au milieu de ces moutons et ces poules qui vont mettre un désordre énorme à bord.

— Ah non, pas les vaches ! indiqué-je à un de mes camarades qui essaie de faire avancer deux bovins vers le petit pont de bois qui mène au drakkar. Impossible ! Tu les laisses là !

Je vois qu’il hésite un instant à obéir à mon ordre mais finalement, il cède et ramène les deux animaux à l’étable, déçu de ne pouvoir se faire un cheptel à notre retour. Je pense qu’il ne se rend pas compte du danger que cela pourrait constituer en pleine mer et surtout du fait que si on les ramène chez nous, le jarl s’en saisira sûrement à notre arrivée.

Je pense de plus en plus à cette vie que nous avons laissée et que nous allons prochainement retrouver. J’ai hâte de revoir ma mère, de récupérer mes terres et ma ferme, mais je n’arrive pas à m’en réjouir plus que ça. J’ai beau essayer de me concentrer sur les tâches que je dois accomplir pour préparer le départ, toutes mes pensées retournent encore et toujours vers Clothilde qui doit être en train de pleurer mon départ en compagnie de Runolf et sa gentille Marguerite. C’est lui qui a tout compris, on dirait, à rester avec sa dulcinée. Bon, c’est vrai qu’elle est enceinte et qu’il n’a plus de famille proche au pays, mais quand même. Ma situation est-elle vraiment différente ? Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Ma mère, c’est sûr, mais elle va récupérer Bjorn et ce serait pour elle comme si j’étais mort au combat, ce qui aurait pu arriver. Et pour le reste, franchement, il y a de quoi s’occuper ici, sur les terres normandes. Et avec Clothilde en prime. Quelle prime ! Une récompense au delà de toutes mes espérances les plus folles. Nous n’avons passé qu’une nuit à nous aimer sans limite mais je n’arrête pas d’y penser. Et j’ai tellement envie de recommencer.

Un homme me bouscule alors que mes camarades s’occupent maintenant de faire monter les prisonniers qui deviendront nos esclaves. Ce sont en grande majorité des villageoises capturées lors du dernier raid. Il semblerait que les habitants du village avec qui nous avons vécu ces dernières semaines soient épargnés du fait de la proximité qui s’est créée avec eux. Tant mieux. Et je me suis assuré que le frère de Clothilde resterait bien ici, je sais qu’elle tient à lui. Alors que j’aide à faire monter tout le monde, une idée un peu folle me traverse l’esprit. Je m’arrête un instant et m’écarte afin de l’étudier un peu plus tranquillement.

— Tu fais quoi ? m’aborde Cnut qui me regarde étrangement.

— Comment ça, je fais quoi ?

— Eh bien, à part ne pas faire grand-chose, je veux dire. Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien… commencé-je à dire de manière presque automatique avant de me reprendre. Enfin, si. Je crois que je ne vais pas repartir avec vous et que je vais rester ici, en Normandie.

Je suis moi-même étonné par les mots qui sortent de ma bouche et me demande si je suis juste fou ou si c’est l’idée d’aller retrouver Clothilde à la ferme qui me rend aussi insensé dans ma façon de m’exprimer.

— Quoi ? Mais… Pourquoi tu ferais ça ? C’est ridicule !

— Ridicule ? Mais non, j’ai juste envie de faire comme Runolf. Et la vie ici n’est pas si désagréable que ça, tu ne trouves pas ? Plutôt que le froid et la neige de notre pays…

— C’est n’importe quoi. Et ta mère, dans tout ça ? Et Bjorn ? Il ne te laissera jamais rester ici.

— Il faut que je lui parle ! dis-je de manière beaucoup plus assurée que je ne le ressens au fond de moi. Où est-il ? Il faut que je le voie ! m’enthousiasmé-je.

— Sur son drakkar, on est prêts à partir, je te signale.

— Eh bien, je vais aller l’y trouver !

Je m’élance sans plus attendre vers le bateau que va diriger mon frère que je retrouve déjà à bord de son drakkar en train de bousculer une paysanne qu’il a fait monter avec lui. Le coquin s’est trouvé une villageoise pour son plaisir et la pauvre va faire le voyage avec nous. Cela devrait le mettre de bonne humeur et c’est plutôt bon signe pour moi.

— Bjorn, il faut que je te parle ! lancé-je, tout sourire, alors qu’il se retourne vers moi et s’interrompt dans ses brimades envers la pauvre créature qu’il emmène.

Mon sourire se fige lorsque je reconnais de qui il s’agit. C’est pourtant impossible qu’elle soit là ! Je l’ai laissée à la cabane ! Que fait-elle ici ? Dans le bateau de mon frère ! J’ai l’impression que mon monde s’écroule.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux, Einar ? me demande-t-il en faisant asseoir Clothilde.

Je ne sais plus quoi lui dire, tout à coup. C’est une scène tellement improbable mais quand mon regard croise celui implorant de la jolie brune qui s’est offerte à moi, je sais qu’il faut que je tente le tout pour le tout afin de la sauver.

— Mais pourquoi tu emmènes Clothilde ? On avait dit qu’on ne prenait pas les villageois avec qui on avait vécu et qui nous avaient aidés !

— Eh bien, je fais une exception pour celle-là !

— Elle a une famille ! Comment vont faire ses frères et sœurs pour vivre sans elle ? Tu sais ce que c’est, d’être séparé de ceux qu’on aime.

Je tente de jouer sur le côté famille que mon frère respecte mais j’ai l’impression qu’il est trop pris par ses désirs charnels pour m’écouter, vu son regard concupiscent sur Clothilde.

— Ils survivront, comme tous les autres, soupire-t-il. Et puis, je suis sûr qu’elle se plaira à la maison.

— Parce qu’en plus, tu la prends pour toi ? Tu vas en faire quoi ? Ton esclave ? Tu n’en as pas besoin, Bjorn. Laisse-la donc partir, l’imploré-je presque.

— Aucune envie. Regarde-la, impossible de la laisser ici, enfin !

Je le vois s’approcher d’elle et passer sa main le long de sa joue dans un geste qui démontre encore plus, s’il le fallait, qu’il a les mêmes goûts que moi en matière de femmes et qu’il n’est pas près de la laisser partir. Je me rends alors compte qu’il est impossible de sauver la jolie femme et que la seule solution qui s’offre à moi, c’est de prendre moi aussi la mer afin de ne pas la laisser seule en pays Viking. Elle va me détester de ne pas tenter plus mais que puis-je faire ? Je ne vais pas me battre contre mon frère et tous les autres membres d’équipage sans aucun espoir de succès ?

— Tu n’écoutes que ton désir et pas ta raison, grommelé-je. Je vais rejoindre mon bateau, lance tes voiles et suis-moi. J’étais venu te dire que je vais mener l’expédition, comme ça, si je me prends un récif, tu pourras l’éviter et continuer le chemin. J’espère que ça n’arrivera pas, mais au moins, tu seras préservé.

Et Clothilde aussi. Même si à l’instant, ses yeux lancent des éclairs dans ma direction. Dans sa situation, beaucoup ne diraient rien, s’éteindraient et s’avoueraient vaincus. Pas elle. Non, elle reste fière et digne. Libre dans sa tête si elle ne l’est plus physiquement. Et rien que pour ça, je l’admire encore plus et je me dis qu’elle devrait réussir à lui résister le temps du voyage. Bjorn sera bien trop pris par la navigation pour abuser d’elle, n’est-ce pas ?

— Difficile d’écouter autre chose avec cette demoiselle dans les parages, rit-il. Pourquoi prends-tu la tête ? Ce n’est pas ce qui était prévu.

— Je te l’ai dit, écoute-moi un peu au lieu de baver sur elle. Il y a un risque avec cette marée rapide. Arrange-toi pour me suivre pas trop près. Si jamais je m’échoue sur le rivage, tu pourras continuer jusque chez nous sans encombre. Et sois concentré en pleine mer. Je ne voudrais pas que tu coules parce que tu n’as pas su mener le navire à bon port, trop occupé avec la Normande.

— Serais-tu jaloux, mon frère ? ricane Bjorn.

Je ne réponds pas et m’éloigne rapidement, non sans avoir le cœur meurtri par le regard désespéré que me lance Clothilde. Je ne peux rien faire de plus pour elle, seuls les Dieux peuvent intervenir désormais, mais j’ai l’impression qu’ils sont bien trop occupés par ailleurs pour intercéder en notre faveur. Je monte dans le bateau dont j’assure le commandement et calme tout de suite Cnut et son sourire moqueur.

— Au premier mot déplacé, je te lance par dessus bord et je me trouve un autre navigateur, compris ?

— Bien, chef ! sourit-il en levant les mains en signe d’apaisement.

— On prend la tête de l’expédition. Tu as intérêt à avoir l'œil. Runolf a assuré en venant, il faut que tu fasses de même. On lève les voiles ! crié-je à l’intention des autres.

Les cordages sont relâchés et immédiatement, les voiles se déroulent et se tendent sous l’effet du vent. Conjuguée à la marée, cette force nous entraîne rapidement vers l’embouchure du fleuve. Derrière nous, les voiles des autres drakkars flottent et le spectacle est magnifique. Bjorn s’est installé à l’avant du bateau et je suis rassuré de voir qu’il n’est pas en train d’embêter Clothilde. Nous repartons de ce pays où j’ai failli m’installer pour les beaux yeux d’une femme qui est maintenant prisonnière de mon frère et qui risque de devenir son esclave. Je suis impuissant à changer le cours de ce destin qui semble vouloir s’amuser avec moi. J’envoie silencieusement une prière à nos Dieux afin qu’ils cessent ce petit jeu. Le seul espoir que j’ai, c’est qu’ils prennent pitié de Clothilde et moi et remettent les choses en ordre. Je m’y accroche comme mes camarades à leurs rames et me concentre sur le chemin que nous empruntons. Si je veux pouvoir venir en aide à Clothilde, il faut que je survive à cette traversée. Chaque chose en son temps.

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