51. Une vie pour une vie
Clothilde
Je ravive le feu d’une bûche avant d’y poser la gamelle et m’assieds à côté pour me réchauffer. Ce petit vent frais me glace les os, j’ai l’impression d’avoir froid tout le temps. Vais-je m’habituer à cette fraîcheur ? L’hiver n’est même pas encore là, ça promet.
Je frotte mes mains l’une contre l’autre, les genoux sous mon menton, alors que Marguerite est occupée à préparer un plat de ragoût qui ne me fait pas vraiment envie. Voici à quoi se résument mes journées depuis que je suis arrivée : avoir peur de voir débouler Bjorn, me cacher dans ma couche une partie de la journée, aider Marguerite à préparer à manger, dormir ou du moins essayer… et croiser Einar sans réellement pouvoir l’approcher. Depuis notre baiser, dehors, il y a deux jours, lui et moi ne nous voyons qu’en présence de sa famille. Jusqu’à présent, je me suis promenée au village tous les matins avec la Normande, plus par obligation qu’autre chose, j’en conviens, et il s’agit de la seule activité que je fais en dehors de la maison.
La nuit n’est pas encore tombée et, de ce que j’ai compris, les Vikings ont une réunion avec leur chef en ce moment. Au moins, je suis assurée d’avoir la paix encore un peu, à moins que cela se termine rapidement. La mère d’Einar et de Bjorn m’ignore toujours superbement, hormis lorsqu’elle a quelque chose à me reprocher, mais je m’en satisfais. Je n’ai pas particulièrement envie d’apprendre à connaître la femme qui a engendré l’homme qui m’a capturée pour faire de moi sa chose.
Je me relève lorsque je constate que la Normande épluche des légumes afin de lui donner un coup de main et sursaute en entendant la porte s’ouvrir. Un frisson me parcourt et il ne s’agit pas du froid, cette fois, mais du regard que Bjorn me lance en approchant. Il pioche dans la gamelle et vole une rondelle de carotte qu’il enfourne dans sa bouche sans un mot.
— La réunion est déjà terminée ? lui demande Marguerite.
— Oui, le Jarl voulait réaffirmer son autorité. Je crois que je lui fais un peu peur. Ce n’est pas surprenant, mais ça m’a mis en appétit, ajoute-t-il avant de me déshabiller du regard.
— Le repas sera bientôt prêt, vas donc te nettoyer. Je ne sais pas ce que tu as fait aujourd’hui, mais ça ne te fera pas de mal.
— Je crois que j’ai faim d’autre chose, rétorque-t-il avant de s’adresser à moi. Viens, suis-moi.
— Je… je suis en train d’aider Marguerite pour le repas, ça peut sans doute attendre un peu, non ?
— Non, viens, insiste-t-il en me prenant fermement par le bras.
Je n’ai d’autre choix que de me lever et me retiens de lui coller mon genou entre les jambes. J’ai bien compris que j’allais devoir y passer, Marguerite m’y prépare depuis que je suis arrivée. Soyons honnêtes, je n’ai pas le choix, je ne suis pas maîtresse de mon corps, seules mes pensées peuvent se rebeller.
Bjorn ne fait pas dans la dentelle en me tirant jusque dans sa chambre. J’ai juste le temps d’apercevoir le regard désolé de la Normande, rendu flou par les larmes qui me montent aux yeux sans que je puisse contrôler quoi que ce soit. La pièce est uniquement séparée par des tentures, il compte réellement me besogner avec elle à côté ? Ces Vikings n’ont vraiment aucune pudeur, c’est fou !
Évidemment, celui-là n’a rien à voir avec son frère… On oublie la tendresse, l’affection, Bjorn est là pour coucher, rien de plus. Je me retrouve rapidement allongée sur le lit et j’hésite à fermer les yeux pour ne pas avoir à observer tout ce qu’il compte me faire. Ressentir les choses est déjà bien suffisant, c’est même sans doute pire. Je crois qu’à cet instant, j’aimerais pouvoir quitter mon corps et regarder tout ça de l’extérieur, ou m’en détourner.
Bjorn m’examine en silence et ôte les couches de vêtements qu’il porte pour se tenir chaud. Oh, il y en a moins que pour moi, mais il lui faut malgré tout quelques instants pour le faire, durant lesquels il ne me lâche pas du regard. Je n’ai aucune envie de le voir nu, de sentir son corps contre le mien, et je ferme finalement les yeux pour me remémorer mon tête-à-tête avec Einar. Mon esprit s’envole chez moi, dans cette cabane sombre où nous avons partagé ce moment si intime que je ne pourrai jamais oublier, mais cet apaisement ne dure qu’un temps puisque la voix de Bjorn m’ordonnant de me déshabiller me ramène à la réalité. Je fais non de la tête et l’entends grogner. Il tire sur ma cheville et me ramène près du bord de son lit, où il se tient encore debout, uniquement vêtu de ses braies. Il me redresse tel un pantin et commence à m’enlever mes vêtements. Je ne sais plus trop si c’est la fraîcheur qui me fait frissonner ou l’appréhension, toujours est-il que lorsque je n’ai plus que ma robe sur moi, je me mets à trembler comme une feuille.
Il est évident que ça ne l’émeut pas une seule seconde, il tire sur mon bras et me fait me relever. Ses mains sont rapidement sur mes fesses qu’il presse sans gêne aucune avant de faire remonter le tissu de ma robe jusqu’à ma taille. J’ai une folle envie de me rebeller, mais Bjorn est fort, bien constitué, et je sais que je n’ai aucune chance contre lui à mains nues. De plus, j’aimerais autant qu’il ne fasse pas preuve de violence, et c’est ce qui arrivera si je le provoque ou lui résiste.
J’essaie réellement de me maîtriser, mais quand ses mains se posent sur la peau nue de mes cuisses, j’ai un mouvement de recul qui le fait sourire. Il fait passer ma robe par-dessus ma tête sans attendre et je me retrouve totalement nue sous ses yeux. J’ai le réflexe de me cacher derrière mes bras, mais il me repousse sur le lit et se hisse sur moi, maintenant mes mains de chaque côté de ma tête. Je ferme une nouvelle fois les yeux, incapable de regarder cet homme qui va me salir, lorsque j’entends la porte de la maison grincer. Un élan d’espoir me gagne au son de la voix d’Einar…
Je t’en prie, sors-moi de là…
— Bonjour Marguerite, l’entends-je dire, pourquoi tu fais cette tête-là ? On dirait que tu pleures…
Je n’entends pas la réponse de Marguerite, et je ne saurais dire si c’est parce qu’elle parle tout bas ou si sentir la main de Bjorn sur ma poitrine m’incite à me couper de tout, mais nous sursautons tous les deux brusquement lorsque le prénom du Viking est tonné d’une voix forte et furibonde. J’ouvre les yeux pour tomber sur ceux d’Einar, qui ne font que confirmer son état, à cet instant.
Bjorn se lève avec un calme certain et je me recroqueville sur moi-même alors qu’ils se font face. La Montagne est un peu plus grande que lui même si leur carrure est similaire, et ils se jaugent en commençant à parler dans leur langue. Tous deux font de grands gestes, s’énervent, je ne comprends strictement rien à ce qu’ils disent vu la rapidité de leur débit, mais je me fige quand je les vois tous deux sortir un long couteau. Einar le portait à la taille, Bjorn, lui, l’a récupéré au sol comme si de rien n’était. Mais que font-ils ?
Les armes sont levées dans la direction de l’autre tandis qu’ils poursuivent leur échange et je me sens tout à coup coupable de créer des tensions entre eux. J’ai bien conscience que ce n’est pas vraiment ma faute, mais si je n’étais pas là, tout ceci ne serait jamais arrivé. Si l’un parvient à tuer l’autre, Marguerite s’en voudra également certainement, d’ailleurs.
Je ne sais pas combien de temps dure leur joute verbale, mais j’ai l’impression qu’une éternité est passée lorsque Bjorn jette son couteau sur le lit en soupirant lourdement. Einar range finalement le sien et s’approche de moi, ma robe à la main, tandis que son frère enfile ses vêtements en bougonnant des mots incompréhensibles.
— Tiens, rhabille-toi, me dit-il le plus doucement possible même si je sens encore une sourde colère dans sa voix. Tout va bien, désormais.
Je m’exécute sans me faire prier, tremblante, et me retiens à son bras en me levant, les jambes flageolantes. Bjorn a déjà quitté sa chambre quand je ferme les paupières pour refouler les larmes qui montent.
— Qu’est-ce que… Pourquoi il a arrêté ? soufflé-je.
— Parce que je ne lui ai pas laissé le choix. Une vie pour une vie, il était obligé d’accepter, me répond cryptiquement Einar.
— Est-ce que tu vas avoir des problèmes ? lui demandé-je presque timidement en continuant de m’habiller.
— Non, j’ai invoqué une des plus anciennes lois de notre village. Une vie pour une vie. Je lui ai rappelé comment je l’ai sauvé en Normandie. Il me devait une vie, j’ai exigé qu’il me donne la tienne. Désormais, tu ne lui appartiens plus. C’est comme si c’était moi qui t’avais ramenée en Swede. Tu m’appartiens.
Je grimace à ses propos. D’accord, c’est sans doute mieux comme ça, mais j’ai vraiment du mal avec ces termes. Je me tais cependant, soulagée que Bjorn ne soit pas allé au bout de ce qu’il entreprenait. Einar est une option bien plus agréable, tant qu’il ne devient pas comme son frère.
— Il a eu du mal à l’accepter, je me trompe ?
— On n’invoque jamais cette loi en famille normalement. Mais il ne peut rien faire. Il n’a officiellement plus le droit de te toucher. J’espère juste qu’il ne va pas se croire au-dessus des lois.
— Ta mère va te tuer, non ? grimacé-je en posant mon front contre son torse pour souffler une seconde.
— Tu es plus importante que ce que pense Maman, finit-il par dire, après m’avoir caressé un instant les cheveux.
— Merci, Einar… Juste, merci.
Je n’ai pas les mots, à cet instant. J’ai bien le temps pour ruminer ce que cela implique. Est-ce qu’il va faire de moi son esclave, lui aussi ? Ce mot… Jamais je ne pourrai accepter d’être qualifiée de la sorte, mais pour le moment, je ne pense qu’au fait que Bjorn aurait pu abuser de moi et que mon Viking l’en a empêché. Encore une fois, il est arrivé à temps et m’a protégée. Comment ces frères peuvent-ils être si différents l’un de l’autre ?
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