65. La déclaration
Clothilde
Je retire vivement ma main de celle d’Einar en prenant le chemin de la maison. Malgré la neige épaisse qui s’enfonce sous mes pieds dès que nous quittons le centre du village, j’avance à bonne allure, semant un peu Einar qui, je pense, me laisse de la marge. Il est évident que ses grandes jambes lui permettraient de me rattraper s’il le souhaitait vraiment. A-t-il compris que j’avais besoin d’un peu d’espace ? De me calmer pour ne pas exploser ? De faire refouler la peur qui a pris possession de tout mon être en entendant Bjorn me réclamer à nouveau ? Cet idiot ne lâchera-t-il jamais l’affaire, pour l’amour du ciel ?
Je suis bien contente de voir la maison au loin et, même si je suis essoufflée et que mes cuisses sont douloureuses de combattre la neige, j’accélère la cadence. Je pourrais dire que j’ai hâte d’arriver pour me sentir enfin en sécurité, mais ce serait mentir que de dire que j’ai cette sensation une fois enfermée entre ces murs. C’est totalement faux, la preuve, Bjorn a déjà débarqué avec l’envie de se soulager entre mes cuisses… Pour autant, avec Einar, je me sens en confiance et il m’a déjà prouvé qu’il me protégerait face à son frère. La question qui reste entière concerne donc les moments où il est absent. Chaque fois que je me retrouve seule, je me demande si son frère ne va pas débouler pour se servir enfin. Chaque fois qu’il quitte la maison, je me demande ce qu’il adviendra de moi si je me défends et blesse Bjorn, ou pire, si je le tue parce qu’il tentera de me violer. Je ne comprends pas cette obsession qu’il a pour moi mais, une chose est sûre, ça me terrifie.
Arrivée à la maison, je savoure le silence qui y règne. J’avais hâte que mon Viking et moi nous y retrouvions seuls, mais je ne suis plus si sûre de moi à présent. Je déteste Bjorn, il me terrifie, et mes réactions le concernant me déstabilisent parfois.
Je jette deux bûches dans le feu, enlève quelques couches de vêtements et me laisse tomber sur une chaise en soupirant lourdement. Einar m’observe, silencieux, comme s’il attendait le moment où je vais craquer, et son calme m’agace davantage encore.
— Il ne s’arrêtera donc jamais ? Qu’est-ce que j’ai de si spécial pour qu’il veuille à tout prix m’avoir ? Il peut sauter tout ce qui bouge ici, elles sont toutes en pâmoison !
— Il te trouve juste aussi belle que moi je le pense, c’est tout. Cela lui passera, tu verras.
— Ça lui passera ? Avant ou après qu’il me viole, à ton avis ? grincé-je en le fusillant du regard. Il est déjà venu jusqu’ici pour essayer de s’en prendre à moi. Je vais devoir faire quoi pour me sentir en sécurité ? Le laisser faire une bonne fois pour toutes ?
— Il sait que tu es à moi et que je ne le laisserai pas toucher. Et puis, clairement, il va avoir d’autres choses à gérer maintenant qu’il est Jarl.
— Il sait que je suis à toi ? m’esclaffé-je. Ben voyons, ça s’est drôlement ressenti dans ses propos, tiens ! Je ne vais pas y arriver, Einar. Ton frère me terrifie, je… je ne me sens pas en sécurité, tu comprends ?
— Oui, je vois, répond-il doucement avant de me regarder intensément. Je…
Il ne termine pas sa phrase et se retourne vivement avant d’enfiler à nouveau ses vêtements chauds. Je reste immobile, l’observant se vêtir, incapable de comprendre ce qui lui prend à cet instant.
— Attends, tu fais quoi ? Tu t’en vas, là, maintenant ? m’affolé-je lorsqu’il se dirige vers la porte.
— Je reviens, ne t’inquiète pas, me répond-il énigmatiquement et en ayant l’air de vouloir fuir cette discussion qui doit le déranger, vu son regard un peu perdu.
J’hésite sérieusement entre le retenir et lui hurler dessus ou le laisser partir tant son attitude me déconcerte. Qu’est-ce qui peut bien lui passer à l’esprit, à cet instant, pour fuir notre échange de la sorte ?
— Einar, où vas-tu ? Tu ne vas quand même pas… Je veux dire… Je ne veux pas que tu… que tu… bafouillé-je. Tu ne vas pas aller tuer Bjorn, quand même ?
— Non, j’arrive avec la solution à ton problème ! Je fais au plus vite, ne t’inquiète pas, tout va bien !
La solution à mon problème ? Là, comme ça, comme par magie ? J’ai bien du mal à y croire, mais je n’ai pas le temps de l’interroger davantage qu’il est déjà sorti. Sans même m’embrasser, comme il a pris l’habitude de le faire. Et je ne dois pas m’inquiéter ? Il ne pouvait pas m’expliquer clairement les choses avant de fuir ?
Il me fait peur, à cet instant. Impossible de ne pas me poser mille questions avec son comportement énigmatique. Et s’il négociait avec Bjorn une nuit pour qu’il me fiche la paix ? Ou s’il le provoquait en duel ? Si…
Je suis totalement perdue et je mets un moment avant de revenir réellement à moi. Je rumine son départ en m’habillant chaudement à mon tour et sors pour m’occuper des quelques animaux que nous avons derrière la maison, à l’abri dans un bâtiment malheureusement trop petit pour eux. L’hiver a surpris Einar avant qu’il n’ait le temps de terminer cette petite grange comme il le souhaitait, il a dû faire en conséquence pour que nous ayons des œufs et du lait pour la saison sans avoir à retourner au centre du village en cas de tempête. Et moi, je me sens un peu plus chez moi en m’occupant des animaux. J’ai au moins la sensation de servir à quelque chose. Quelque chose d’autre que préparer le repas pour mon Viking ou de lui offrir mon corps. Parce que c’est un peu à ça que se résume ma vie ici, soyons honnêtes. Au moins, chez moi, je me sentais réellement utile. Je participais à nourrir les villageois, je m’occupais de mes frères et de ma sœur… Je n’avais pas le temps de trop réfléchir, finalement. Ici, je passe beaucoup trop de temps à penser à ma vie d’avant. Si je ne regrette pas d’être avec Einar, tout le reste me manque et me rend souvent nostalgique. J’en viens à regretter d’avoir parfois rechigné à m’occuper de ma famille, à trouver les journées trop chargées. La seule chose que je ne regrette absolument pas, c’est ce mariage à venir et cet homme à qui j’étais promise.
Je rentre à la maison avec les quelques œufs du jour et suffisamment de lait pour pouvoir déjà en profiter, et me mets à la préparation du repas sans savoir quand mon Viking va rentrer. Évidemment, moins occupée, je me retrouve à me passer et repasser la conversation que j’ai eue avec Einar avant qu’il ne quitte précipitamment la maison, si tant est que l’on puisse réellement qualifier cet échange de conversation. Il est parti si abruptement que je ne parviens pas à me sortir de la tête qu’il va faire quelque chose de stupide, sous le coup de l’impulsion, qu’il regrettera.
Et je l’attends… J’attends patiemment son retour, comme chaque fois qu’il part sans moi. Je ne sais pas quoi faire de mes dix doigts, alors je range les couvertures sur lesquelles nous avons dormi tous les deux durant la tempête, je refais notre lit avec du linge propre, et je tourne en rond dans cette maison qu’il a bâtie de ses mains. Je sais qu’il ne comptait pas s’y installer si tôt et qu’il a fait en sorte que je me sente bien ici en la terminant au plus vite et je lui en suis reconnaissante. J’ai conscience de tous ses efforts, malheureusement, Bjorn gâche tout avec cette obsession qu’il a pour moi.
Je sursaute en entendant la porte grincer dans mon dos et lisse machinalement ma robe avant de passer les tentures qui délimitent notre chambre du reste de la maison. Einar est de retour, le voir efface la petite appréhension que j’avais de voir son frère débarquer ici, profitant de son absence.
Je me stoppe malgré tout en chemin pour détailler mon Viking du regard. Il s’est changé, troquant ses vêtements chauds et usés contre une tunique noire dont le col est brodé au fil blanc de motifs délicats et masculins à la fois. Une ceinture épaisse en cuir marron cintre sa taille fine et ses braies grises semblent fraîchement achetées. Il a abandonné le chignon facile pour ses cheveux longs et les a tressés, sa barbe fournie semble plus lisse, plus disciplinée. Il est juste magnifique. Oh, il l’est toujours, même après une dure journée de travail, fatigué et sale, mais il dégage à cet instant un tel charisme et une confiance assumée qui me font me sentir petite et timide.
— Einar ? Qu’est-ce qui se passe ? lui demandé-je alors que je remarque finalement la présence de Cnut derrière lui.
— Eh bien, j’avais besoin d’un témoin, je suis allé le chercher, c’est tout ! Comme ça, on va pouvoir éclaircir les choses.
— Éclaircir les choses ? Pour l’amour du ciel, Einar, tu veux bien m’expliquer ce que tu as en tête ? Tu me fais peur, soufflé-je alors qu’il avance vers moi.
— Eh bien, c’est simple, non ? Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? me demande-t-il, vraiment surpris.
Je prends le temps de réfléchir à ses derniers mots. Un témoin, éclaircir les choses… Est-ce que j’ai mal compris un mot ? Je suis totalement perdue et j’ai l’impression que quelque chose m’échappe.
— Je ne comprends rien, beau Viking, ris-je nerveusement. Explique-moi, s’il te plaît.
— Si tu ne te sens pas en sécurité, c’est parce que tu es une simple esclave et que n’importe quel Viking peut faire ce qu’il veut de toi. Donc, j’ai décidé de te libérer parce que j’en ai le droit ! Et comme ça, tu seras libre de tes mouvements et de refuser toutes les avances de Bjorn. Et Cnut pourra témoigner que désormais, tu es une femme libre, annonce-t-il, tout fier de sa trouvaille avant de se rembrunir. Enfin, libre mais j’espère quand même que… que tu resteras un peu avec moi…
Je crois que ma mâchoire pourrait se décrocher tant son annonce me surprend. Libre… Plus esclave… Je peine à intégrer ce qu’il me dit, même si je sais ce que cela signifie. Honnêtement, je n’y croyais plus, je me disais qu’il n’avait finalement pas vraiment confiance en moi, qu’il pensait que je partirais s’il me libérait. Et il doit encore avoir un doute étant donné qu’il me demande presque si je vais rester avec lui.
— Je… je n’arrive pas à y croire, soufflé-je avant de lui sauter au cou. Mon Dieu, Einar, merci !
— Ce n’est rien, ce n’est pas ça qui te rendra ta famille, soupire-t-il, mais au moins, tu seras libre de décider de ton destin. Et Cnut va le proclamer au village pour que tout le monde soit au courant. C’est tout ce que je peux faire pour toi…
Son petit air incertain me fait fondre et je pose mes lèvres sur les siennes alors qu’il me serre contre lui. Je ne serai jamais une Viking, mais il m’offre au moins une place dans cette communauté, autre que de jouer les larbins. Un statut plus convenable, et si j’en crois Marguerite, la possibilité d’un mariage, d’une vraie vie au village. Est-ce qu’un jour, il en arrivera là ? Je ne veux pas me poser cette question pour le moment, même si je ne peux empêcher cette fugace pensée d’apparaître. Aujourd’hui, il m’offre déjà beaucoup.
J’entends la porte grincer et jette un œil dans sa direction. Cnut s’est échappé discrètement, nous laissant seuls tous les deux, alors je retrouve ses lèvres et me montre moins sage, enroulant mes jambes autour de ses hanches. Einar gronde contre ma bouche et ses mains empaument mes fesses tandis qu’il me plaque plus durement contre lui.
— Je t'aime Clothilde. Sache que tu es libre maintenant, libre de rester mais aussi libre de partir. Mais même si tu pars, je t'aimerai et ne veux pas vivre sans toi.
Je sens mon coeur s’emballer dans ma poitrine à ses mots. Jamais je n’aurais imaginé que mon Viking puisse me dire ces quelques mots. Ai-je seulement pu penser qu’il s’attache à moi autant que je me suis attachée à lui ? Je ne crois pas.
— Je reste, je n’ai aucune envie de partir loin de toi, souris-je en prenant son visage entre mes mains pour l’embrasser tendrement. Moi aussi, je t’aime, Einar.
— C’est vrai ? Tu… je suis le plus heureux des hommes ! s’écrie-t-il en me faisant tournoyer autour de lui.
Je ris et suis touchée par son attitude. Il faut dire qu’à première vue, un Viking semble être tout sauf un tendre, même s’il m’a largement prouvé sa capacité à l’être. A contrario, la façon dont il me jette sur notre lit l’est beaucoup moins, mais son regard fiévreux et son sourire me promettent un tête-à-tête des plus intenses. Tendre ou pas, Einar et moi allons fêter cette annonce avec plaisir.
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