98. Les sourires perdus

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Einar

Je ne comprends pas ce qui provoque l’énervement de Clothilde. J’essaie pourtant de tout faire pour que ça se passe bien, mais depuis la visite des Vikings du Nord, hier, elle est sur la défensive. Elle m’a à peine adressé la parole et au lit, elle s’est emmitouflée dans une couverture, dans un coin et s’est à peine retournée pour me donner ce baiser sans lequel je ne sais plus comment m’endormir. Je sais, je suis pire qu’un gamin, mais je suis devenu tellement dépendant à tout ce qu’elle m’apporte que je me sens super mal ce matin alors qu’elle ne s’est pas déridée.

— Chérie, qu’est-ce que je peux faire pour que tu retrouves le sourire ? Tu veux que je te ramène quelque chose du village ?

Je suis en effet en train d’enfiler une petite cape pour aller voir Bjorn et lui expliquer ce qu’il s’est passé hier.

— Parce que tu pars au village sans nous ?

— Je vais voir mon frère et essayer de le convaincre de faire quelque chose, comme je l’ai promis à nos visiteurs, oui, répliqué-je simplement.

— Et tu nous laisses ici sans protection ? Encore ?

— Ils ne vont pas revenir tout de suite, tu sais ? Et tu sais bien te défendre, je ne suis pas inquiet.

— Moi je suis inquiète. Je ne veux pas rester ici sans toi. Déjà que j’ai passé la nuit à ne dormir que d’un œil… On vient avec toi, donne-moi quelques minutes pour préparer les bébés.

— Mais…, commencé-je avant de me faire fusiller du regard. Tu emmènes les enfants aussi ? On ne les laisse pas à Marguerite ?

— Bien sûr, Einar. Je vais laisser mes enfants seuls ici alors qu’hier on aurait très bien pu nous tuer. Mais… dans quel monde vis-tu, pour l’amour du Ciel ? Si nous venons avec toi, c’est justement pour ne pas risquer d’être attaqués ! Tu m’as dit que tu nous protégerais, comment peux-tu le faire si nous sommes ici et toi au village, dis-moi ?

Je constate surtout que notre petite excursion va juste être plus longue que prévu mais n’ose rien dire devant sa détermination. Mon frère se moquerait de moi, mais le guerrier confiant et fort que je suis ne peut que s’incliner devant sa jolie épouse déterminée.

— Attends, je vais t’aider à tout préparer, soupiré-je. C’est toute une aventure de voyager avec les deux. Marguerite est avec les animaux ?

— Non, elle est partie faire le marché au village, me répond-elle en habillant Liina plus chaudement. Elle a dit qu’elle avait besoin de prendre l’air, loin des tensions de la maison…

J’ai moi aussi horreur de ces tensions, mais que puis-je y faire si cette bande de désespérés est venue nous voir hier ? Je l’ai protégée, quand même. Un peu dépité par la façon dont les choses se passent, je m’approche d’elle après avoir habillé Ivar et me colle dans son dos.

— Désolé, Chérie. Je n’aime pas quand on se dispute comme ça. Tu sais que je t’aime et que je serai toujours là pour te protéger ?

— Sauf que tu ne seras pas toujours là pour me protéger. En vérité, je me fiche que tu me protèges ou non, tout ce qui compte, c’est que nos enfants soient en sécurité. Et je ne me sens pas en sécurité, ici.

— Je sais, Clothilde, mais je n’aime pas quand tu mets cette distance entre nous. J’ai besoin de toi, dans ma vie, pas d’être ainsi séparé même si on vit ensemble.

— Il vaut mieux une certaine distance plutôt que des cris, non ? J’aimerais que tu comprennes que j’ai grandi dans un coin où on ne risquait rien, que j’ai élevé mes frères et sœur avec la seule peur que nous manquions parfois de nourriture. Ici, le risque vient de partout, même de vos alliés. Et vivre dans la peur constante, ce n’est pas vivre…

Je m’éloigne d’elle et me dis que je n’arriverai à rien… Je suis un peu désespéré mais essaie de ne pas trop le montrer. Que puis-je lui dire de toute façon ? Je peux lui faire toutes les promesses du monde, je ne peux pas passer toute ma vie sans quitter la maison…

Contrairement à ce que je craignais, le voyage se passe plutôt bien, même si les échanges avec Clothilde restent limités. Quel caractère ! Je crois que le fait d’être devenue mère l’a rendue encore plus féroce.

Dès que nous arrivons au centre du village, nous nous rendons immédiatement chez Bjorn qui semble en train d’écouter les récriminations d’un jeune couple sans que ça ait l’air de vraiment l’intéresser. Il profite de notre arrivée pour les mettre dehors en leur promettant de réfléchir à leur requête puis propose à Clothilde d’aller voir Iona.

— On pense que ça y est, elle porte mon enfant ! Je crois qu’elle a besoin d’une oreille attentive pour en parler, nous indique-t-il fièrement.

— Bien, je vais essayer de ne pas la déprimer en lui disant que les frères Skara donnent naissance à de petits ogres qui dévorent tout sur leur passage, sourit Clothilde en récupérant Ivar dans mes bras. Félicitations, Bjorn. Je vous laisse discuter tous les deux.

Nous la regardons tous les deux partir avant que mon frère ne se tourne vers moi, un peu goguenard.

— Tu as fait quoi pour qu’elle soit fâchée ? Tu as oublié de changer le linge d’un des deux bébés ? se moque-t-il. Même pas un bisou avant de partir, tu dois déprimer !

— Arrête, ce n’est pas drôle. Et c’est d’ailleurs la raison de notre venue ici. Hier, on a eu la visite pas très amicale de nos amis du Nord. Tu sais, ceux que tu avais promis d’aider afin qu’ils ne nous fassent pas la guerre ? Eh bien, ils ont l’air un peu remontés contre toi. Tu les as oubliés ?

— Ils sont venus jusqu’ici ? Non, je ne les ai pas oubliés, nous ne pouvons pas nous permettre de les livrer, c’est tout. Nos réserves ont bien baissé.

— Ils sont venus menacer Clothilde. Depuis, elle a peur… et j’avoue que je ne suis pas rassuré de les laisser seuls, désormais. Il faut qu’on partage avec eux, sinon, ça va mal finir, Bjorn. Tu es le Jarl, tu leur as promis de l’aide, on ne peut pas les abandonner.

— Je ne peux pas affamer les nôtres non plus, si ?

— Entre affamer les nôtres et les aider, il devrait y avoir de la marge ! Ils sont désespérés, Bjorn. Tu ne te rends pas compte de la gravité de la situation, m’emporté-je. Tu veux la guerre ou quoi ? Et s’il arrive quoi que ce soit à mes enfants, je ne te le pardonnerai jamais, tu sais ?

— Je comprends, Einar, mais commencer à céder à leurs menaces, c’est prendre autant de risques. S’ils comprennent qu’ils peuvent avoir le dessus, tu auras des hommes du Nord devant chez toi toutes les semaines.

— Et si tu ne fais rien, ils reviendront très vite. Je ne te comprends pas, Bjorn. Ils ont besoin de nous.

— Et les nôtres ont besoin de nourriture pour vivre. On leur a donné à manger au début de notre pacte et de quoi planter également. S’ils ne sont pas capables de gérer leurs stocks, nous n’y pouvons rien. C’est trop facile de quémander alors qu’ici tout le monde travaille pour le groupe.

— Mais eux aussi travaillent ! Et puis, tu parles d’un groupe ici, mais tu es au courant de ce qu’ils ont fait à Marguerite ?

— De quoi tu parles ?

— Eh bien, des brimades et des insultes qu’elle a subies ! Et du fait que tu n’as rien tenté pour qu’elle puisse rester dans sa maison. Tu trouves ça normal de lui faire du mal comme ça juste parce qu’elle est normande ?

— Je voulais discuter avec Iona pour la prendre à la maison avant de lui proposer, mais j’ai entendu dire que tu t’en es chargé avant moi… Et puis, c’est ta mère après tout, non ? En revanche, je n’ai pas entendu parler des brimades et insultes, mais ça ne m’étonne pas plus que ça et tu ne devrais pas l’être non plus. Ce n’est qu’une esclave, après tout.

— Qu’une esclave ? Mais elle t’a élevé comme une seconde mère ! Tu te rends compte de ce que tu dis ?

— Ta Normande t’a ramolli, mon frère. Marguerite a fait ce qu’elle avait à faire, je n’ai rien demandé, moi.

— Et donc, c’est comme ça que tu vois ton rôle de Jarl ? Les amis du Nord, on les abandonne, ta mère adoptive, on l’abandonne, ton frère, tu l’abandonnes… C’est le pouvoir qui te monte à la tête ou quoi ?

— Tu veux prendre ma place, peut-être ? J’aimerais bien t’y voir, moi. Des gens se plaignent toute la journée pour des conneries et tu me demandes de privilégier des inconnus plutôt que notre propre groupe ! Est-ce que tu te rends compte que satisfaire tout le monde est juste impossible ?

— Je ne veux pas prendre ta place, tu n’as pas à t’inquiéter à ce sujet, tu le sais bien. Mais je suis aussi là pour te rappeler à la réalité des choses. Tu ne pourras pas contenter tout le monde, mais la paix de notre village et l’intérêt de ta famille, ça devrait vouloir dire quelque chose pour toi !

— Et que me diras-tu quand, cet hiver, nous n’aurons pas assez de nourriture pour ta femme et tes enfants, hein ? Que je n’aurais pas dû donner au Nord ? Tu me gonfles, Einar, s’agace-t-il. Je n’ai jamais rien fait de suffisamment bien pour toi, de toute façon, j’ai l’impression d’être une perpétuelle déception pour toi.

— C’est comme ça que tu vois les choses ? m’étonné-je. Moi, je te laisse gérer. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je pense que tu fais une erreur et que ça va finir en guerre, mais c’est à toi de faire les choix. Je ne peux rien entreprendre de plus de mon côté, malheureusement. Bon courage. Je vais aller chercher ma femme. Bonne fin de journée, Jarl.

Je fais exprès d’employer ce terme pour maintenir la distance qu’il a instaurée entre nous. Je n’ai pas l’impression que nous soyons encore frères, même si nous partageons un même père. Ou alors, le problème vient de moi ? Clothilde, lui, tout le monde est en froid avec moi. C’est peut-être que je ne sais pas y faire… Et cette impression se confirme lorsque je retrouve ma petite famille dans la maison que mon frère partage avec Iona. En effet, je suis accueilli par le rire cristallin et si merveilleux de mon épouse qui me tourne le dos et n’a pas remarqué mon entrée.

— Eh bien, on s’amuse bien, ici. Je dérange ? demandé-je un peu sèchement.

— Bien sûr que non, Einar, me répond Iona. Installe-toi. Je racontais à Clothilde comment Bjorn s’est ridiculisé en donnant le bain à Gustaf, hier soir… Il a fini trempé et a manqué de tomber la tête la première dans la bassine.

— Il faut croire que tu es bien plus doué que ton frère. Einar s’en sort comme un chef avec les petits.

— Mon frère a donc un peu d’humanité en lui, on dirait. Désolé de casser l’ambiance, Iona, mais il faut que tu lui parles de ton ancien village et de leurs besoins. Il faut qu’on leur envoie de quoi survivre. Peut-être qu’il t’écoutera, toi. Moi, il s’est contenté de m’éconduire comme n’importe quel quidam du village.

— Clothilde m’en a parlé… Je vais essayer d’en discuter avec lui, mais tu le connais sans doute mieux que moi.

— Il pense nous protéger mais nous met tous en danger, expliqué-je en essayant de voir si Clothilde est toujours dans le même état d’esprit que ce matin. On y va, ma Chérie, ou tu veux rester encore un peu ici ?

— Il faut que je passe voir la guérisseuse avant de rentrer… Et on pourrait peut-être essayer de rejoindre Marguerite sur le marché ? J’aimerais autant qu’elle ne soit pas trop seule, vu ce qu’elle a subi ces derniers jours. Qu’en penses-tu ?

— Oui, bonne idée, faisons comme ça. Iona, félicitations pour le bébé et bon courage avec mon frère. N’hésite pas à passer nous voir, aussi, de temps en temps, ça nous ferait plaisir.

Je n’ai pas réussi à déchiffrer l’attitude de mon épouse. Est-ce que ça va mieux ? Est-ce qu’elle fait juste bonne figure devant Iona ? Je ne saurais dire… Peut-être qu’elle a raison, au final. Est-ce que cette terre est vraiment faite pour nous ?

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