Epilogue : La découverte des amoureux
A genoux à même le sol, j’étends la carte du coin, striée de lignes droites dessinées au marqueur rouge, sur la terre sèche. L’odeur des embruns me monte au nez malgré les jours que j’ai déjà passés ici et mon regard se promène sur la Manche et le doux ressac des vagues. Il fait bon aujourd’hui, même un peu chaud, et le soleil échauffe mes épaules dénudées et ma nuque dégagée.
Théo approche avec son éternelle gourde isotherme pleine de café. Je souris en voyant son tee-shirt blanc poussiérieux, ses mains et ses cheveux châtains plus très propres après cette matinée de recherches. Il m’offre un clin d'œil en s’asseyant à mes côtés, verse un peu de café dans la tasse intégrée de sa bouteille et me la tend. Il fait chaud mais je l’accepte volontiers et trempe mes lèvres dans ce breuvage aux notes un peu trop sucrées à mon goût. La grimace qui marque mon visage le fait sourire, illuminant son beau visage aux mâchoires marquées et ombragées d’une repousse de barbe de quelques jours. Ses lèvres pleines et invitantes me poussent à me pencher pour y déposer les miennes, rien qu’une seconde, juste pour occulter ces recherches qui ne portent pas encore leurs fruits.
Nous nous sommes rencontrés à la Fac et notre passion commune pour l’histoire et les fouilles nous a vite rapprochés. Depuis ce jour au musée des antiquités de Rouen où il m’a embrassée, nous ne nous sommes plus quittés. Pas de gros dramas, pas de disputes qui nous poussent à se quitter puis se retrouver, tout coule de source entre nous et c’est si naturel que lorsque j’ai décidé de faire des recherches sur mes ancêtres, il m’a suivie dans ma folie.
Voilà pourquoi nous sommes ici depuis des jours. Des caveaux y ont été découverts et d’après nos recherches, en remontant de plusieurs siècles, il est bien possible que certains de mes ancêtres aient vécu sur ces terres. Le nom “Skara” découvert sur une des dalles funéraires est le même que le mien, et quand je l’ai appris, j’étais tellement excitée que j’en ai cassé une chaise. Aussi, il m’a semblé vital d’obtenir les autorisations pour venir fouiller ici, chose qui n’a pas été évidente. Finalement, une petite équipe a été dépêchée et j’avoue que chaque exclamation que j’entends provenir de l’un de ses membres me rend fébrile.
— Mademoiselle Skara ? m’interpelle le petit stagiaire en courant dans notre direction. Venez voir ! On a trouvé des pierres et Fred pense qu’il pourrait s’agir d’un mur du bâtiment d’origine !
Je croise le regard de Théo qui me sourit franchement, le bout de mes doigts crépitant déjà d’envie de s’activer sur les vieilles pierres. Il ne faut pas nous le dire deux fois, nous nous levons comme un seul homme et, toute envie de nous gorger de caféine passée, nous nous élançons en direction des vestiges de l’histoire.
L’étude de ces vestiges nous aura bien occupés, c’est certain. Il nous aura fallu plusieurs jours pour récupérer, nettoyer, recenser, photographier et étudier les morceaux de mur découverts. Nous sommes tous sur les rotules mais, en bons passionnés, nous n’avons pas compté les heures. J’ai l’impression d’avoir fait un puzzle géant et, alors que nous avons terminé depuis déjà un moment, nos collègues quittent petit à petit la zone pour aller se reposer tandis que je peine à quitter des yeux cette découverte qui m’émerveille autant qu’elle m’émeut. Théo, toujours à mes côtés, attend patiemment que je me décide à bouger, à parler ou à pleurer, que sais-je, mais j’ai bien du mal à éclaircir mes pensées. Sous mes yeux se dressent les vestiges d’une fresque qui a dû être des plus colorées à l’époque où elle a été peinte. Elle est plutôt bien conservée, dans le fond, même si le temps y a laissé sa trace.
— C’est fou, hein ? Tu as vu le talent de celui qui a peint ça ? On a l’impression que les personnages sont vivants et qu’ils vont jaillir de la fresque pour nous rejoindre. C’est… une découverte fantastique ! Et dire que ce sont sûrement tes ancêtres. Qui aurait cru que tu avais un ancêtre qui ressemblait à un géant brun et barbu ? Enfin, géant, c’est une montagne, le type, quand même ! s’extasie Théo en admirant la reconstitution qu’il a commencé à dessiner directement sur son ordinateur, à partir des photos qu’il a prises plus tôt.
Ah, finalement, il n’a pas attendu que je me décide. Mais je peux comprendre son excitation. C’est vrai que cette fresque est sublime et, évidemment, ça me fait quelque chose de voir mes ancêtres. Parce que ce sont mes ancêtres, j’en ai la certitude. Effectivement, le géant est une montagne, ou alors la femme était vraiment petite, mais vu les proportions, les cinq enfants représentés à leurs côtés, la première option semble la bonne.
— Tu dis ça parce que je fais un mètre soixante ? ris-je en quittant la fresque des yeux pour les poser sur son écran. Je dois davantage tenir d’elle que de lui, il faut croire.
— Tu vois, là où la peinture est effacée, je suis sûr qu’il y avait un loup. Une fantaisie de l’artiste sûrement, mais les couleurs correspondent. Attends, regarde ce que le logiciel donne comme résultat, ajoute-t-il en cliquant à une allure folle sur plein de touches, ce qui rafraîchit l’image et fait en effet apparaître un magnifique loup d’une belle taille.
— Pourquoi une fantaisie ? La fresque semble très réaliste, je ne vois pas l’intérêt…
— Un loup avec des enfants ? Ce serait dangereux, non ?
— Sans aucun doute, grimacé-je. Mais qui sait ? Certains ont bien des tigres comme animaux de compagnie, de nos jours. Pourquoi pas un loup ?
— Oui, pourquoi pas, mais ils sont chelous, tes ancêtres. Pas étonnant que tu sois parfois un peu étrange aussi, rit-il. Par contre, ce que je ne comprends pas, c’est cette multitude d’objets qui ne correspondent pas. Enfin, toi, c’est plus ton domaine d’expertise, mais pourquoi avoir cette épée qui est clairement Viking avec cet intérieur normand et tous ces objets du quotidien qui semblent venir à la fois d’ici et de là-bas ? Tu vois, ce qui est dessiné au-dessus du feu, c’est un assemblage Viking, pas normand, j’en suis certain, conclut-il en zoomant sur une zone où son talent informatique permet de grossir les détails.
— Il y avait pas mal de Vikings dans le coin, à l’époque. Et… le fameux Einar n’apparaît sur les listes de recensements effectués par l’église qu’une fois adulte, Théo. Il ne vient pas d’ici, il est arrivé plus tard. Tu comprends ce que ça veut dire, non ?
— Que ce gars est un Viking et qu’il a réussi à se taper une Normande ! Enfin, je le comprends, impossible de vous résister, hein ? Et il lui a fait cinq enfants, quand même ! Tu crois pas qu’elle aurait pu s’échapper ou l’éliminer avant de pondre autant de gamins ?
— Fais attention à la manière dont tu parles de mes ancêtres, ris-je en lui frappant gentiment l’arrière du crâne. Tu crois qu’il l’a obligée à l’épouser ? J’ai envie de croire qu’ils sont tombés amoureux, moi, qu’elle a bravé les interdits et les obligations de l’époque pour être avec lui. Je suis trop romantique…
Il ne me répond pas tout de suite mais applique quelques filtres et fait des ajustements entre les photos qu’il rassemble sur son écran. Progressivement, l’image gagne en netteté et le rendu final est de plus en plus clair et émouvant.
— Si tu veux mon avis, cette femme est soit une soumise consentante, soit elle est vraiment heureuse d’être là. Regarde son sourire. Il est éclatant ! Pour moi, ce n’est pas l’image d’une femme dans un mariage forcé, ça. Si un jour tu réponds enfin à ma demande de t’épouser, j’espère que tu auras le même air de bonheur. Cela fait rêver de les voir épanouis comme ça, murmure-t-il en continuant son travail graphique.
— Je n’ai pas besoin d’être mariée pour être heureuse. Et puis, merde, comment tu veux que je change de nom de famille quand le mien trône ici, trace de mon histoire familiale ? Je suis certaine que j’ai ce regard aussi quand il se pose sur toi, c’est juste que tu es trop occupé à lorgner mes seins pour le voir, plaisanté-je.
— Ah ben, il faut dire que pour ça, tu tiens de ton ancêtre, rigole-t-il en zoomant sur le décolleté de la jeune femme sur la fresque.
— Quel pervers ! Dézoome, idiot ! m’esclaffé-je. En tout cas, je suis bien contente qu’ils soient de simples fermiers, si j’en crois leurs tenues. Ils avaient l’air simples et juste… heureux. Regarde les bouilles des gosses !
— Oui, les deux grands se ressemblent, c’est fou. Peut-être des jumeaux, non ? Tu sais quoi, peut-être que ça me ferait changer d’avis sur l’idée d’en avoir à nous, un jour. C’est mignon, un gosse, en fait.
— Si seulement tu pouvais subir l’accouchement à ma place, gloussé-je en me collant dans son dos.
Je pose mon menton sur son épaule et l’observe bosser sur son logiciel magique. Si j’aime ce que je fais, j’avoue être une vraie quiche avec ce truc. Théo a bien essayé de me montrer comment faire, mais il faut croire qu’il a des prédispositions que je n’ai pas avec la technologie. Pas à ce point, en tout cas.
— Attends, zoome dans le coin, là. Qu’est-ce que c’est ? l’interrogé-je en lui montrant du doigt la zone qui m’intéresse.
Je l’observe rechercher des photographies de la zone en question et les superposer afin que l’ordinateur affine la vue que l’on a. Au fur et à mesure de son travail silencieux, sa persévérance finit par payer car il semblerait que sur le bouclier Viking qui se trouve sur le sol, aux pieds des protagonistes de cette fresque, soient inscrits des mots que nous ne parvenons malheureusement pas à lire.
— Désolé, Clothilde, je ne peux pas faire mieux avec l’ordinateur… Mais ce n’est pas bien grave, on a l’original à côté et on va pouvoir essayer de déchiffrer ce qui est écrit. Un message qui a traversé les siècles, c’est dément comme expérience !
Il se lève et me retient alors que je suis déjà en train de me diriger vers la fresque. Il m’arrête dans mon élan et j’ai presque envie de le frapper tant je suis frustrée, mais le regard doux et excité qu’il me lance et le baiser passionné qu’il m’offre sont les meilleurs moyens de faire passer ma colère.
— Je suis fier de toi, Chérie. Cette découverte va faire de toi une des plus grandes archéologues de notre temps. Bravo pour ta persévérance et ton professionnalisme.
— C’est un travail d’équipe. Je n’y serais pas parvenue sans toi. Maintenant, tu veux bien me lâcher, qu’on aille découvrir cette inscription ? chuchoté-je contre ses lèvres. Je te promets qu’on va fêter ça comme il se doit plus tard, et ça implique une exploration poussée de ta part, sans besoin de dépoussiérer !
J’attrape sa main et l’entraîne sans attendre jusqu’à ces pierres qui viennent de m’en apprendre davantage sur mes ancêtres. Après cette sensation indescriptible d’euphorie mêlée à une certaine apathie une fois le travail terminé, je ressens à nouveau ce petit pic d’excitation tandis que nous nous agenouillons devant les pierres. J’observe sans oser toucher, allume ma lampe de poche pour éclairer celle qui nous intéresse, et me crispe lorsque Théo me pousse un peu de l’épaule pour s’approcher.
— Tu veux que je te laisse, peut-être ? grincé-je. Alors, ton avis ?
— Mon avis, c’est que j’aurais dû prêter plus attention aux profs dans nos cours de vieux français plutôt que passer mon temps à te mater. C’est du charabia, tout ça. Et puis, pas étonnant que l’ordinateur n’arrivait pas à éclaircir les mots, regarde, il y a encore plein de terre accrochée, indique-t-il en prenant un petit pinceau pour dégager les mots qui vont nous transmettre ce message venu de mon passé.
— Fais attention. Vas-y doucement, m’entends-je lui dire avant qu’il me fusille du regard. Oh, ça va, hein ! Si tu me matais en cours, ça veut dire que tu me matais aussi pendant les travaux pratiques, on ne sait jamais !
Théo lève les yeux au ciel, un sourire en coin dessiné sur ses jolies lèvres, et son regard dévie un instant sur mon décolleté. Qu’il en profite. S’il n’avait pas une main juste au-dessus de ce qui pourrait être une découverte supplémentaire, je lui aurais déjà frappé l’épaule. Au lieu de quoi je lui souris niaisement, moqueuse, et me penche à mon tour davantage pour déchiffrer l’inscription ou, tout du moins, pour le regarder balayer la terre avec lenteur et délicatesse.
Petit à petit, les mots apparaissent et effectivement, il s’agit d’une phrase en Vieux Normand. Je déchiffre et j’ai un pincement au cœur en voyant mon prénom s’afficher maintenant que la terre a disparu. Je bute un peu sur un mot à la fin mais je ressens une émotion immense en terminant de traduire ce message d’amour laissé par cet homme, cette Montagne qui est mon ancêtre. Les yeux emplis de larmes, je me tourne vers Théo qui me dévisage, anxieux de découvrir à son tour ce que je viens de comprendre, et je suis sûre que la Clothilde qui a existé il y a plus d’un millénaire devait ressentir la même chose que moi sous les yeux de son partenaire de vie, un amour et une confiance à nulle autre pareille. Doucement, sans quitter Théo des yeux, je prononce la traduction de l’inscription :
“Pour toi, ma Clothilde, mon Adorée,
qui fais de ma vie
un Valhalla féérique en terre normande.”
FIN
Annotations