Studio

8 minutes de lecture

« Faut revoir la balance, on a trop de réverb’. Après, on la refait, mais c’est presque dans la boîte les gars, beau boulot ! »

L’ingé son, un taiseux de première, encore plus avare de compliments que de paroles venait de leur balancer ça, mais la bande de potos était si exténuée et concentrée sur la qualité de leur set que personne ne s’en était même rendu compte. Faisait combien de temps qu’ils étaient enfermés dans ce studio à donner corps à leur colère de façon efficace et précise ? Ils sortaient parfois pour s’en griller une, mais ils ressentaient la nécessité de faire bien depuis qu’Anne leur avait parlé. Oui, bon, ça n’avait pas été aussi facile que ça, mais une chose était sûre, c’est qu’elle leur avait vite donné l’impression de quelqu’un de fiable et de carré. Puis sans être jolie-jolie, elle avait ce charme qui savait obliger. Et si elle n’en jouait pas pour embobiner les gens et les rouler dans la farine, du moins, et presqu’à son insu, ce fichu charme opérait et les drougs étaient bien contents de répondre à cette injonction non-verbale. Ils en étaient tombés raides dingues, oui, et ils étaient prêts à la suivre à l’autre bout du monde à cloche-pied. C’était aussi simple que ça.

Même My, pourtant farouche de chez farouche, appréciait ce qu’elle avait fait pour eux, cette bande de minables sur laquelle personne ne voulait miser ne serait-ce qu’un kopeck. Grâce à Anne, ils commençaient à prendre de l’épaisseur, de l’envergure. Ils le pressentaient et se donnaient les moyens de faire ce qu’il fallait, quitte à passer des heures entières enfermées en studio. Et Charlot venait de les gratifier d’un putain de compliment même s’ils étaient trop nazes pour le capter. Pas grave. Les prises de son étaient finies ; normalement, là, ce serait repos et une bonne nuit de récupération.

Charlot allait pouvoir faire danser les curseurs pour les arrangements. Ils étaient d’accord pour que cette phase soit tout le temps l’objet de discussions, en toute transparence. Bon, ça n’empêchait pas les beuglantes, mais dans l’ensemble, ils ramaient dans le même sens. Et là, ce petit monde s’était vite rendu compte que ce mec, derrière une platine, était un vrai gourou et qu’ils pouvaient lui faire confiance. Il leur donnerait ce qu’ils voulaient, et bien plus encore.

Le cap qu’ils venaient de passer, c’est que le bruit chaotique et brutal qui était la marque de fabrique de pas mal de groupes garage rock, juste bon finalement à te donner un mal de crâne carabiné, ils parvenaient enfin à le rendre épais, sourd, menaçant et prêt à péter à la gueule. Des basses grondantes, lourdes, et des rifs aigus comme des lames. Et le chant ! Un vrai hymne de combat avec la rugosité du bitume. Avec My qui parfois intervenait en chat écorché vif. Ça donnait des sets courts, précis et nerveux. Et le Charlot, en bon magicien, allait le rendre carrément hautement inflammable.

My, tiens parlons-en d’ailleurs.

Depuis que Buck l’avait dénichée un soir en train de se découper méticuleusement les avant-bras au rasoir sur un quai de gare, elle était devenue la mascotte de ce minability club. Il avait fallu du temps pour que les mecs réussissent à l’apprivoiser. Patiemment. Des mois et des mois. Personne ne savait rien de sa vie d’avant, mais ça n’avait pas dû être très rose ni très funky. Ne parlait pas, invisible et effacée, on oubliait sa présence aussi sec. Pourtant, dans les bastons, c’était clairement la plus ravagée. De tous ses drougs, Buck savait que le véritable fauve, c’était elle. Un vrai chat sauvage, qui la plupart du temps se prélassait sereinement, contente d’avoir de la présence, mais ne cherchant pas pour autant plus de contact et de dialogue. Ça, tous l’avaient vite compris. Elle avait trouvé auprès d’eux un foyer suffisamment chaleureux et bienveillant sans avoir pour autant besoin de plus. Jamais il n’avait été question qu’elle chante lors des concerts, elle se contentait d’observer, de loin et quand ça partait en baston, on avait l’impression alors que c’était sa partition à elle qu’on jouait. Rangeots et Krav maga entraient dans la danse des dents qui volent. Une vraie furie. Explosive.

Aussi, quelle ne fut pas la surprise de tous lorsque Charlot avait mis les pieds dans le plat :
« Et c’te Louloute, quand elle pousse la chansonnette ça donne quoi ? »


Ben, ça donnait un feulement complètement hystérique et terriblement féminin. Le truc que le gommeux de Frank avait détecté comme manquant dans le groupe, c’était juste elle. Sa voix, sa putain de voix. Féline. Toute étonnée la My de se retrouver au pied levé sous les feux de la rampe à distribuer des coups de griffes non plus à grands coups de lattes comme avant, mais en faisant passer sa colère par le chant. Associé à la voix d’ogre de Buck, le couple devenait alors complètement infernal, inquiétant et vénéneux.


Mais c’est ce qui avait pris du temps et du travail supplémentaire en studio, car pour My ça faisait trop d’un coup. Fallait accepter de la laisser tranquille, à rêver dans son coin pour un moment, long parfois. Mais tout le monde le comprenait, Anne la première. Une étrange connexion s’était établi entre elles deux, une entente tacite et non-verbale. Il ne suffisait parfois que d’un frôlement de sa part pour libérer My qu’on sentait en grande tension. Nul mot n’aurait jamais pu arriver à cela. L’impression que deux frangines de cœur s’étaient trouvées et étaient devenues prêtes à conquérir le monde. Ces deux-là, c’était une alliance à la vie et à la mort. Et tous, Buck, Lulu, Blast’, Charlot, et même ce guignol de Frank le comprenaient très bien.


Bon, faut dire que Frank ne l’avait pas forcément compris tout de suite… Il avait donc essayé comme un vrai couillon de la trousser dans un coin lors d’un concert, cette fameuse My. En retour, il eut beaucoup de mal à retrouver un usage moins douloureux de sa bite et de ses roustons. Ça avait fait beaucoup rire les autres qui savaient très bien qu’il ne fallait pas trop jouer sur ce terrain-là avec elle, mais qui avaient laissé faire, n’anticipant que trop bien comment tout ça allait se finir. Et ça n’avait effectivement pas loupé. Le genou dans les couilles fut expédié sèchement, avec un calme olympien. Bizarrement, c’est peut-être ce bizutage en règle qui permit l’intégration de Franck dans la raïa. Même My ne lui en tenait pas rigueur. En revanche, Franck lui témoignait depuis lors beaucoup plus de respect.


Anne, pour éviter la banqueroute et la faillite de la maison, passait beaucoup de temps en tractations au téléphone et ainsi arrivait, tour de force incroyable, à offrir le temps dont My avait besoin pour réussir sa transmutation. Buck et les autres entendaient souvent les conversations avec les fournisseurs et les créanciers. Eux aussi avaient appris à la respecter. Raison de plus pour se donner à fond. Cet album, leur premier, ils le savaient tous, serait un bel album.

*

Buck jeta son mégot et alla retrouver les autres. Marrant, avant, c’était musique, ennui, musique, bière, ennui, parfois entraînement de fight. Mais ça, c’était avant l’arrivée de My. À la première baston, elle avait littéralement fait un récital de gnons et les garçons en avaient été sidérés. Le seul moment où My sortait de sa réserve et acceptait le contact, c’était à l’entraînement, en chat qui adore jouer avec ses griffes. Elle avait beau être petite et fine, elle foutait vite les autres dans le pétrin par son agilité et sa technique. Depuis, Lulu et Blast’ s’entraînaient plus souvent. Lulu, grand échalas à la basse en temps normal et Blast’, grand, black et balèze et à la batterie. Et sur le ring aussi. Enfin le ring, le carré d’herbes dégueulasse qui servait de pelouse. Anne aussi prenait l’air. Seul manquait Charlot et My, pour régler une dernière pétouille en studio. Mais ça y était, c’était la quille. Plus qu’à finaliser le visuel de l’album et trouver un nom, et zou ! Sous presse !


Oui, restait à trouver le nom du groupe.


Un jeu de mots du type les Fils de Ut c’était du plus ridicule, personne ne voulait verser dans le calembour à deux ronds, fallait dire les choses clairement, pas se la jouer bourges intellos rebelles en canapé à la manque. Machin and the Trucmuche, carrément bof, plus fade tu meurs. Un nom seul, bof aussi. Imagine un seul instant « Mylène », le vrai nom en entier de My. Et là, tu as un contrat sur ta tête de sa part. L’idée amusait Buck. Déjà que de se retrouver au micro la Puce, elle n’arrivait pas à s’y habituer alors carrément son nom en tête d’affiche ! À oublier. Fissa. Même si ça le faisait marrer en loucedé.


Non, fallait un nom qui transcrive un état d’esprit, mauvais l’état d’esprit… Les Mauvaises herbes venait d’exploser aux neurones les plus perspicaces de Buck. Vu le temps passé dans leur foutu jardin à l’herbe miteuse et jaunasse sur des chaises de jardin en plastique plus ou moins blanchâtres et à moitié pétées, Les Mauvaises herbes transcrivait leurs années de dèche et de galériens plutôt très bien. Le nom, il pensait l’avoir et c’est en décapsulant sa bière qu’il leur proposa. Et ça ne fit pas un pli, il fut adopté aussi sec. Limite s’il ne fallut pas retenir Blast’ qui voulait absolument annoncer la nouvelle à My.


Depuis le temps qu’ils attendaient, je ne sais quoi, tous les éléments se complétaient enfin et arrivaient à former un tout cohérent. Buck regarda Anne dans les yeux, profondément et eut alors l’impression de la découvrir. Il avait un air stupide que les autres remarquèrent immédiatement et commentaient silencieusement à coups de coudes entendus.
L’embarras ne dura que deux secondes :


« C’est bouclé les gaillards ! My a tout déchiré ! » beugla Charlot.


My arborait un sourire que nul non plus n’avait vu jusque-là, accompagné de l’ingé son fier de chez fier de sa petite protégée. Anne toussa, ravie d’échapper au regard de Buck, mais secrètement honorée. Elle se tourna vers My et l’enlaça tendrement.


« Buck a trouvé un nom pour le groupe, tu veux le connaître ? »
Une fois chuchoté à l’oreille, elle regarda intensément Buck, les yeux brillants.

*

Quelques semaines après, les premiers disques sortaient de presse, étaient envoyés aux journalistes spécialisés et la tournée commençait aussi à s’organiser, même si pour le moment ça dépendait de la réaction du public et que ça restait cantonné à quelques petites salles.
« Bon, si la boîte coule au moins, en sera sorti un bon disque. » « De toute façon, si ça devait arriver, tu ferais de toute manière partie du groupe. » « Sûr sans toi, rien ne se serait fait. » « Et Charlot ! »

Frank, ils avaient un peu tendance à l’oublier, mais ils savaient tous que c’était lui maintenant qui organisait les soirées, la future tournée, ils l’oubliaient peut-être, mais maintenant, c’était à son tour de jouer. Et il n’avait certes pas inventé l’eau tiède, mais pour montrer qu’on pouvait compter sur lui, faire ses preuves, il enchaînait les bonnes idées et les prises d’initiatives pour les faire se produire sur scène. Puis merde, l’idée venait quand même de lui à la base. Anne ne le reconnaissait plus. Comme si, depuis le début de cette aventure quelque peu hors norme, Frank, mais aussi ces paumés, parvenaient enfin au sublime.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Kakemphaton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0