Chapitre 16

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Nicolas referme la porte de son appartement d’un geste lent, sa clé grinçant dans la serrure comme un écho à sa fatigue. Il pose son sac négligemment sur une chaise, son regard traînant vers la bouteille de whisky posée sur la table basse, à côté d’un verre solitaire. C’est un vieux rituel qu’il a perfectionné avec le temps, presque par automatisme. Il sort une poignée de glaçons du congélateur, les fait tomber avec un bruit sec dans le verre, puis verse généreusement le liquide ambré.

La bouteille déjà entamée lui rappelle ce qu’il évite de se dire à haute voix : qu’il n’écrit pas vraiment. Pas comme il le voudrait. Pas comme il l’imaginait autrefois. Il allume une cigarette, se cale devant son écran, et observe le curseur clignotant. Ce soir, c’est différent, il se dit. Ce soir, il ne se contentera pas de quelques lignes bourrées de cynisme. Non, ce soir, il veut raconter quelque chose de vrai, ou du moins s’en approcher.

Il aspire une longue bouffée de nicotine et tape les premiers mots, un air désabusé au coin des lèvres. Le cliché de l’écrivain raté est complet : whisky, cigarette, désillusion. Il commence à écrire, sans s’arrêter pour relire. C’est tout ce qu’il sait faire maintenant — écrire pour oublier qu’il aurait dû réussir. Il n'y avait plus de filtre entre lui et la réalité, jusqu'à la prochaine gorgée de sky.

Il tapait encore, mais plus calmement cette fois-ci :

“Marc et Sophie vivaient un rêve éveillé. Un an après leur rencontre, ils avaient eu une petite fille, Alice, un rayon de soleil. Leur appartement résonnait des rires d’un bébé, des jeux de Sophie qui était encore en congé maternité, et de leurs moments complices, à se coucher tard, épuisés mais heureux.

Marc travaillait dans la communication. Sa boîte montait en puissance, les clients affluaient, et il rêvait même d’un projet en commun avec Sophie quand elle reprendrait le travail. Ils étaient jeunes, plein d’ambition, la vie était belle.”

Un soupir s’échappa des lèvres de Nicolas accompagné d´un parfum caramélisé du whisky.

“Le bonheur n’avait duré que quelques mois, à peine le temps de s’y habituer. Sophie avait commencé à parler de ce collègue. D’abord de manière occasionnelle, puis chaque jour, chaque soir. Et bientôt, son nom flottait en permanence dans l’air.

“Thomas par-ci, Thomas par-là. C’était au départ juste des anecdotes de bureau. Mais le nom revenait, comme une rengaine.

Marc se souvenait de ces discussions où Sophie, radieuse, disait :

— Thomas, tu sais, il m’a aidée avec ce dossier aujourd’hui. Vraiment sympa, ce gars.

Marc n’y avait rien vu de mal, au début. C’était normal de parler boulot. Il ne disait rien, content qu’elle reprenne doucement le travail, qu’elle retrouve une vie active.

— Il a de l’humour, ce Thomas, avait-elle lancé un soir. Il a fait rire tout le monde à la pause.

Encore une remarque anodine, mais c’était déjà trop.

Avec le temps, Marc avait commencé à sentir l’intrus prendre de la place. Un soir, alors qu’Alice pleurait doucement dans sa chambre et que Marc essayait de détendre l’atmosphère, Sophie en était encore à évoquer Thomas, cette fois au milieu du repas.

— Ok, ça suffit, avait lancé Marc, un peu plus brutalement qu’il ne l’aurait voulu. Je crois que j’ai compris. Il est drôle, sympa, gentil, et je ne l’ai jamais vu. On dirait qu’il vit avec nous.

Sophie avait simplement levé un sourcil, agacée.

— T’es jaloux, c’est ça ? C’est mon jardin secret, ce collègue. Pourquoi t’es aussi possessif ?

Marc avait été choqué par la tournure de la discussion.

— Ton quoi ? Jardin secret ? Et pourquoi tu continues de me parler de lui, alors ? J’aimerais bien voir à quoi il ressemble, ce fantôme qui semble squatter chez nous.

Sophie l’avait regardé, blasée, avant de répliquer froidement :

— Tu te fais des films. C’est juste un collègue. Si t’es pas capable d’accepter que j’aie des amis au boulot, c’est que t’es vraiment pathétique.”

Nicolas écrivait presque avec rage maintenant.

“Marc n’avait plus rien à dire. Chaque mention de Thomas lui donnait l’impression d’être dans une relation à trois. Le malaise s’installait. À chaque discussion, cette barrière invisible qu’elle dressait autour de Thomas devenait plus solide, infranchissable. C’était comme ouvrir une porte pour se la prendre en pleine figure, à chaque fois.

Sophie continuait, imperturbable, sans jamais s’arrêter, et chaque jour Marc se sentait un peu plus étranger dans son propre foyer. Il n’était plus le centre de l’attention, c’était l’ombre de Thomas qui planait sur tout.

Un soir, épuisé de ces silences lourds et des pleurs d’Alice, il avait tenté une dernière fois :

— Arrête de me parler de lui. Si c’est juste un collègue, parle-moi d’autre chose. Arrête de me rendre fou.

Sophie, toujours impassible :

— T’es vraiment trop sensible. Ça te dérange à ce point que je parle de lui ? Si tu ne supportes pas ça, c’est que tu es jaloux. Vraiment, t’as un problème avec ça.”

Marc sentait alors qu’il n’y avait pas d’issue. Chaque mot de Sophie frappait comme une lame invisible, tranchant le peu de lien qui restait entre eux.

“Un jour, Marc comprit. Ce fantôme qui vivait dans leurs conversations ne disparaîtrait jamais. Sophie le gardait précieusement, comme une arme qu’elle dégainait à chaque conflit. Thomas resterait, même s’il ne le voyait jamais.

Et Marc, lui, était coincé, dans une relation où il n’y avait plus que des ombres. Des fantômes.”

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