J'ai vraiment fait de la poterie

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Karl-Shiva m'accueille très chaleureusement, d'un peu trop près peut-être, mais j'apprécie de n'être pas livrée à moi-même parmi, il faut bien le dire, un groupe de personnes étranges. Elles sont assises par terre, en cercle, et Shiva revient au centre après s'être détaché de moi. Chacun se présente. Luis, Josepha, Ananda, Trevor, Ginette et d'autres encore.

Moi c'est Sylvia.

Il poursuit son explication. Je suis un peu en retard, mais on ne me laisse pas le temps de m'en expliquer. Ce qui me contrarie légèrement car j'aime que les choses soient claires et nettes. Tant pis.

Le training supervisor, qui est Karl-Shiva, donc, explique que la terre est vivante. Qu'elle se laisse apprivoiser pour qui sait prendre un chemin personnel. Je suis scotchée ! Stage numéro neuf ! Je n'en reviens pas et j'écoute mal la suite.

K-Shiva entraîne ensuite le groupe vers ce que je prends pour un amoncellement de vieilles reliques en bois. Ce sont en fait les tables de travail. Des palettes empilées. Du contreplaqué recouvre celles du dessus. Des tas d'argile sont disposés et nous sommes censés prendre ce qui nous convient, pétrir la matière et se laisser inspirer. Je demande où sont les gants, car K-Shiva, au téléphone, m'a dit que tout était prévu. Il me montre un seau d'eau au pied des palettes pour à la fois se laver les mains et humidifier l'argile. Je suis un peu décontenancée. Josepha vient m'embrasser. Cette familiarité m'étonne, mais je m'adapte.

Mon premier essai est révoltant. Je dois prendre de l'argile et le malaxer dans entre mes deux paumes pour « donner mon énergie à la terre qui, en retour, me donnera la Force ». Si l'argile se réchauffe assez rapidement au contact de mes mains, (de mon corps magnifique, me souffle Luis qui a de très longs cheveux et une odeur assez forte), j'en ai plein partout et je me demande déjà quel détachant j'utiliserai pour faire disparaître ces taches rougeâtres. En plus, il fait grand soleil et j'ai un peu chaud. Je me demande si les bottes sont une bonne idée, je transpire et j'ai horreur de ça. De plus, à force de tripoter ma glaise, elle gagne en élasticité et j'ai du mal à gérer. Josepha, cette personne fort sympathique mais qui, pour une raison que j'ignore, s'est mise à moitié à poil, et quand je dis à moitié, je parle du haut, pour être précise, me dit qu'au bout d'un certain temps de pétrissage, il faut se lancer. K-Shiva a l'air très occupé, affalé sur un vieux siège de voiture à l'écart sous un chêne, à se rouler ce que je crois être une grosse cigarette.

Dans cet environnement que je ne suis pas encline à qualifier de favorable, je commence à réfléchir à mon œuvre. K-Shiva a eu le temps de me glisser, quand je me suis installée à ce tas de planches, que « chercher les complications ne serait que manque d'humilité ». Donc je laisse tomber l'idée d'un pied de lampe imitant le bois tourné et me concentre sur la recherche d'une idée. Ananda, d'ailleurs, salue mon initiative lorsque je lui en fais part. Je lui demande en retour ce qu'il envisage avec son tas de glaise jusque-là intouché. Il me répond qu'il laisse son esprit flotter au-dessus et me propose de se mettre nus, puisqu'il fait chaud. Je lui réponds tout net, car en fait je commence à prendre mes marques dans ce groupe, sans juger car on ne sait jamais de qui on apprendra le plus (stage numéro cinq), que si j'enlève mes bottes, ce sera pour enfiler des baskets que j'ai pris soin d'apporter. Je le sens songeur, plutôt que déçu. D'une certaine façon, il me fait penser à Benoît.

Ça me fait plaisir de penser à Benoît au milieu de ce qui me paraît être, sans vouloir médire, une bande de hippies. Comme si, en m'intégrant, je lui prouvais que je suis plus, peut-être, que ce qu'il pense de moi. Nous sommes très attachés l'un à l'autre, ce n'est pas la question.

Je commence à me sentir bien dans ce monde étrange et je sens que je me forge une expérience inoubliable. Un sentiment de liberté grandiose m'envahit : je suis capable de remplir mes objectifs, capable de me surpasser. Cet instant de lucidité favorise ma décision de modeler une tasse. Une humble tasse. Je me mets à la tâche avec application. Je la veux un peu étroite sur son assise et s'évasant doucement jusqu'au rebord que j'envisage de décorer. Je suis concentrée sur mon travail et je n'ai pas remarqué qu'Ananda s'est couché sur la table, nu comme un ver, que Josepha s'est enduit le haut du corps, dévêtu, d'argile dégoulinante, que K-Shiva dort dans son siège de deux CV et que Luis est debout derrière moi. Je le sais car ses mains sont posées sur mes épaules. Les autres, un petit groupe de cinq ou six avec lequel je n'ai pas spécialement eu de contact privilégié, semblent être partis. Je me rappelle vaguement Ginette et Trévor...

Ma tasse prend forme, j'en suis à ajouter une anse fine. Tandis que par des mouvements de va-et-vient je roule un peu d'argile sur la table avec mon index et mon majeur, d'une saleté repoussante mais j'aviserai plus tard, je me sens des ailes ; j'ai créé un objet de mes mains. Une intense fierté, que je ne cherche pas à dissimuler, me gonfle toute. Et pourtant, c'est une chose si simple dont, jusqu'à ce matin, j'ignorais qu'elle pût exister. Luis me masse maintenant les épaules, mais si doucement, si doucement…

K-Shiva enfin se réveille, baille et se gratte les fesses, les mains glissées dans son pantalon flottant. Je suis très gênée de devoir assister à ce spectacle, je dois l'avouer. Il se dirige vers les tables de fortune sur lesquelles nos œuvres, assez peu nombreuses, attendent, séchant au soleil. Ma tasse a eu un petit coup de mou, les bords ont une fâcheuse tendance à s'affaisser. Ceci m'embête. Je fais un geste pour redonner à l'objet la forme initiale, déjà suffisamment peu conforme, lorsque K-Shiva m'arrête. Il déclare avec un grand calme que la terre vit, je dois lui laisser sa force et son espace. Qu'importe ce que l'œil voit, dit-il, c'est l'âme qu'il faut considérer.

À ce stade, j'étais vraiment sur la même longueur d'onde que le groupe.

Considérant ma tasse qui s'étale, je me saisis d'une poignée de glaise que je me mets à malaxer. Je laisse aller mes doigts. La matière est douce au toucher, elle répond à chaque pression que j'imprime. Il me semble à un moment donné que j'ai fini de la pétrir. Je pose ce qui n'est qu'une poignée de terre sur une planchette, l'objet est achevé. Une chose informe, une suite de vagues.

Luis s'assoit à côté de moi et Ananda libère la table. Shiva s'installe et pose ses mains sur une motte d'argile. Il se met à la pétrir d'abord à pleines paumes, puis du bout de ses doigts si fins, si gracieux dans leurs mouvements. Ses gestes sont doux. Il lisse des formes rondes et enfin étire, du bout de trois doigts rassemblés, ce qui sera un bec d'oiseau. Avec une petite pique de bois, il creuse pour former des ailes. Et voici un oiseau, un objet si touchant qu'on a envie de le prendre au creux de la main. Une fois l'œuvre posée sur une planchette de bois, K-Shiva se lève. Je comprends que le stage est terminé. C'est à ce moment-là que je vois l'œuvre de Luis. Son tas d'argile, presque intouché, comme un pan de montagne aux arêtes prononcées et puis, de l'autre côté, collé à la montagne, un petit village, perdu dans ce minéral. Seules trois maisons sont réellement visibles, les autres se fondent dans la montagne. Par petite touches, tout au long de l'après-midi, il a conçu et réalisé cette étonnante sculpture, restée quasiment en terre brute. Et pas un instant je ne l'ai vu travailler.

Moi, j'ai fait une tasse merdique qui s'effondre. Et une plage...

Le jour décline et j'ai de la route, sans compter que je travaille à neuf heures demain. Que j'ai un sérieux nettoyage à faire sur ma personne. Mes ongles sont dans un état épouvantable.

Chacun m'enlace avant mon départ, sauf Josepha, recouverte d'argile qui se fendille. Elle plonge une main dans le seau d'eau puis se l'applique sur la poitrine, l'imprégnant de terre. Je n'ai pas le cœur de la repousser en invoquant ma chemise blanche déjà tachée quand elle écarte mon col et qu'elle plaque sa main sur ma poitrine, laissant une empreinte brun rougeâtre.

Je sais que je quitte un endroit paisible, hors de mes normes. Luis me dit que si on se rencontre de nouveau, on serait bons. Et peut-être que j'aime bien l'idée d'avoir quelque part en ce monde une personne prête à me retrouver. Je dépose la planchette sur laquelle gît ma tasse, qui a perdu son anse mais je la recollerai, sur le siège arrière de la voiture, sur un journal.

Lorsque je me saisis de ma « plage », K-Shiva me dit, non, laisse-la ici, on fait la cuisson dimanche prochain, il faut qu'elle sèche.

Et la tasse ? Non, tu peux l'emporter, Sylvia.

C'est Luis qui m'explique que les poteries doivent reposer avant d'être cuites pour être fixées pour l'éternité, ou plutôt, se ravise-t-il, pour une part de l'éternité.

Le chemin de retour me parait beaucoup trop court. Je n'ai pas le temps de faire une synthèse objective de ma journée. Je veux sans doute y mettre trop de détails qui empêchent une analyse lucide ?

Je suis bien, voilà la vérité ; je suis fière comme un gamin à qui on vient d'enlever les petites roues de son vélo. J'avance toute seule. Et je vais tout raconter à Benoît. Dans le détail.

Ou presque.

Lorsque, arrivée dans ma rue, je veux prendre la tasse, elle est mal en point sur sa planchette. En trois morceaux. Je ne vois pas Benoît sortir de l'immeuble. C'est lui qui m'interpelle. Il me regarde comme s'il a de la peine pour moi. Oui, je lui dis, j'ai fait de la poterie, mais la tasse est cassée. J'ai envie de pleurer. Pas à cause de la tasse. À cause du gros sac que mon ami porte sur l'épaule, le gros sac qu'il avait quand il est arrivé chez moi.

Il m'embrasse et il me dit doucement, ça va aller, Sylvia, ça va aller. Nos routes se sont croisées, c'est tout.

Et, rajustant le sac sur son épaule, il s'en va.

Je le regarde partir.

Et je pense à ma plage.

Dimanche prochain, j'ai cuisson.






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