Le Désir de Silence
- Tu n'es vraiment qu'un sale chien ! Tu me fais honte !
- Ferme-la, tu n'es pas obligée de le crier sur les toits !
- Je ne vais pas me gêner, tiens. Tu ne vas pas t'en tirer comme ça !
- Quelle maturité, dis moi ... ! Et tu trouves encore le moyen d'être étonné que je te trompe à tout va ! Tu es folle ma pauvre, folle !
Impossible de dormir.
Entre autres surnoms d'oiseaux, les parents d'Ambre répètent en boucle la même scène de ménage et ce depuis plusieurs mois. Un torrent d'insultes démesurées qui feraient frémir même le plus coutumier du fait. Chaque jour, la violence qui sort de leur bouche est de plus en plus invraisemblable. N'importe qui de sensé serait à même de se demander ce qui retient ces deux personnes ensemble tant la haine semble réciproque.
Elle, jeune fille de onze ans, ne peut rien faire face à cela. Elle entend jour après jour des mots qu'elle ne connait à peine mais dont elle comprend tout le sens.
Quand elle était plus jeune, sa vie ressemblait alors à un paradis. Loin des tumultes de la ville, elle grandissait dans les herbes hautes de la campagne, dans une grande ferme, rénovée avec soins par ses parents. Ces derniers étaient amoureux, tout contents d'avoir eu leur premier enfant.
Elle vivait entourée d'animaux et sa proximité avec la nature l'émerveillait chaque jour. Toutes les nuits, avant qu'elle aille se coucher, on lui contait une histoire sous la stridulation des criquets ou sous le crépitement de la cheminée, selon la saison. Son environnement était pur, bienveillant, en bref, l'idéal pour une toute petite fille de son âge.
Et ce soir, une fois de plus ; impossible de s'endormir.
Là où les enfants sont normalement déjà enveloppés dans le monde des songes depuis une éternité, elle, reste les yeux ouverts.
Elle regarde son réveil : 04h03.
Elle est couchée depuis, quoi, six heures au moins. Cela n'a jamais duré aussi longtemps. D'habitude, les grossièretés se calment aux alentours des 2h du matin, tout au plus. Elle arrive alors à fermer les yeux, sans pour autant réussir à s'endormir, les mots trottant encore dans sa tête comme des milliers d'échos qui se répercutent à chaque extrémité de son cerveau. La volonté de son métabolisme arrive cependant à prendre le dessus mais le sommeil est troublé.
La matinée devient, par la force des choses, un autre des supplices de sa vie. Elle n'arrive plus à se lever, est souvent en retard, ne mange que très peu et perd des forces au fur et à mesure des jours de la semaine.
Le week-end est pire encore. Le samedi est le triste miroir des soirs précédents mais sur la journée entière et le dimanche, sa mère travaillant la journée, Ambre n'entend que le bruit incessant du lit qui grince où son père et quelques demoiselles se donnent à coeur joie dans des ébats passionnés.
Même si, très souvent, ses parents acceptent qu'elle sorte la journée, les sons de la rue ne l'aident pas à la reposer, bien au contraire. Les bruits de voitures, les cris des enfants, les sirènes du SAMU, les musiques et bien d'autres sonorités accompagnent chacune de ses activités extérieures, comme si elles cherchaient à l'enfoncer encore plus. Un véritable orchestre auditif, bien loin d'être agréable.
Elle a pourtant essayé de s'isoler dans quelques parcs réputés tranquille, mais rien n'y fait. Son ouïe ne l'entend pas de cette oreille.
Enfin, ils se taisent.
Le silence revient peu à peu dans le petit appartement, mais son esprit recommence à lui jouer des tours, comme à chaque fois.
Elle s'attend à entendre de nouveau toutes ces insultes au fond de son crâne mais un autre son, bien différent, retentit alors violemment à l'autre bout du logement.
Une énorme gifle.
S'en suit une plainte féminine. Puis un coup plus sourd se fait entendre.
Encore et encore.
La plainte se transforme en cri de rage.
Ambre tente de se boucher les oreilles mais le bruit de vaisselle qui suit s'infiltre à travers la paume de ses mains et s'ajoute à la liste des sonorités insupportables que lui infligent ses parents en permanence.
Elle ne perçoit alors plus que le son d'une voiture roulant à vive allure, à une bonne centaine de mètre de là.
Un cri indescriptible retentit soudainement.
Sa mère ne pleure pas. Non, elle semble totalement effondrée. Le son de sa gorge trahit une haine dévorante ainsi qu'une tristesse immense.
Ambre n'en peut plus.
Ce n'est pas la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Non. Les gouttes d'eau ont déjà fait déborder plusieurs centaines de vases si on y va par là.
Elle l'envisageait depuis quelques jours déjà. Ce n'était même plus horrible pour elle. Il est vrai, cependant, qu'elle y a beaucoup réfléchi. Au départ, elle trouvait cela idiot. Lâche. Elle s'en sentait incapable.
Pourtant, ce matin, en ce 17 Juin 2019, la jeune Ambre Isabel a clairement prit la décision de passer à l'acte. Et surtout ne pas hésiter. Y aller, se lever, et finir le travail, coûte que coûte.
Ses parents n'auraient jamais le dernier mot.
Elle a besoin de repos. C'est vital.
Certes, elle n'a que 11 ans, et alors ? Elle en a passé des soirées à pleurer, à crier pour qu'ils arrêtent, mais avec le temps et la fatigue accumulée, elle n'est plus la même petite fille qui courait dans les herbes hautes de la ferme rénovée il y a encore quelques années de ça. Elle a changé. Ils l'ont changé.
Du haut de son mètre vingt, elle se lève de son lit doucement.
Elle peut encore entendre les gémissements horribles de sa mère à quelques mètres d'elle. A vrai dire, elle ne cherche même pas à savoir ce qu'il s'est passé. Elle s'en fiche. Cela n'a plus d'importance.
Bizarrement, les bruits de la rue deviennent plus assourdissants. Elle entend des gens chanter, des pneus de voitures crisser ... Ouais, il est vraiment temps de mettre fin à tout ça. Ses parents l'ont rendu hermétique au moindre son.
Elle se dirige vers la salle de bain, qui se situe à deux pas de sa chambre. En passant par la porte, elle peut voir l'ombre de sa mère, qui est accroupie sur le sol.
Alors qu'elle rentre dans la salle d'eau, elle entend son père qui geint. Il se lève.
- Chéri, je suis désolée ! Je me suis juste défendue, je ne voulais pas te faire du mal ! se plaint sa mère d'une voix haut perché.
- Qu'est ce qu'il s'est passé ... ?
Son daron a visiblement pris un coup sur la tête.
Ambre n'écoute plus, pire, n'entend plus ce qu'il se passe. Ses oreilles bourdonnent, affreusement. Sa tête lui lance d'horribles maux.
Décidément ...
- Mon amour, est ce que tu vas bien ? demande sa mère à son conjoint.
Ils pleurent en s'étreignant, tout en s'embrassant.
C'est le moment ou jamais pour Ambre.
Elle sort la lame de rasoir, cachée dans un des placards de la pièce.
Elle sent le liquide chaud parcourir ses bras, puis sa main. Un spasme lui traverse le corps.
Ambre s'effondre sur le sol de la salle de bain carrelée.
Le bourdonnement dans ses oreilles cesse petit à petit.
Les lumières de la villes s'abattent sur son visage comme pour photographier ce moment.
Son âme quitte ses yeux, devenus vitreux.
Puis, plus rien.
Le vide.
Ambre sent qu'elle est encore là. Présente. Consciente.
Tout est noir. Pas le noir de la nuit et de son clair de lune, non, un noir complet.
Elle ne voit rien, ne sent rien, rien n'est palpable autour d'elle. Elle y est arrivée, elle le sait.
Même si elle ne peut plus physiquement, elle sourit.
C'est fait. Il n'y a plus aucun son. Le silence l'enveloppe chaleureusement.
Elle ne s'est jamais sentie aussi bien, même quand elle carressait son chien, à 8h du matin sur la terrasse ensoleillée de leur ancienne maison ...
Elle est apaisée. Enfin.
Ambre pense alors :
- Dieu, que ça fait du bien. Ce repos éternel. Ce silence pépertuel.
Et ce fut le cas, à jamais.
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