Le blues de la sirène

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Mais qu’est-ce que je fais là, dans cet aquarium ? Qui m’a transportée ici ? Moi qui ai l’habitude des grandes étendues sous-marines, j’ai à peine assez de place pour me retourner. Pourquoi m’a-t-on fourrée là-dedans ? On m’a prise pour une sardine, ou quoi ?

Je veux retrouver la mer. Ma liberté.

A travers la paroi en verre, je distingue les meubles d’un salon. Ils me paraissent banals et sans prétention, mais il est difficile pour moi d’en juger. Par terre, au pied de la table basse sur laquelle je suis posée avec mon aquarium, gît une de ces boîtes à images que les humains appellent « télévision », complètement cassée.

Peut-être tout cela est-il normal ? Je ne connais pas les standards en vigueur pour évaluer un intérieur humain. Je suis une sirène, mon univers, c’est la mer, les algues, les poissons, les épaves de bateaux et mes consœurs. Je n’ai pour référence que les légendes qui circulent sur le monde terrestre et quelquefois, un navire aperçu au loin.

Il paraît que mes ancêtres chantaient pour attirer les marins, mais il y a bien longtemps que nous, sirènes, avons abandonné cette fantaisie. Nous savons qu’il est nécessaire de se tenir à l’écart des humains et qu’il vaut bien mieux qu’ils continuent de ne pas croire à notre existence. C’est notre meilleure protection. Pourtant, je me retrouve ici aujourd’hui. Comment est-ce possible ?

Mes cheveux translucides flottent devant mes yeux, je les écarte d’une main nerveuse pour y voir plus clair. Planté non loin de moi, je vois le Garçon.

Alors tout me revient.

Il a fait tout ce qu’il a pu. Je ne peux pas lui en vouloir.

Il m’a sauvée.

Je ne connais même pas son nom.

Je me revois traquée par ce sous-marin. Je ne sais pas comment il a réussi à me repérer. Nous sommes pourtant si prudentes. Il m’a suivie au fond des eaux comme un prédateur, sans relâche, patiemment. Pendant des jours. Jusqu’à ce que je finisse par m’épuiser. Alors un scaphandrier est sorti de cet engin infernal. J’étais à bout de forces. Il ne lui restait plus qu’à me cueillir comme un fruit mûr à point.

Puis je me suis retrouvée à leur merci, dans cet épouvantable laboratoire, où m’attendait un sort plus horrible que la mort. J’étais devenue leur sujet d’expériences. Ils avaient entamé une série de tests sur moi. Et ensuite, quel aurait été mon sort ? La vivisection ? L’exhibition dans une foire aux monstres ?

Une vie d’esclave à jamais éloignée de mes congénères. Et eux, sont-ils en danger, à présent que notre existence est connue ? J’espère qu’ils sauront se cacher, très loin, très profond, et que les humains penseront que je suis la seule de mon espèce à avoir survécu.

Alors que je commençais à me laisser aller au désespoir, le Garçon m’a secourue. Il travaillait à cet endroit comme stagiaire et il a eu pitié de moi. J’étais droguée, je ne me souviens pas très bien de ce qui s’est passé. Comment a-t-il réussi à me faire évader de là-bas ? Il avait sûrement des complices. Je me demande où ils sont passés. Ils risquent de gros ennuis à cause de moi.

Qu’allons-nous devenir si les affreux nous retrouvent ? Ils vont certainement me découper en rondelles sans états d’âme. Et le Garçon ? Est-ce qu’il ira en prison ? Ou pire ?

Par la grâce de Poséidon, une humaine ! Elle me fait peur. Elle n’est vraiment pas jolie, avec son pyjama rose est ses cheveux hirsutes. Ses yeux, agrandis par le choc et la surprise, me regardent avec écœurement. Que va-t-elle me faire ? Je suis chez elle, elle doit être furieuse.

Je voudrais me cacher, mais il n’y a aucune possibilité pour cela dans cet aquarium. Tout ce que je parviens à faire, c’est dissimuler mon visage derrière mes bras. C’est inutile, alors je reprends ma position initiale et je la détaille avec soin. Après tout, elle doit être aussi effrayée par moi que je le suis par elle ! Voir un gros aquarium dans son salon avec un poisson humain à l’intérieur ne constitue pas la plus sympathique des expériences. Surtout au saut du lit !

Elle tient une tasse d’un breuvage noir et odorant à la main, il me semble que les humains appellent ça « du café ». Ma foi, il faut avouer que l’odeur n’est pas désagréable, elle est chaude, riche et stimulante. Oui, ça me revient. C’est une boisson qui les revigore et les réveille. Elle les aide également à établir des liens sociaux. J’en boirais bien un peu, si on m’en proposait.

La curiosité est la plus forte chez elle aussi et elle s’approche de moi. Je ne sais pas ce qu’elle va faire. Il faut absolument que je la convainque de nous aider ! Je ne parle pas sa langue, alors, lorsqu’elle est assez proche de moi, je lui saisis le bras pour attirer son attention. Mais elle pousse un cri d’effroi et de dégoût et elle se dégage de ma prise. Une partie de son café se renverse sur le tapis déjà dévasté par les éclats de verre et la boîte à images brisée.

Je me demande ce que je vais faire. Je me sens si impuissante. En temps normal, je suis capable de me transformer en humaine pour quelques heures, mais là, je suis bien trop faible.

Lorsqu'une série de coups secs résonnent sur la porte d’entrée, je sursaute. Le Garçon et l’humaine se figent. Nous nous regardons tous, affolés.

Pourvu qu’ils ne nous aient pas déjà retrouvés.

Pourvu que…

Poséidon aide-nous.

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