Peu importe qui je suis. Peu importe ce que j’ai fait, et ce que je ferai. Je suis un simple témoin, parmi d’autres, d’une époque révolue. L’un des gardiens de la Mémoire. J’aurais pu vous conter l’histoire du monde. L’histoire de sa transformation. J’aurais pu vous dire ce que j’ai vu, à travers les temps, vous confier mes états d’âmes et mes ambitions. Mais mon histoire personnelle n’est pas importante. Pas pour le moment du moins.

    J’ai voyagé partout sur cette planète. J’ai également parcouru les temps d’autrefois, mais aussi ceux de demain. J’ai ainsi collecté les souvenirs de nombreuses personnes, afin d’alimenter la Mémoire de Thémis. A vrai dire, si certains sont plus précieux que d’autres, ce sont assurément ceux des quelques individus qui entouraient notre Guide. J’aurais voulu prendre chacun de leurs vécus personnels et vous le livrer. Mais, le gigantesque incendie a ravagé la Mémoire de Thémis. Nous n’avions plus personne pour protéger notre île à ce moment là. Nous étions sans défense. Les pertes ont été innombrables. J’étais seul à pouvoir sauver une partie des témoignages recueillis. Mon ectoplasme en porte encore quelques séquelles.

    J’ai pu sortir certains livres indemnes, ou presque. Mais la plupart s’est envolée en fumée et est perdue à jamais. Pour les volumes qui se sont partiellement consumés, ceux relatant la vie des personnes les plus importantes, j’ai tenté de mettre bout à bout les différentes versions de chacun afin de former un tout quelque peu cohérent.

Votre dévoué Sevan.

Bohémiens en Voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
 
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
 
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
 
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des ténèbres futures.

Spleen et Idéal, XIII

Charles Baudelaire, 1857