Chapitre 3
Alaia se massa les tempes, puis grimaça.
S’allonger sur son lit et fermer les paupières une heure n’avait pas amélioré son état. Elle se sentait toujours aussi mal qu’au réveil : la fatigue et l’impression d’être lourde, voire maladroite, ne la quittaient pas.
Elle déglutit. La perspective d’être malade l’angoissait. Si elle ne se rétablissait pas, personne ne se chargerait des courses et de son ménage. Si elle ne se rétablissait pas, elle raterait son prochain rendez-vous avec Rolzen et aurait soit un retard de loyer, soit une dette plus grande envers lui.
Un juron lui échappa. La colère la dominait ; elle faisait de son mieux pour demeurer vivace et affronter le monde actuel – nonobstant son manque d’optimisme envers l’avenir, elle veillait à prendre soin d’elle au quotidien ! Avait-elle attrapé un rhume à cause de la venue de Bet ? La fillette lui avait affirmé être en bonne santé lorsqu’elle l’avait interrogé sur sa pâleur et sa maigreur, mais il ne fallait pas oublier qu’elle avait été à la rue. La possibilité que son environnement l’ait contaminée existait.
Alaia soupira. Quoi qu’elle ait, il était crucial que ça ne dure pas. Elle n’avait pas les moyens de payer un médecin et répugnait à demander de l’aide à Rolzen.
Elle lui était suffisamment redevable.
La porte de sa chambre s’entrebâilla dans un grincement. Elle roula la nuque dans sa direction, aperçut le visage de Bet qui dépassait du battant.
— Je peux entrer ? l’interrogea celle-ci, un air timide collé à ses traits.
Alaia opina et la regarda prendre place à ses côtés sur le matelas.
— Tu te sens un peu mieux ?
— Pas beaucoup, non, répondit-elle.
— Je suis désolée.
Ses lèvres s’étirèrent.
— Ce n’est pas ta faute, tu sais ?
Bet agréa.
— Je n’aime pas quand tu n’es pas en forme.
— Je suis juste faible, rien de plus, lui déclara Alaia.
Elle la détailla ensuite et s’étonna de la trouver si timorée. Bet l’avait peut-être été les premiers jours qu’elles avaient passés ensemble, mais elle l’avait depuis lors habituée à un caractère enjoué, digne d’une enfant qui n’aurait pas connu le résultat d’une guerre.
Un tel changement l’intrigua.
— Bet ?
— Oui ?
— Il y a un problème ? Tu es si calme…
— Non.
— Tu es sûre ? Tu ne dois pas avoir peur de me parler, je suis là pour toi.
Non sans surprise, Alaia constata à quel point ses paroles étaient vraies. Elle qui avait tant craint de l’accueillir chez elle et espérait dénicher une solution la concernant s’était attachée à sa présence. Elle hésitait d’ailleurs à lui proposer de rester avec elle de manière définitive, même si cette décision risquait de l’obliger à se serrer encore plus la ceinture.
Bet était si docile… Elle ne geignait jamais, ne cherchait pas à contester son autorité. Serviable et polie, elle acceptait ses règles avec facilité et se rendait aimable ; elle n’était ni trop envahissante ni trop dépendante. Sa compagnie se révélait beaucoup plus plaisante qu’elle ne l’aurait envisagé.
— J’ai juste peur qu’il t’arrive un malheur, confia Bet. Et puis…
— Oui ?
— Ma dernière maman était souvent fâchée contre moi une fois malade. Alors j’évitais d’être trop bruyante.
Alaia se mordit la langue. Elle ignorait qui était la fameuse « dernière maman » mais, bien que Bet paraisse l’affectionner énormément, son séjour chez elle lui avait laissé des séquelles : les ultimes instants avec elle n’avaient pas été de tout repos.
— Tu n’étais pas coupable, et tu ne l’es toujours pas, assura-t-elle. Je ne te tiendrai pas responsable de mon état. T’accuser serait idiot. J’espère que tu en as conscience, parce que je t’interdis de culpabiliser.
Elle fut gratifiée d’un sourire doux.
— Tu aimerais que je fasse quoi que ce soit ? l’interrogea Bet.
Elle secoua la tête.
— Tu es gentille. Ne t’inquiète pas, je vais rester calme un moment. Et après, je nous préparerai à manger. D’accord ?
Les jours défilèrent sans que la santé d’Alaia ne s’améliore.
La fatigue la harassait ; privée de ses forces, le teint pâle, la taille de ses cernes avait de quoi effrayer. Elle était sujette à des chutes de tension de plus en plus fréquentes et peinait à quitter son lit. Elle n’était pas nauséeuse, ne souffrait d’aucun mal de crâne et ne se jugeait pas enrhumée car, mis à part sa faiblesse apparente, elle n’avait pas noté de symptômes alarmants. Néanmoins, elle ne parvenait pas à se guérir de ladite faiblesse, et le constat l’inquiétait chaque jour un peu plus.
Outre qu’elle ne réussissait pas à s’ôter de l’esprit la possibilité que Rolzen la renvoie lors de son prochain rendez-vous à la clinique, l’aggravement de son épuisement la taraudait. Alaia pressentait qu’il n’était pas normal – d’autant plus qu’elle avait dérobé un tube de vitamines et puisait allégrement dedans.
Ses lèvres se plissèrent. Si elle ne se rétablissait pas vite, son existence se compliquerait, elle le soupçonnait. Une femme malade qui sortait de chez elle était une proie facile pour les vampires.
Oh ! Elle ne doutait pas qu’ils seraient tentés de l’attaquer en dehors des heures sombres, convaincus que son apparence signifiait qu’elle n’avait pas de proches pour s’occuper d’elle ou pas les moyens de se soigner, qu’elle ne manquerait à personne…
Alaia déglutit. Il était essentiel qu’elle invente une solution. Rester ainsi était inconcevable.
Nerveuse, elle tâcha de maîtriser sa respiration, qui s’était accentuée au gré de ses pensées. Céder à ses émotions ne l’aiderait pas à aller mieux et cette attitude risquait d’effaroucher Bet en lui rappelant la colère de sa dernière maman, chose qu’elle refusait – le caractère de sa protégée était déjà assez impacté par la situation !
Dire qu’elle culpabilisait dès que Bet se montrait plus froide, voire réticente, ou qu’elle-même l’autorisait à l’épauler dans son ménage et sa cuisine…
⁎
Fébrile, Alaia écarta ses couvertures, puis se redressa en position assise ; ses bras tremblèrent, mais être allongée l’agaçait !
Les jours s’étaient écoulés sans qu’elle ne retrouve la santé… Ils se transformaient peu à peu en semaine et la privaient de ses espoirs. Elle n’avait donc pas le choix, il lui fallait agir avant d’être emprisonnée dans les brumes de l’abattement. Admettre sa défaite ne lui ressemblait pas. Elle avait encore des cartes à jouer : une « maladie » inconnue ne la coucherait pas.
Elle balança ses jambes hors du lit, se mordilla la joue lorsqu’un vertige la saisit… Lutter, il était impératif qu’elle lutte. Elle n’avait pas cessé de se ménager, de se reposer sur Bet, et elle n’avait pas ressenti la moindre amélioration.
L’heure de changer de stratégie était advenue.
Alaia inspira. Plus tard dans la journée, elle avait rendez-vous avec Rolzen, afin de programmer son prochain don d’ovocytes, et malgré son mal, elle n’avait pas souhaité annuler – elle n’était pas en mesure de cracher sur un salaire, surtout avec une bouche supplémentaire à nourrir.
Un sourire mi-attendri, mi-anxieux étira soudain sa bouche. Avec les assiettes que lui préparait Bet, elle n’osait imaginer l’état de ses placards à l’heure actuelle…
Elle s’arma de toute sa volonté et se dressa sur ses pieds. Ses jambes flageolèrent. Cependant, elle se tint droite et conserva son équilibre. Un sentiment de triomphe l’envahit. Quel que soit le problème qui la taraudait, elle était apte à le combattre.
Alaia effectua un premier pas. L’effort était réel, mais il ne lui paraissait pas insurmontable.
Ravie, elle se dirigea vers sa penderie. Dès qu’elle serait habillée, elle pourrait sortir et reprendre le contrôle de sa vie.
Sa vue se troubla en une fraction de seconde.
Elle vacilla. Paniquée, elle ne parvint pas à se rattraper ; dans un couinement aussi affolé que furieux, elle chuta sur le sol de sa chambre.
Elle avait échoué…
Des bruits de pas précipités retentirent, se rapprochèrent. Ensuite, la porte s’ouvrit, et un cri d’effroi échappa à Bet, qui arriva à ses côtés avec une rapidité qui l’impressionna – Alaia aurait juré qu’elle glissait plus qu’elle ne courrait sur le linoléum.
— Que s’est-il passé ?
— Ce n’est rien, déclara-t-elle, ne…
— Ne me mens pas !
La colère de sa protégée la paralysa. Alaia eut momentanément l’impression d’avoir affaire à une adulte, à une femme plus âgée qu’elle, autoritaire.
Elle se mordit la langue. Bet avait de plus en plus tendance à lui parler de la sorte… Au départ, elle s’était convaincu qu’elle réagissait de la sorte à cause de l’inquiétude qu’elle lui causait et n’avait pas désiré la sermonner. Désormais, elle commençait à croire qu’elle avait commis une erreur.
— Je n’aime pas ce ton, jeune fille, protesta-t-elle tandis qu’elle se redressait sur son séant.
— Pardon. C’est juste que…
— Que… ? l’encouragea-t-elle.
Mieux valait crever l’abcès au plus tôt, offrir à l’enfant l’opportunité de mettre des mots sur ses émotions. N’en étaient les événements, l’autoriser à se comporter en « chef de famille » était inenvisageable.
— Tu m’obliges à l’adopter.
Alaia papillonna des paupières. La phrase était loin d’être celle qu’elle attendait !
Incrédule, elle répéta :
— Je t’y oblige ?
Un hochement de tête lui répondit.
— Bien sûr. Tu refuses de te détendre ou de me charger des courses. Tu m’assistes dans l’appartement alors que tu es au plus bas. Et voilà que tu te lèves en douce ! Comment suis-je censée garder mon calme ?
Alaia en eut la respiration coupée. La rue avait-elle autant fait vieillir Bet ?
— C’est mon appartement, souffla-t-elle en la fixant. Si quelqu’un apporte de l’aide pour le gérer, c’est toi, pas moi. Tu ne devrais même pas avoir à t’en soucier, tu comprends ? Il est hors de question que tu sortes seule : nous cohabitons avec les Dents-Longues.
— Je suis capable de me débrouiller.
— Ce n’est pas ton rôle.
— Mais…
— Non, pas de « mais », répliqua-t-elle. Aide-moi plutôt à me relever, s’il te plaît.
Bet opina et lui offrit de s’appuyer sur elle. Hélas, elle n’avait pas dit son dernier mot.
— Tu retournes au lit. Te lever comme ça était imprudent.
Alaia grimaça.
— Ce n’est pas à toi d’en décider, Bet.
— Désolée, je ne céderai pas : tu as besoin de rester au chaud et au calme. Tu ne serais pas tombée, sinon.
La détermination de la fillette la déstabilisa. Elle en éprouva un semblant d’appréhension, tout à coup persuadée que Bet serait prête à n’importe quoi afin qu’elle lui obéisse.
Alaia se racla la gorge. Où diable était passée la mendiante timide et insécurisée qu’elle avait accueillie chez elle ? Pourquoi se montrait-elle dorénavant si intraitable ? Elle était souffrante, pas mourante. Paniquer au moindre de ses mouvements était ridicule.
— Je ne t’abandonnerai pas, murmura-t-elle avec douceur. Tu n’as pas à avoir peur, je ne suis pas ta dernière maman ou son amie.
Bet la conduisit jusqu’à son lit puis, d’une voix radoucie, rétorqua :
— Tu me laisserais plus vite que tu ne le penses si tu ne prends pas mieux soin de toi. Dors. Je m’occupe de tout.
Malgré elle, son estomac se contracta.
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La sensation d’être observée tira Alaia du sommeil…
Elle ouvrit les yeux, mais ne remua pas d’un pouce. Sa vue s’accoutuma à la pénombre de la pièce, qu’elle détailla. Allongée sur le côté, dos au mur, elle n’aperçut rien d’inhabituel et plissa les lèvres. Pourquoi s’était-elle éveillée ? Son état l’avait pourtant habituée à bénéficier d’un sommeil lourd.
Groggy, elle ferma ses paupières, puis chercha à regagner les bras de Morphée.
Un grincement retentit.
Son corps se raidit. L’impression d’être scrutée qui l’avait tenaillée était-elle finalement réelle ?
Alaia roula sur le dos, se redressa sur ses coudes avec peine. Elle ne distingua personne et soupira ; en plus d’être faible, elle devenait paranoïaque !
Elle reprit sa position initiale…
… et manqua crier d’effroi.
Devant elle, à une poignée de centimètres de son visage à peine, Bet la contemplait.
— Je t’ai alarmée ? demanda l’enfant dans un sourire innocent.
Le cœur battant, elle acquiesça.
— Pardon. J’essayais d’être discrète afin de ne pas te réveiller, j’ignorais que tu ne dormais plus.
— Tu as cauchemardé ? l’interrogea Alaia en s’efforçant de recouvrer ses esprits.
— Non. La nuit ne m’inquiète pas.
— Ah. Tu as besoin de quoi que ce soit ?
Bet nia derechef.
— Je suis venue pour toi.
— Pour moi ? murmura-t-elle.
— Oui. Je souhaitais m’assurer que tu te portais bien. Tu étais si pâle aujourd’hui ! Et tu t’es assoupie tôt. Tu n’as pas pu goûter à la soupe que je t’ai préparée.
— Tu n’étais pas obligée de…
— Si. Il faut que je m’occupe de toi.
Alaia se mordilla l’intérieur de la joue.
— Tu ne me dois rien, balbutia-t-elle.
— Au contraire, protesta Bet. N’en parlons pas, l’important est que tu te reposes. Plus tu seras calme, plus tu tiendras longtemps.
Un frisson la traversa aussitôt.
— Longtemps ? répéta-t-elle.
— À lutter pour aller mieux. Je n’ai pas envie que tu abandonnes.
Alaia opina sans que son malaise ne se dissipe. Elle était prête à jurer que Bet n’avait pas voulu dire ça…
Elle déglutit. Quelque chose ne tournait pas rond chez la fillette.
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