Chapitre 32
« Tu as pleuré dans ton sommeil. »
J’ai relevé la tête :
« J’ai pleuré ?
— Oui. Je me suis retournée et j’ai vu que tu dormais. Tu devais sans doute faire un rêve triste. Alors j’ai caressé tes cheveux, j’ai embrassé ton cou, tu t’es retourné et tu m’as serré très fort dans tes bras. Tu ne te souviens de rien ?
— Non. Oui. Que j’avais mes lèvres contre les tiennes, mon sexe contre le tien et nos jambes étroitement entrecroisées. »
En vérité je me souvenais très bien de ce rêve-là. Roxane m’avait laissé un petit mot sur son oreiller : « Je vais chercher les croissants » suivi d’un cœur immense. Je me suis levé. Il pleuvait très fort. Le ciel était noir. Notre maison était en bordure d’une nationale très fréquentée, surtout par des poids lourds. Il y avait un feu de signalisation très souvent en panne et, je m’étais fait la réflexion sur la dangerosité de ce carrefour qui traversait ce village et que les véhicules empruntaient toujours à vive allure. « Pourvu qu’elle soit prudente, avais-je pensé ». Tout de suite après, j’ai entendu un horrible crissement de pneus, suivi d’un choc violent, puis des cris des hurlements. Saisi par l’angoisse, j’ai enfilé un pantalon et j’ai couru vers le lieu de l’accident. Son paquet de croissant avait volé Dieu sait où. Elle avait été projetée à une quinzaine de mètres du point d’impact. Elle gisait dans son sang et j’ai hurlé son nom. Je me suis agenouillé devant son cadavre et me suis mis à pleurer. C’est alors que j’ai vu apparaître maman. Elle pleurait elle aussi et s’est approchée de moi. Elle m’a caressé le visage, m’a couvert de baisers et m’a dit :
« Mon chéri, nous avons pensé, ton père et moi, qu’il valait mieux que cela arrive maintenant que votre liaison n’est pas tout à fait stabilisée. Tu souffriras moins. »
Puis, c’est papa que j’ai vu apparaître :
« Tu sais, mon garçon, nous avons eu tellement de mal à t’arracher des bras d’Aurélie. Tu as tellement souffert que nous avons cru que tu allais en mourir. Ta belle institutrice tu la pleureras un jour ou deux, puis tu l’oublieras.
— On peut te garantir, mon chéri, qu’elle est morte heureuse, le sourire aux les lèvres. Elle chantait en pensant à toi et ne s’est rendu compte de rien.
— Ç’a aurait été trop cruel de la faire souffrir elle aussi. »
Mais déjà je ne les écoutais plus. Je pleurais, je pleurais, je pleurais. Et si Roxane ne m’avait pas caressé les cheveux et embrassé le cou, si je n’avais senti le doux contact de ses mains et ses lèvres chaudes, peut-être que j’aurais hurlé à la mort.
« Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Comme ça comment ?
— Comme si tu me voyais pour la première fois. Mieux, même : comme si tu voyais une apparition.
— Tu n’aimes pas ? »
Elle a trempé les lèvres dans son bol :
« Bien sûr que j’aime. Quelle que soit ta façon de me regarder. »
Je lui ai lancé un petit rire sardonique :
« Même avec un regard méchant ?
— Tu me ferais peur, mais ton regard serait toujours le plus beau des regards. »
Une heure après, je prenais la route pour rejoindre Bordeaux, troisième étape de mon tour de France des libraires. Entre la ville de Nougaro et celle de Montaigne, j’avais un jour creux et c’était un mercredi. J’en avais profité pour filer à Marseille, passer la journée et la nuit avec Roxane. On ne se reverrait plus jusqu’à la dernière ville de cette tournée, soit seize jours après.
Seize jours qui nous avaient paru interminables. Les sms que nous nous envoyions étaient de plus en plus longs, les conversations téléphoniques duraient chaque fois plus, quant à nos conversations via Skype, elles nous prenaient la majeure partie de la nuit avec tout ce qu’elles pouvaient comporter de volupté et d’érotisme. Puis, une fois les ordinateurs éteints, elle plongeait dans le plus doux des sommeils où les songes qui les peuplaient, étaient emplis de nous, de notre liaison qui prenait de plus en plus de place dans nos vies. Une nuit, m’avait-elle avoué, elle avait rêvé de ce vendredi 29 août et, contrairement à son désir, ce n’est pas elle qui avait dix-sept ans, mais moi qui en avais douze. Nous partions nous cacher tout au fond du jardin pour nous donner de chastes baisers sur les lèvres qui lui provoquaient des chatouilles dans le bas ventre, jusqu’au moment où nous entendions la voix de sa mère qui criait : « Mais où êtes-vous donc, Roxane et Anicet ? ».
Moi, c’étaient des cauchemars qui peuplaient les miennes. Cauchemars qui s’étaient évaporés dès son premier coup de fil du matin. Mais, toutefois, il m’en restait quelques bribes, et je n’excluais pas que papa et maman avaient dû collaborer à l’élabo-ration du scénario.
Ainsi, neuf ans après Aurélie, ils revenaient me hanter, me mettre en garde contre la trop grande attirance que j’avais pour Roxane.
« Mais elle est mariée ! Elle est mariée ! Je ne cessais de me répéter.
— Pauvre naïf que tu es. Elle ne le restera pas longtemps avec toi. Et tu sais ce qui va se passer quand elle sera libre ? Tu le sais mon fils ? Elle va tout faire pour que tu le demandes en mariage, et que tu lui fasses un enfant.
— Jamais elle ne divorcera !
— Comme tu voudras, mais rappelle-toi que plus le temps passera plus votre liaison se solidifiera, plus notre réaction sera violente. »
Roxane, à qui je n’osais pas raconter ces atroces visions, devait se douter que quelque chose n’allait pas. Elle s’inquiétait :
« Tu es sûr que tu vas bien, marmotte de mon cœur ? » (Elle m’appelait ainsi depuis notre première rencontre où je lui avais avoué ma difficulté à m’extraire du lit…)
« Très bien sauterelle de mon âme. » (Parfois se regardant nue dans le miroir elle ironisait : « Sauterelle, sauterelle ! Aujourd’hui je serais plutôt une grosse vache » Alors je la prenais par la taille et la traînait sur le lit où je la dévorais de baisers).
Loin d’elle, entouré chaque jour d’un nombre non négligeable de lectrices (deux fois et demi plus nombreuses que mes lecteurs), dont la plupart ne laissaient rien à désirer, invité le plus souvent par des femmes libraires qui rivalisaient de bonté et de sollicitude à mon égard (que j’attribuais dans la plupart des cas à ce charme irrésistible que m’avait prédit Fabienne), les tentations étaient grandes, et à portée de regard. Mais la force d’attraction qu’elle exerçait sur moi était tellement puissante que je demeurais insensible à leurs numéros de séduction même les plus manifestes et les plus évidents. Les nuits, je rentrais seul dans ma chambre d’hôtel, impatient de l’entendre, de la voir sur mon écran et constater, chaque nouveau matin, que son pouvoir avait augmenté d’un cran.
Nos conversations commençaient toujours par la chronique de nos journées respectives, émaillées de mots tendres et affectueux, pour basculer, au fil des minutes qui s’écoulaient sur l’évocation de souvenirs et de projets à court terme, pour s’achever de façon plus intime, où nos corps, et plus particulièrement nos zones érogènes, en étaient les thèmes principaux. Au cours de nos échanges, nous évitions de prononcer le mot amour que nous remplacions le plus souvent par des termes s’y rapprochant. Pourtant, je le sentais, il nous brûlait les lèvres, il était là, sur la pointe de nos langues, prêt à être expulsé à la moindre inattention de notre part. Pourquoi redoutions-nous tellement de le laisser sortir de nos bouches ? De nous l’entendre dire ? Qu’avait-il de si néfaste pour nous ? Quand elle avait douze ans, et que j’en avais dix-sept, lorsque notre différence d’âge rendait toute manifestation amoureuse extrêmement dangereuse, nous le pensions tellement fort que nous craignions d’être entendus. Alors, pourquoi dix-huit ans plus tard, majeurs et consentants, débarrassés de ce poids moral, conscients que ce lien qui nous liait à nouveau était l’aboutissement de ce lointain désir, nous n’osions nous le dire ?
Je justifiais cette réticence, cette retenue, à l’échec de ma relation avec Aurélie. Roxane était belle, divinement belle et, trop souvent cet atout l’avait desservie. Venus était une déesse et savait se jouer des hommes. Roxane était mortelle et trop souvent, elle avait été leur victime. Alors, je ne voulais pas paraître à ses yeux, un salaud de plus.
Mes carnets étaient les témoins de cette infernale valse-hésitation où, lorsque mon cœur voulait le lui dire, ma raison s’y opposait et lorsqu’elle le lui commandait, c’était lui qui refusait.
Pour le moment, rien ne nous pressait à nous le dire. Nous traversions encore cette zone magique de conte de fées où nous promener main dans la main, yeux dans les yeux, nous embrasser, faire l’amour, dormir et se réveiller ensemble, accomplir ces petits gestes du quotidien transcendait tout le reste. Alors, comme si nous avions conclu un accord tacite, nous remettions à plus tard ce moment-là.
A son école, son directeur, ses collègues, étaient tous unanimes pour lui dire, qu’elle était radieuse, resplendissante. L’un d’eux lui avait même déclaré qu’elle était trop belle pour être réelle. Monsieur Brun, lui avait fait un léger clin d’œil : « C’est l’amour. » Elle avait pudiquement baissé la tête. « En tout cas, si ça ne l’est pas, ça lui ressemble, avait-il conclu avec un grand sourire. »
Lyon était la dernière ville de ma tournée et le samedi à 20 heures passé, je l’ai appelée pour lui annoncer que dans quatre heures tout au plus, je la serrerais dans mes bras. Et nous avons passé la nuit et le dimanche au lit, à faire l’amour et le refaire, à nous livrer quelques bribes de notre passé ; puis à faire de projets pour les vacances scolaires de printemps qui débuteraient le samedi suivant et dureraient quinze jours. Initialement, elle avait prévu de passer une grande partie de celles-ci à Pessac chez ses parents.
A Bordeaux, sa mère était venue, et avait tenu à m’inviter à dîner. Jean-Pierre qui ne m’avait que peu connu, m’avait littéralement mitraillé de questions ; puis, m’avait beaucoup parlé de ses filles, de sa joie d’être grand-père grâce à Déborah, et aussi, de sa grande déception quant au ménage de sa cadette qui, de loin, était sa préférée. Roxane ne leur avait rien raconté de nos retrouvailles, que la promenade au parc Borély et le déjeuner sur le vieux port. Pas un mot non plus, sur nos discussions téléphonique et nos rendez-vous sur Skype. (Elle ne leur avait même pas parlé des longues discussions Face-bookiennes entre Alex Cantié et Rosy Ram. Quant au cadeau, m’avait-elle avoué, même sous la torture elle ne leur en aurait pas dit un mot !).
« Tu leur as parlé de ta visite ?
— Non, pas encore. Pourquoi ? »
Je lui ai embrassé le sein droit :
« Parce que j’ai un autre projet. Si ça te dit.
— Avec toi, tout me dit. Même de rester ici les deux semaines, volets clos.
— Le lac Majeur n’est pas mal non plus. »
Elle ne m’a pas répondu tout de suite. Je lisais dans ses yeux que ma proposition ne la laissait pas indifférente, mais, celle à laquelle elle pensait, semblait lui tenir plus à cœur. Alors, elle m’a offert son plus beau sourire, m’a embrassé délicatement les lèvres et, d’une voix câline elle m’a demandé :
« J’aimerais voir ta maison.
— Celle de Puget ? » Elle m’a fait « oui » de la tête en la secouant très vite. « Pen-dant les deux semaines ? »
Et de nouveau elle a remué sa tête. Je l’ai serrée dans mes bras, je l’ai retournée afin de me trouver sur elle et, souriant à mon tour :
« Je n’osais pas te le proposer, mais j’y ai pensé très fort. »
Nous avons refait l’amour, et j’ai pu lire sur son visage la même joie, de ce jour où je lui ai offert cette sucette à la fraise.
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