Chapitre 13
Pulvérisés, réduits en miettes, les morceaux s’étalaient sur toute la surface de la pièce. Certains avaient volé jusque sur mon bureau, jusque sur la petite table où étaient disposées mes photos les plus chères : papa à vingt ans, maman à dix-huit, papa et maman en habit de mariage, papa enlaçant maman qui me donne le sein, moi à dix ans dans les bras de Maïa, à l’île d’Yeu (la dernière année où j’y ai passé mes vacances).
Je me tenais le front, je ne cessais de me maudire d’avoir oublié de fermer la porte à clé.
« Pourquoi ! Pourquoi un tel acharnement ? Avec tout ce que j’ai fait pour elle ces deux derniers jours. Une vraie petite infirmière. Je lui ai donné ses médicaments, je lui ai préparé ses bouillons et son riz blanc, j’ai vidé ses cuvettes remplies de ses rejets intestinaux, je lui ai passé du coton imbibé de parfum le long du corps moite et fiévreux. Je lui ai filé mon lit. Elle me répétait : ‘’Mon sauveur, mon sauveur’’. Et voilà le remer-ciement. Elle a profité de mon absence, la garce, et de ma distraction. Elle a filé tout droit dans le bureau pour mettre à exécution sa menace. Puis elle a pris ses cliques et ses claques et a collé le mot sur ma porte : ‘’Tu voulais que ce soit fini entre nous ? Eh bien, voilà ! C’est fini pour de bon. N’essaie plus de me revoir’’. Puis elle a pris le tram jusqu’à la gare et, de là, le train jusqu’à Cannes. »
Maïa debout à mes côtés, tantôt regardait les débris, tantôt me regardait.
« Tu n’as pas senti de signes avant-coureurs ?
— Rien. Absolument rien. Tout s’est très bien passé jusqu’à l’arrivée ici. Tellement bien, que j’ai cru un moment que je revivais les débuts de notre relation. »
Puis, après avoir franchi le seuil, elle s’est tenu le ventre et m’a crié où étaient les toilettes. Elle a filé. Quand elle en est ressortie, elle était pâle comme un linge, elle transpirait, ses jambes ne la tenaient plus tellement elles flageolaient. J’ai couru vers elle, je l’ai soutenue et l’ai assise sur le canapé.
« Ça ne va pas mieux ? »
Elle m’a fait « non » de la tête, puis a mis sa main devant sa bouche. J’ai juste eu le temps de prendre un seau et de le lui tendre.
« J’appelle un médecin. »
Il était près de onze heures du soir. Il est arrivé vingt minutes après. J’avais eu le temps de la déshabiller et la coucher dans mon lit.
« C’est une gastro. Elle ne doit pas bouger pendant deux-trois jours au mini-mum. »
Il a rempli une ordonnance, longue comme un réquisitoire, et m’a donné une plaquette de gélules à lui administrer pour la nuit et le matin suivant, en attendant l’ouverture des pharmacies. Il m’a conseillé de ne pas trop m’approcher, ou de porter un masque et, à titre préventif, m’a établi une prescription : « Uniquement si vous vous sentez fiévreux et nauséeux. ». Je l’ai payé, je l’ai remercié.
« Elle a une bonne constitution, m’a-t-il fait sur le pas de la porte. Deux trois jours au lit suffiront et elle sera sur pied. »
J’ai acquiescé, puis je suis allé dans la chambre. Elle s’était assoupie. Le médecin lui avait administré une première dose de médicaments et elle ne devait en reprendre, que deux heures après.
Trop tard pour entamer une discussion avec Rosy, trop fatigué pour chercher une idée, il ne me restait plus que la lecture. Et des trois derniers livres que j’avais achetés, j’ai pris « Charlotte » de David Foenkinos.
« Charlotte a appris à lire son nom sur une tombe… »
« Tu es là, Anicet ? Tu es là ?
Le livre m’est tombé des mains. Je m’étais assoupi, la lumière allumée. Je me suis assis, je me suis frotté les yeux, j’ai regardé l’heure sur l’écran du téléphone. Trois heures seize du matin. Non, je n’avais pas rêvé. Elle m’avait appelait pour de vrai, et continuait de m’appeler, faiblement d’une voix de mourante. Je me suis levé, dirigé vers la chambre, à l’autre bout de l’appartement. Je suis resté sur le pas de la porte. Une forte odeur de vomi, de transpiration et d’haleine fétide a envahi mes narines. Le faible halo qui éclairait la pièce, donnait à Célia, allongée sous les draps, un bras pendant, et sa tête aux traits défaits tournée vers moi, un aspect cadavérique. Ses geignements étaient tous aussi pâteux et secs que l’étaient sa langue et ses lèvres.
« Reste près de moi.
— Célia, tu es contagieuse. Si je tombe malade aussi, qui va nous soigner ? Demain j’achèterai un masque.
— Et dire que nous serions en train de dormir dans les bras l’un de l’autre après avoir fait l’amour.
— Ne pense pas à cela.
— Adieu weekend de rêve. Elle est belle notre rupture. Lundi, quand je serai sur pied, tu me diras : ‘’Bon retour chez toi. Ravi de t’avoir connue’’… Et encore je ne sais pas si tu as été ravi.
— Célia, je t’en prie. Pense à te reposer. »
Elle a eu un spasme, s’est penchée sur la cuvette au pied du lit, et a vomi.
« Je n’ai plus rien dans l’estomac. Que de la bile ! Quelle merde. Je l’ai déjà eue une fois, cette saloperie.
— Deux jours au lit. Je ferai tout pour que tu les passes le mieux du monde. Demain, je te l’ai dit, j’achèterai un masque, et je pourrai rester près de toi. Je te parfumerai, je te coifferai, et je te donnerai même à manger si tu le veux. Aux petits soins pour toi. » J’ai fait un clin d’œil qu’elle n’a pas dû apercevoir : « Je vais vider ta cuvette. »
Maïa et moi à quatre pattes, regroupions les morceaux les plus gros dans un coin de la pièce. Amoncellement disparate de seins brisés dont je ne savais plus auquel me vouer. Je pleurais celui de Laureen dont je tenais le mamelon pointu, celui d’Aurélie, dont je tenais le renflement. Je revoyais mes mains sur eux, ma langue titillant leurs bouts durcis, mes lèvres les goûtant, tandis que leurs têtes lentement se levaient vers le ciel, les yeux brillants, la bouche entr’ouverte d’où s’échappaient des gémissements de plaisir.
Adieu ma collection, ma fierté, mon orgueil. Merci Laureen, Alice, Delphine, Solange, Laure, Christine, Sylvie, Aurélie, Brigitte, Camille, Anaïs, Géraldine, Aurore, Tania, Ariane et Solen, d’avoir croisé ma route, de m’avoir permis de me sentir un peu moins seul, un peu moins vide, d’avoir écarté l’image de Yan-Gaël et Stéphanie, pleurant, dans un avion en flammes, leur enfant laissé tout seul, et s’enlaçant une dernière fois pour l’éternité. Pardon à certaines d’entre vous de n’avoir pu vous promettre plus qu’une liaison passagère, futile et périssable. Ne voyant pas plus loin que les contours de vos formes, j’ai joui de vos corps, sourd aux appels de vos cœurs.
« Tiens, encore un morceau, sous le guéridon. »
Elle me l’a tendu.
« Delphine. »
Elle a écarquillé les yeux :
« Même ainsi réduit, tu peux le reconnaître ?
— Non, je me suis trompé. Peut-être celui de Tania ou… »
J’ai haussé les épaules.
« Quelle importance, maintenant. Poussière ils étaient, ils retourneront pous-sière.
— Tu sais, j’ai dû garder les matrices…
— Laisse tomber, Maïa chérie, je… »
J’ai mis à plat le tas, fouillé avidement chaque morceau, en répétant d’un ton désespéré :
« Le sein de Roxane ! Le sein de Roxane ! »
Avec mon masque sur le visage et un gros morceau de coton imbibé d’eau de cologne, je regardais son corps nu, que la maladie avait dépouillé de tout érotisme. Son visage aux traits tirés, avait pris l’aspect d’un masque lugubre. Entre la répulsion et la pitié, je ne savais pas sur lequel ajuster mon regard. Fini le désir et la concupiscence qui jaillissaient de mes yeux quand je la voyais, même devant ses expressions les plus déplaisantes, les plus rébarbatives. Certes, la maladie y était pour beaucoup dans cette transformation ; mais pour beaucoup y était aussi, la mort de tout désir d’elle, qui a commencé à s’installer depuis le couloir qui menait de l’ascenseur à la porte de mon appartement. L’érection que j’avais ressenti, du port jusqu’à chez moi, de mon garage, jusqu’à la porte de la cabine, et au cours de l’ascension, avait disparu d’un coup. Et, avant qu’elle ne se tienne le ventre et file aux toilettes, j’en étais à me demander, quelle mauvaise idée m’avait prise de l’amener jusqu’à chez moi. Pire même : quelle folie de l’avoir abordée.
Le coton imbibé de parfum qui parcourait son visage, ses épaules, son torse, ses seins, son ventre, ses jambes et ses pieds lui procurait d’agréables sensations, qu’elle exprimait par interjections successives.
« Comme tu me fais du bien, Anicet. Et dire que je ne t’ai causé que des ennuis, que des tracas.
— Ne dis pas de sottises Célia.
— Tu aurais dû me laisser là où j’étais.
— Non. Tu m’as plu avec ton regard perdu, cette larme qui s’écoulait lentement, qui avait dévié son cours vers l’arête de ton nez, tes deux mains solidement agrippées à la rambarde de la corniche, tes cheveux que le vent taquinait. Oui, tu m’as plu… » Et c’était vrai, hélas ! « … Tu m’as attiré. J’ai tenté ma chance.
— J’en avais viré deux, avant.
— Et pourquoi, pas moi ?
— Tu paraissais perdu toi aussi.
— Je l’étais. »
J’ai jeté le coton dans la corbeille. J’en ai pris un autre j’y ai versé de l’eau de cologne.
« Retourne toi, je vais te parfumer le dos. »
« Maïa, c’est affreux ! Et dire que je n’aurai même pas pu remercier cette femme, cette mystérieuse cousine. »
Elle m’a indiqué une direction :
« Regarde ! Là, au pied de ta bibliothèque. On dirait qu’il en reste un. Intact. »
Je me suis levé, je l’ai ramassé, je l’ai caressé, je l’ai embrassé, j’ai crié :
« C’est lui, c’est lui ! »
Elle s’est approchée. Nous l’avons examiné sous toute sa rondeur. J’ai saisi la loupe dans le tiroir de mon bureau, et nos yeux rivés sur la lentille nous l’avons réexa-miné.
« Pas une égratignure. Pas le moindre atome de terre cuite qui se soit détaché, a conclu la sculptrice de mon cœur. »
J’ai acquiescé, j’ai approuvé. Je l’ai embrassé à nouveau ; puis profitant que nos visages étaient encore tous près l’un de l’autre, j’ai posé mes lèvres sur les siennes.
« Pourquoi ?
— Parce que je t’aime.
— Moi aussi. Mais fais attention. Pose d’abord ta relique. Ce serait dommage que l’émotion te la fasse tomber des mains.
— Tu as raison. »
Je suis allé le poser sur l’étagère de la petite armoire, désormais vide à jamais, et j’ai fermé la porte.
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