Chapitre 23
Je suis rentré à pieds du jardin. Trois kilomètres et des poussières le long de l’avenue Jean Médecin, baptisée avenue Malausséna après le pont du chemin de fer, elle-même devenant l’avenue Alfred Borriglione après la place de la Libération. Hommages à trois maires de Nice. Tout le long du trajet, je n’avais cessé de penser à Rosy. Maintenant que mon esprit n’était plus préoccupé par le mystère Roxane, je pouvais focaliser mon attention à me remémorer où avais-je bien pu rencontrer cette beauté qui avait surgi du wagon de métro sur lequel je m’apprêtais à monter, infime laps de temps où nos regards se sont croisés avec stupeur et ravissement. Dans mes narines flottait encore son parfum à l’huile d’amande douce, et dans mes oreilles le son de sa voix.
J’avais procédé par élimination, et déjà j’avais écarté le milieu enseignant. Aucune de mes maîtresses n’avait travaillé pour l’Education Nationale, donc impossible que j’aie pu la rencontrer dans ce milieu. J’avais aussi écarté d’autres villes que Nice, car j’avais la quasi- certitude que ce n’était pas ailleurs que je l’avais vue. L’avoir croisée dans une rue, une galerie marchande, un magasin ? Peu probable. Si elle s’y était rendue seule, je l’aurais abordée et, même si j’avais fait chou blanc je l’eusse gardée dans ma mémoire. Elle devait avoir quoi ? Une trentaine d’années. A quand pouvais-je estimer cette pre-mière rencontre ? Un an auparavant ? Deux ans ? Trois ans ? Quelle importance après tout ? Et la saison ? Hiver ? Printemps ? Eté ?... Ce dernier mot avait eu un retentisse-ment différent et les trois lettres le formant s’étaient mises à défiler lentement dans ma tête, signe sans doute qu’un élément commençait à se mettre en place. « L’été ! L’été ! Me suis-je répété. » Saison synonyme de plage, de femmes aux seins nus se prélassant sur leurs serviettes. Est-ce là, que l’aurais-je aperçue ? Peut-être était-elle accompagnée d’un homme ; alors, faute de pouvoir l’aborder par les mots, je l’avais fait par le regard. Mes yeux auraient suivi discrètement, le moindre de ses gestes. Se levant pour aller se baigner (peut-être y serais-je allé aussi, si elle était partie seule), revenant se doucher, puis de nouveau s’allonger pour une nouvelle séance de bronzage. Hypothèse balayée aussitôt après que je l’avais formulée. Ce n’était pas mon genre. J’aurais cherché ailleurs une femme libre. Les beautés ne manquaient pas sur les plages de Nice, et ce n’étaient ni Laureen, ni Brigitte ni Aurore qui me contrediraient. Donc, exit la plage. Il me restait l’été, qui continuait à tilter dans ma tête.
Parvenu au boulevard Gorbella, j’ai vu deux bras se lever et me faire signe. Roxane, ma Vénus de fleuriste, venait de fermer son magasin :
« Comment va mon bel écrivain ?
— Aussi bien que ma divine Vénus.
— Alors, tu ne vas pas très bien. »
J’ai pris un air inquiet :
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Pas moi. Ma dernière cliente. Elle m’a commandé deux énormes couronnes. Son oncle et sa tante sont morts dans un accident de la route. Elle pleurait tout ce qu’elle pouvait. Et moi je m’y suis mise aussi, et maintenant je suis encore chamboulée. »
Je l’ai prise dans mes bras et lui ai caressé les cheveux en l’embrassant sur le front :
« Que je te console, mon adorable Vénus.
— Tu es gentil. Toi aussi tu m’as l’air un peu préoccupé.
— C’est vrai. Je cherche à me souvenir où j’ai rencontré quelqu’un. »
Elle m’a lancé un regard coquin :
« Une femme ? »
J’ai souri :
« Je ne peux rien te cacher. Mais vraiment, aucun souvenir. La seule certitude… ou supposée telle, c’est que je l’ai vue en été. Mais quand ?
— Ça veut dire que tu l’as revue aujourd’hui et que tu essaies de te souvenir où tu l’as rencontrée autrefois ?
— Pas aujourd’hui. Ça remonte à ce mardi où j’étais à Paris pour une séance de dédicaces. Il y a une dizaine de jours environ.
— Et tu n’as toujours pas retrouvé ?
- Eh non ? »
Elle m’ regardé :
« Elle est belle ?
— Très.
— Et depuis quand tu oublies les belles filles ?
— C’est ça qui m’inquiète. »
Nouveau regard légèrement inquisiteur :
« Elle s’appelle comment. » Clin d’œil : « Si ce n’est pas indiscret ?
— Rosy.
— Pas très courant comme prénom.
— Je suis sûr que c’est un diminutif. Elle n’a pas une tête à s’appeler comme ça.
— Ah ! Parce qu’il y a, d’après toi un prénom pour chaque tête ?
— Oui. Toi par exemple, ton prénom te va à merveille. Je ne t’imaginerais pas avec un autre.
— Et Marie ?
— Ah ! Marie c’est Le Prénom avec un « P » majuscule. Il n’y a pas de femmes à qui ça n’aille pas. »
Elle, toute fière :
« C’est mon deuxième prénom.
— Roxane-Marie. Très beau l’alliance des deux.
— Et Isabelle ? »
Je l’ai regardée :
— Oui. Lui aussi t’irait. Parce qu’il y a le mot ‘‘belle’’ »
Elle a souri et m’a caressé la joue.
« Tu es adorable. C’est mon troisième prénom.
— Tu féliciteras tes parents de t’avoir donné trois beaux prénoms qui te vont bien.
— Je n’y manquerai pas. »
Nous nous sommes refaits la bise, elle a enfourché son scooter et elle est partie.
J’ai pris une douche et j’ai appelé Maïa. J’avais envie d’entendre sa voix. Elle était sur répondeur. J’ai failli raccrocher. Elle n’aurait pas compris. J’ai poétisé :
« Marraine, ton neveu qui se languit de toi a hâte d’entendre ta douce voix. Rappelle-le quand tu voudras. Même s’il dort, il répondra. »
Moins de cinq minutes après, elle m’a envoyé sa réponse par sms :
« Merci pour le beau poème. Ta marraine qui t’aime t’appellera sans tarder. En attendant elle t’envoie des tonnes de baisers » Suivi de deux émojis : « cœur ».
Dix-neuf heures. Si le train n’avait pas de retard, il entrerait en gare de Nice une demi-heure après. Francine et sa fille (dont j’avais oublié le prénom) en descendraient. Comme elle me l’avait répété au téléphone, elles prendraient le tram jusqu’ici. Par discrétion, ou peut-être parce qu’elle serait fatiguée du long voyage, elle sonnerait chez moi le lendemain matin en me voyant prendre mon petit déjeuner sur ma terrasse.
Je me suis préparé mon apéritif et, tout en le sirotant je me suis replongé dans ma réflexion. J’étais bien décidé à mettre la pression à ma cervelle, de la passer à la question si besoin était, mais elle devait impérativement me restituer la mémoire du lieu où j’avais rencontré Rosy pour la première fois. Si Nice et la saison d’été, restaient des points acquis, rien ne me revenait d’elle. Et pourtant, quand je visualisais son visage, quand je projetais sur mon écran intérieur les quelques cinq minutes où elle s’est trouvée en face de moi, au ‘’Cadratin’’, j’avais cette intuition que nous n’étions pas étrangers l’un à l’autre. En un mot : si j’étais sûr de l’avoir déjà rencontrée, la réciproque était vraie. Conclusion, nous avions dû nous parler ou nous observer. En reprenant la probabilité d’une rencontre sur la plage, elle, tout accompagnée qu’elle fût, avait dû soutenir mon regard.
La pointe de mon stylo bille, que je tenais coincé entre le pouce l’index et le majeur de ma main gauche, filait sur le papier vélin de mon carnet 11x17 : « Et si c’était moi qui étais accompagné ? » J’ai souligné deux fois cette interrogation parce que, en la pensant et en l’écrivant, une faible lumière s’était allumée en moi. Un peu comme si ayant tourné maintes fois la clé de contact sans succès, j’avais tout à coup senti la légère secousse, précédent l’allumage du moteur, preuve qu’au plus profond de ma mémoire, se cachait le souvenir de notre rencontre.
J’ai bu une bonne rasade de Campari. Son visage je le visualisais si bien que j’avais l’impression qu’elle était assise en face de moi, et j’ai levé mon verre vers elle :
« A ta santé, Rosy. A nos retrouvailles.
— Vous m’avez tutoyé ?
— Pardon.
— Ne vous excusez pas. Je suis flattée. C’est signe que vous me prenez un peu plus en considération.
— Tu peux me tutoyer aussi.
— Je n’oserais pas.
— Nous sommes de vieilles connaissances. Nous nous sommes vus un été à Nice, alors que j’étais accompagné.
— Intéressant. Et alors ?
— Je te regardais, parce que tu me regardais aussi. Sans doute c’est toi qui m’as regardé le premier.
— Moi, regarder un homme accompagné ?
— Je suis persuadé que tu m’as vu, toi aussi. Je te dirai même plus : je suis sûr que toi tu te souviens… »
On a sonné à ma porte. J’ai fait un bond, failli faire tomber le verre par terre. J’ai mis un certain temps à réaliser que ça ne pouvait être que ma voisine. Il était vingt heures cinq. Je me suis levé. J’ai ouvert. Francine et Madeleine (son prénom m’était revenu) se tenaient debout sourires déployés.
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