La Grande Faux

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C'est la fin. Que La Grande Faux nous prenne ! Nous ne sommes pas dignes.

De mémoire d’homme, jamais on n’a connu de terre aussi noire. Dans aucun pays ni sur aucun continent. Nous autres, errants, y avançons en processions de chenilles. Le sol avale le bruit des semelles sur la poussière et les pierres tranchantes.

Bénie soit La Grande Faux ! Louées soient ses immenses ténèbres !

Mais il n'y a pas que les sons qui étouffent : les bouches, les gorges, les poitrines aussi ; à chaque nouveau pas, elles meurent. Je suis heureux que tu ne puisses pas les voir, tu en aurais pleuré. Je ne me souviens plus de grand chose d'avant le cataclysme, mais tout ce qui venait de toi m'est resté gravé en mémoire, et je sais que ton cœur d'enfant n'aurait pu supporter pareil spectacle. J'embrasse la fin de l'humanité avec joie : je porte ce fardeau, car je sais que toi tu n'auras jamais à le faire.

Nous ne sommes pas dignes. Mourons. Et que tout s'éteigne enfin !

C'est un monde plat et morne, tu sais. Les montagnes sont tombées, les unes comme des tours de verre, les autres aspirées dans les entrailles de la planète. Et que te dire des villes, qui ne sont plus que des fantômes ? Au-dessus de crevasses jaillit une fumée brûlante, un ciel pâle charrie des pluies de cendres charbonneuses. À perte de vue. Toi qui aimais tant les oiseaux, tu serais triste de voir qu'il n'y en a plus aucun : ils n'ont pas voulu de cette non-existence – après les flammes et les radiations – alors La Grande Faux les a pris jusqu'au dernier.

La peur, la joie : mensonges !

L'humanité n'a pas eu cette chance. C'est vrai, beaucoup sont morts lors du cataclysme, mais contre toute attente, une poignée a survécu. On imaginait naïvement que les cafards seraient les derniers êtres à habiter cette Terre ; mais non, raté, eux aussi ont crevé ! et maintenant les cafards, c'est nous.

Les dieux n'existent pas. Dieu n'existe pas. Tous des inventions de l'homme. Il n'y a que La Grande Faux ! Et nous voulons qu'elle nous prenne !

Nous avançons sans autre but que de mourir, nos visages gris et secs fouettés par les vents brûlants qui lacèrent le vide. Il n'y a plus rien à voir, ni rien à entendre. Plus de nourriture. Plus d'eau. En tête de file, je mène la tribu vers sa fin, après des années misérables. Nous aurions pu choisir de nous allonger et d'attendre, mais voilà notre dernier acte de dignité : continuer à avancer tant que nos jambes nous portent, et nous offrir – tels de fabuleux cadeaux – à La Grande Faux. Parce qu'il n'y a qu'Elle. Parce qu'il n'y a toujours eu qu'Elle. Parce que nous réalisons enfin, alors que tout a disparu, que nous aurions dû ne vénérer que la Vie et la Mort dans ce qu'elles ont de plus absolu, et oublier tout le reste. Je voudrais dire « au Diable la morale, la politique, la culture et toutes ces conneries ! Il aurait fallu que nous passions notre temps à manger, à boire, à baiser, à aimer ! », mais il n'y a pas plus de Diable ici-bas qu'il n'y a d'anges dans le Ciel, j'en suis convaincu. Il n'y a que La Grande Faux, qui fait s'éteindre les rêves.

Fauche ! Fauche ! Fauche ! Les cadavres qui marchent n'attendent plus que toi.

Elles pèsent lourd, les larmes que j'ai dans les yeux. Elles sont peut-être les dernières qu'on versera jamais sur cette Terre moribonde. Un pas après l'autre, je me rapproche de toi. Je t'ai tellement aimé, petit bonhomme. Je prie La Grande Faux pour qu'elle me permette de revoir ton visage au moment où elle me libérera. Et puis le noir total. Et l'oubli.

En attendant, je marche au milieu des ruines d'un monde condamné, berger d'un troupeau d'ombres.

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