La blanche ingénue
Aujourd'hui, maman est morte.
Je ne sais pas si c'est important.
Je ne la voyais que quelquefois par an. Chaque fois, elle disait :
— Oh, mon Dieu, que tu ressembles à Gaspard-Aymeric ! Dommage que ton père l'ait fait empaler. Enfin, il parait qu'il fautait aussi par là.
Je sais que je ne dois pas poser de question. En tous les cas, heureusement que je ne ressemble pas à mon père : petit, chauve, ventru et il sent mauvais quand il ouvre la bouche pour parler. Je ne le vois pas très souvent non plus et c'est tant mieux.
Je fais bien ce qu'on m'a appris : sourire, faire une révérence, saluer avec le bras droit levé en tournant la main, me taire. On m'a aussi appris à compter et à lire, mais ça ne me sert à rien. Surtout, j'ai appris à faire ce que je fais le mieux : rien. Il parait que je devrai faire des bébés, mais on ne m'a pas encore expliqué comment. Je ne sais même pas par quel bout commencer !
Je viens d'avoir seize ans, je m'appelle Albertine-Radegonde et ma mère vient de mourir. Je l'ai déjà dit.
Mon père s'est remarié très vite et donc j'ai une nouvelle maman. Je m’applique toujours à bien ne rien faire.
Un jour, un monsieur vient me chercher. Il dit qu'il est envoyé par le dircab de maman, la nouvelle. Comme je ne sais pas ce que c'est qu'un dircab, je le suis.
Au lieu de prendre la voiture habituelle, celle à vingt-cinq places, il en prend une minuscule à quatre places. C'est trop mignon.
Il m'emmène en ville, en pleine nuit, puis me fait descendre en disant :
— Y a bien un mac qui va passer te ramasser pour te mettre au turbin.
Il parle sans doute en dircab, car je ne comprends rien. Il réfléchit puis il dit :
— Autant en profiter d’abord !
Il m'emmène dans un endroit éclairé par une lumière rouge, il prend une clé auprès d’une grande dame qui lui sourit comme si els se connaissaient, et nous entrons dans un endroit aussi petit que mon cabinet à chaussures. Il y a un grand lit dans ce réduit, c'est incroyable.
Après, il me déshabille quand il voit que je ne sais pas le faire, et lui aussi se déshabille. C'est amusant, car il est très différent de moi. En bas de son ventre, il a comme une petite queue, sauf qu'elle n'est pas souple du tout comme celles des chats et des chiens. Je me demande comment il fait pipi, mais je sais que je ne dois pas poser de question. Ensuite, il met son espèce de queue dans moi. Ça rentre juste ! C'est amusant. Enfin, pas tout à fait, car il le rentre et le ressort sans arrêt. Puis il pousse un cri et se rhabille. Il part en disant :
— Surtout, tu ne reviens pas au palais !
Il est bête, car je ne sais même pas où j'habite et je ne sors qu'accompagnée.
Je fais donc comme d'habitude, rien.
Comme j'ai faim, je sors du réduit, je descends l'escalier et un garde, je suppose, me dit :
— Eh, belle princesse, faut pas vous promener comme ça, allez vous habiller !
J'ai beaucoup de mal à le faire toute seule, mais je réussis.
Quand je ressors, le même garde me dit :
— Eh, la petite dame, faudrait penser à payer la chambre. Si tu n’as pas d’espèces, je prends en nature !
Je ne comprends pas ce que cela veut dire, mais je n'ai pas le droit de parler aux gardes.
Je sors dans une rue où il y a beaucoup de bruit.
Il fait froid. Je réussis à lire une pancarte : « Foyer-logement d'immigrés ». Je suis contente d'être instruite, car je comprends le premier mot. Pensant trouver du feu, j’entre.
Vous me croyez si vous voulez, mais dedans, il y a plein de gens avec la peau noire ! Vous avez déjà vu ça ? Leur peau est noire ! C'est incroyable ! J'aime bien, parce que ça leur donne un beau sourire. Je ne comprends pas bien ce qu'ils disent. Ils doivent aussi parler en dircab.
Je dois avoir l’air un peu perdue, car l'un deux me propose de l'accompagner dans sa chambre. C'est drôle, car elle est encore plus petite que celle de l'envoyé du dircab. En plus, le lit est plus petit que celui de mes poupées. Résultat, pour dormir, il est obligé de se mettre dans moi. Comme pour l'autre, ce ne doit pas être confortable, car il change lui aussi sans arrêt de position. Ça me chatouille, j'aime bien.
Ils sont toute une bande et chacun à tour de rôle prend soin de moi.
Celui que j'aime le moins est celui qui a le rhume des foins, car il a le nez plein de morve et il renifle sans arrêt. Celui que j'aime le plus est le muet, car je n'ai pas besoin de lui parler. En plus, son espèce de queue est vraiment grosse. Un autre que je n'aime pas est le timide qui met des heures avant d'oser se mettre en moi pour qu'on puisse tenir dans le lit. Il y a aussi celui qui rigole sans arrêt, et qui me fait rire, celui qui m'interroge et me donne plein de conseils sans arrêt et sans intérêt. Sans parler de celui qui s’endort sans moi, ou alors celui qui n'est jamais content.
Je ne les compte pas, car il y en a d'autres encore, mis ils ne dorment pas avec moi : les sept autres ne veulent pas ! Peut-être douze-cinq ! Heureusement qu'ils ont tous une particularité, car sinon, avec leur peau noire, ils sont tous pareils. Ils m'ont dit leur nom, mais c'est trop compliqué à retenir. Moi, ils m'appellent Rara. C'est joli, non ?
Des fois, ils me donnent un comprimé à avaler. J'aime bien, car je me sens bien mieux après. Je vois plein de belles choses.
Sauf qu'une fois, cela me donne des cauchemars. Je rêve que maman, la nouvelle, veut me faire manger de la compote. Or, vous savez bien que j'ai horreur de l'odeur de la pomme.
Je suis très malade, car je vais dans le coma et le SAMU doit venir me chercher.
Quand je me réveille, je suis encore dans une drôle de chambre, avec une piqûre dans la main attachée à une bouteille. C'est n’importe quoi !
Quelqu'un entre, avec une grande robe blanche, en disant :
— Docteur Charmant, je suis anesthésiste-réanimateur.
Encore un mot en dircab.
— Charmant, c'est joli comme nom !
— Non, Charles-Armand ! C'est encore une nympho que je réanime ! La cinquième ! Faudrait voir à trouver quelqu'un d'autre pour jouer le prince charmant dans vos contes.
Je ne sais pas pourquoi il me dit ça. Il va falloir que j’apprenne à parler le dircab !
Après, papa et maman viennent. Je ne revois pas Charmant. Je ne comprends pas quand maman, la nouvelle, dit :
— Quel imbécile, ce dircab !
Je ne pose toujours pas de question et je continue de ne rien faire, sauf que là, j'ai réussi à raconter une histoire.
En relisant, je n’y comprends plus rien. Je vais demander à un valet de m’aider. Il faut quand même que je trouve un autre nom, car je ne sais pas si j’ai le droit de raconter ma vie.
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