Chapitre 6 - Vindikaëll
Je pose ma plume et m’enfonce dans mon fauteuil en soupirant. Je place mes mains sur ma nuque et m’étire en me basculant contre le dossier. Mes vertèbres craquent.
Aujourd’hui, au 12e jour de Tvima’nir de l’année 2032 après la Chute, les rapports qui jonchent mon bureau ne me prédisent que des malheurs. J’ai la désagréable sensation que tout va de travers cet été… Les missions de reconnaissance ne relatent que de sales nouvelles et celles de chasses aux sombres bêtes ne cessent de s’accumuler sur ma table.
Je penche la tête en arrière et fais rouler un cure-dent sur mes lèvres. Mes yeux se posent sur les poutres au-dessus de moi. Des toiles d’araignées épaisses les décorent. Un sourire se dessine sur mon visage.
La sœur de ma fille, Arakis, une impressionnante tarenkas, m’a toujours menacé de me pourrir la vie si je retirais de mon plafond les demeures de ses petites cousines. Bien que je ne l’ai jamais vraiment prise au sérieux, je ne voudrais tout de même pas m’attitrer ses foudres pour si peu. Et puis, les araignées des maisons ne sont ni dangereuses ni dérangeantes tant qu’elles trouvent à manger et qu’elles ne sont pas dérangées. Et au final, en regardant le bon côté des choses, comme cela, je n’ai jamais de mouches qui me rôdent autour.
Alors que je contemple les toiles, une pensée furtive me traverse l’esprit : Lylhou me manque.
Malgré moi, je la vois de moins en moins. Ses absences sont devenues une routine à laquelle je tente de m’habituer, mais cela n’efface jamais vraiment cette angoisse sourde qui s’installe quand elle n’est pas là. Je sais bien que la mission au Fort Noir n’est qu’une formalité pour elle. Elle n’est plus une débutante, elle connaît ces terres comme sa poche. Et pourtant, impossible de calmer cette petite voix en moi qui murmure sans cesse de sombres scénarios, surtout lorsqu’elle tarde à revenir.
Je me rassure, bien sûr, en pensant à Arakis. Qui de mieux que cette créature pour protéger ma fille ? Cette tarenkas est un véritable cauchemar ambulant. Une fois, une seule, je l’ai vue en action. La fureur incarnée. Tel un ouragan de crocs et de pattes, elle a tout détruit sur son chemin, et le chemin avec…. C’était fascinant et terrifiant à la fois. J’ai beau avoir confiance en elle, savoir qu’elle veille sur Lylhou ne suffit jamais à apaiser complètement mon esprit. Chaque absence, chaque mission, même banale, réveille cette vieille peur enfouie — celle de perdre ce que j’ai de plus cher au monde.
Je ne comprends pas vraiment les liens qui les unissent, ces deux-là, mais ils semblent incroyablement forts. Bien plus fort que la simple Empathie. J’ai moi-même un compagnon ainé sang-lié, mais c’est un chat, de grosse taille, certes, mais un chat quand même. Et ma relation avec lui n’a rien à voir avec la leur. Leur fidélité à elles va au-delà de tout cela. De l’amour peut-être ? J’en doute. J’ai toujours eu du mal à imaginer Arakis débordante de sentiment... Et pourtant, cette araignée veillait sur Lylhou, bien avant que je ne les rencontre.
Quoi qu’il en soit, ces deux comparses inséparables chérissent les voyages loin de tout et ma fille a une soif de découverte sans fin. Chaque fois qu’une mission de chasse au trésor ou de relique perdue arrive, elle répond présente immédiatement, même lorsqu’il lui faut aller dans les grottes de Calte ou au fin fond du Grand Désert. D’ailleurs, malheur à moi si je confie ce genre de tâche à quelqu’un d’autre !
À la fin de l’académie, j’ai été très réticent à ce que Lylhou devienne raideuse. J’en ai été un moi-même, avant de prendre les rênes d’Aurore Éternelle, je sais donc ce qu’il en coute, et moi plus que quiconque. Le danger, le combat et la mort sont monnaie courante chez nous et les funérailles d’aventuriers sont comme les marées : inévitables et toujours aussi douloureuses, même après toutes ces années. Nous avons encore eu trois décès la semaine dernière : Conclave et Alchimiste, je crois. Mais ma fille ne jure que par cela : l’aventure, sans doute affamée par les histoires que lui narre sa sœur à huit pattes.
Sa première mission fut un calvaire pour moi et elle n’était partie que quelques jours pourtant. Une tâche simple : elle devait retrouver un fermier disparu aux abords de la Sapine, la forêt au nord de la Grande Vallée et qui est tristement surnommée Sombrépines. Mais elle était rentrée, bien que couverte de sang et de bleus, avec un sourire si beau, que je n’ai plus jamais pu lui dire non. J’appris, bien des années plus tard, que durant cette escapade, Lylhou avait trouvé et tué, avec l’aide de sa tarenkas bien sûr, toute une colonie de mange-morts, des carabes fossoyeurs qui errent habituellement aux environs des cimetières, des vestiges de batailles et des catacombes. Mais ces scarabées-là, corrompus par l’influence de la Sapine, avaient succombé aux noirs desseins de Silik et avaient commencé à dévorer les vivants, dont le fameux fermier et sa famille. La savoir aux prises avec ce genre de saloperies me fait encore froid dans le dos.
Puis, les années ont passé. Lylhou a muri et s’est aguerrie. Et même si la chipie ne me raconte que très rarement ses aventures en détail — pour éviter de me faire des cheveux blancs, je suppose — je sais qu’elle est dorénavant suffisamment forte pour affronter les plus sombres terreurs qui rodent dans la nuit. Et puis, si Lylhou n’est pas assez badase, comme dirait sa sœur, cette dernière le sera, elle, j’en suis sûr.
Enfin bref, maintenant, Lylhou est réputée dans tout le Mitan comme étant l’une des plus grandes rôdeuses de la région, et certains commanditaires n’exigent qu’elle pour accomplir leur mission.
À nouveau, un sourire me fend le visage.
Je me lève de mon fauteuil et envoie valser mon cure-dent d’une pichenette dans l’âtre de la cheminée. J’en remets un neuf entre mes lèvres et m’approche de la fenêtre ouverte qui donne sur le nord. Mains dans le dos, je laisse mon regard et mon esprit vagabonder.
L’après-midi est presque écoulée. Et dans sa course vers l’Est, la soleille darde ses derniers rayons entre les nuages, inondant le lac d’Eaubelle d’une teinte orangée. Une légère brise souffle et m’apporte avec elle l’odeur… Et le doux clapotis des vagues sur la berge en contrebas. Étant placé dans la ville haute, le donjon d’Aurore Éternelle domine l’étendue miroitante et m’offre un point de vue panoramique sur des collines rondes et couronnées de bruyère, de maïs et de tournesol. Au-dessus de ces dernières, les montagnes Noires déchirent l’horizon et fendent les nuées de brume, presque permanentes par là-bas, qui s’accrochent à leurs flancs, partagés entre falaise et grappes de sombres pins.
Et à l’orée de ces piémonts inhospitaliers s’ouvrent les champs de Cendres. Les terrifiants champs de Cendres… Soudain, l’air semble plus lourd. Un poids écrase ma poitrine. Mes mâchoires se serrent, comme pour contenir l’angoisse. Du fond des ténèbres se mettent à ramper subitement vers moi de cruels souvenirs, plus vivaces que des cauchemars.
Dans ces landes, rien ne vit, rien ne pousse. Les herbes sèches étouffent sous des scories d’un gris malsain et puant, comme si la terre elle-même avait vomi ses propres entrailles. De hauts monticules calcinés et brisés forment, rangées après rangées, un sordide cimetière hanté et évité de tous, tapissé de fleurs des partisans. Ce lieu est maudit et plus personne n’ose s’y aventurer. Il y a là-bas des buissons ardents qui y brulent encore, tellement les flammes qui les ravagèrent autrefois ont été surpuissantes.
Je me retourne vers mon bureau.
Inutile de ressasser le passé. Ce qui est fait est fait.
Comme un signe du destin, mes sombres pensées sont coupées par le toctoc d’une main légère sur la porte.
– Entrez.
Les battants s’ouvrent et dévoilent ma fille, rayonnante, malgré la crasse qui lui couvre le visage. Aussitôt, le masque d’horreur qui m’avait revêtu disparait et laisse place à un large sourire.
– Lylhou ! Je commençais à me faire du souci !
Alors qu’elle franchit les quelques pas qui nous séparent, une vague de chaleur m’envahit, emportant avec elle toute retenue. Mon cœur bondit, et avant même que je m’en rende compte, je me précipite vers elle, incapable de contenir plus longtemps ce flot d’émotions. Sans hésiter, je l’enlace fermement, mes bras entourant sa taille frêle, mais solide. Elle rit, et ce son, ce doux éclat cristallin, résonne en moi comme un chant oublié. Je la fais tournoyer, son corps léger s’élevant dans les airs alors que je ris à gorge déployée, libéré de l’inquiétude qui m’assombrissait depuis des jours.
La pièce disparait, floue et irréelle, ne laissant plus que nous deux au centre d’un tourbillon de couleurs, celles de l’arc-en-ciel qui semblent naitre du miroitement lumineux de ses yeux. Ses prunelles mauves brillent, pleines de vie, de cette énergie juvénile qui m’éblouit à chaque fois. Moi, je ris toujours, mais mes yeux trahissent mon émotion, brouillés par des larmes que je peine à contenir.
Essoufflé, je la repose, avec précaution, comme si je craignais de la voir s’éloigner à nouveau. Mais je ne la lâche pas pour autant. Au contraire, je l’attire encore plus près, la serrant contre moi, mes mains tremblantes se posant sur ses épaules. Elle est là. Enfin. Entière. Mon cœur bat contre le sien, et pendant un instant, le monde cesse de tourner. J’ai tant de choses à lui dire, tant d’inquiétudes qui s’effacent dans ce simple geste, dans cette étreinte silencieuse.
Mes yeux s’embrument, brouillant ma vue, mais je m’en moque. Tout ce qui compte, c’est elle.
– Tu m’as tellement manqué, ma puce, murmurè-je d’une voix étranglée par l’émotion.
Elle pose sa tête sur mon épaule, et sa réponse, empreinte de douceur, me réchauffe :
– Toi aussi, papa, je suis heureuse d’être rentrée…
Arakis fait irruption, son expression affichant un mélange d’agacement et de nonchalance. Elle plante ses yeux verts dans les miens, un sourire narquois aux lèvres.
– Yo, Vindi. Sérieux, c’est quoi ce cirque ? On est juste allées au Fort Noir, hein. Pas de quoi rédiger un testament.
Mais dans son regard qui s’attarde un instant sur Lylhou, je décèle une lueur, presque imperceptible, trahissant cette vigilance constante que l’araignée dissimule derrière ses sarcasmes. Arakis veille toujours, même sous le masque de l’insolence.
Je hoche la tête et leur désigne les larges sièges face à mon bureau. Je reprends avec autorité, ravalant mes émotions :
– Asseyez-vous. Vous devez avoir hâte de vous détendre, alors ne perdons pas de temps.
L’arachnide et l’ondine s’exécutent tandis que je mets une bouilloire à chauffer dans la cheminée. Je l’attise avec un brandon et la rallume vivement d’un simple souffle.
– Thé ou tisane ?
Encyclopédie des Savoirs Anciens :
Les Phénix, le peuple du Feu
On dit souvent que le feu coule dans les veines des phénix. Mais on dit encore plus souvent que c’est l’or qui y coule à flots. Bien sûr, tous les hommes du Feu ne sont pas avides de richesse, mais leurs capacités de négociants nés ont fait que cette réputation leur colle aujourd’hui à la peau.
Les phénix sont grands, au teint hâlé, et leurs cheveux, qui arborent diverses nuances, sont fréquemment rehaussés de reflets argentés ou cuivrés. La plupart d’entre eux ont les yeux de couleur rougeoyante : ambre, bronze ou jaune soleille, mais le vert et le bleu peuvent également se rencontrer.
En raison de leur origine, les phénix sont extrêmement résistants à la chaleur et ne craignent pas le feu. Capables de se couvrir d’un linceul de flammes lorsque la colère les gagne, les phénix sont des personnes déterminées et audacieuses. Leur opiniâtreté est telle que certains peuvent se consumer sous la rage ou renaitre de leurs cendres, comme leurs ancêtres de la Terre de Feu. Ainsi, le Prince Tyrian du Sud ressuscita par trois fois durant la Guerre des Sables, au grand dam de ses adversaires. Leur espérance de vie varie entre huitante et cent ans, bien que les phénix dotés d’un Feu intérieur très puissant puissent dépasser les cent-cinquante printemps.
Animés par une ferveur intense, allant du tempérament de feu à la passion raisonnée, la plupart des phénix ont un charisme naturel et une aura imposante. Cette prestance leur permet d’être de très bons officiers, commerçants ou diplomates.
Les phénix sont présents partout sur Turème. À l’exception de l’Ouest, ils ont fondé une cité-État dans chaque région :
– Mas’Souna, au Sud, aux abords des berges du lac Scintillant, marquant la frontière entre le Grand Désert et la savane de Brokar.
– Mas’Brida, dans la toundra de Blanche-Épines, le long de la côte est du Grand Nord.
– Mas’Kiria, sur l’ile de Pierre dans la Grande Vallée, en plein Mitan Central.
– Mas’Mara, au sud-est, nichée au cœur du marais Noir.
– Mas’Ilia, la plus vaste de toutes, à l’orée du golfe des Lions.
Chaque cité-État règne en maitre sur ses terres et de nombreux conflits les ont déchirés au fil des âges. Cependant, depuis l’avènement du Grand Hiver entre 2008 et 2010, les tensions qui les rongeaient se sont réduites et plusieurs traités de paix ont été signés. Aujourd’hui, l’ombre de la guerre n’est plus qu’un lointain souvenir, car chacune d’entre elles a su tirer finalement profit de ces nouveaux accords commerciaux.
Les phénix, quelle que soit leur région d’origine, se mêlent aisément avec tous les autres peuples et il est commun de dire qu’ils offrent le « meilleur second choix possible » en matière de couple, après un membre de sa propre espèce. Ils ne voient d’ailleurs aucun inconvénient à vivre avec des personnes du même sexe ou d’ethnie différente, et il n’est pas rare que, durant leurs existences, ils changent plusieurs fois de compagnon ou de compagne, ou qu’ils en aient plusieurs à la fois.
Par sieur Daraiden, maitre du savoir de Mas’Ilia
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