Frankenstein's monsters
La nuit est tombée sur Los Angeles depuis quelques heures déjà. Il faut dire que les jours rétrécissent, on est en novembre après tout.
Mais ma journée n'est pas encore terminée. Je souffle d'épuisement alors que ma main réitère depuis la douzième fois le même geste automatique, celui d'apposer ma signature en bas de page de la tonne de paperasse sur mon bureau. Je ne peux pas sous-traiter ce travail à ma secrétaire car ces dossiers contiennent des informations trop sensibles pour que n'importe qui puisse y poser les yeux dessus. Ils relatent toute la procédure de recyclage de chairs humaines en produit « dérivé ».
Le monde dans lequel on vit aujourd'hui est particulier. Il y a de plus en plus de personnes qui se tournent vers la cybernétique. L'être humain est défectueux à bien des niveaux. Alors, on essaye de compenser ses manques par l'apport de nouvelles technologies au sein même de notre corps.
Je ne vais clairement pas cracher dessus, loin de là. Grâce à ces nouvelles possibilités, j'ai pu faire fortune en seulement quelques années. J'ai bâti mon empire sur les restes de membres humains, littéralement. J'ai des contrats avec tous les plus grands chirurgiens du monde, qui me fournissent en matières premières, soient les morceaux humains qui ont été remplacés par des membres « robotiques ». Ceux-ci sont alors recyclés et réutilisés sous différentes formes : engrais, aliments pour bétails en tout genre et même substitut au plastique. Dis comme ça, ça donne froid dans le dos. Mais tout est parfaitement légal, et je ne fais de mal à personne. J'en ai moi-même fait l'expérience : je possède dans le cerveau plusieurs implants qui augmentent mes facultés neurologiques. Mais je n'ai rien touché d'autres.
Il n'y a pas si longtemps, j'ai entendu dire aux informations qu'un groupe a sauté le cap des soixante-quinze pour cent de technologies dans leurs corps. Autant dire qu'ils sont plus robots qu'humains. Mais peu importe, ça m'apporte plus de dollars que jamais.
La sonnerie de mon téléphone de bureau se met à retentir, brisant le silence et le fil de mes pensées.
— Allô ?
— Mr. McMaffly, c'est Joe Gerrington à l'appareil.
Mon ingénieur en chef. Il est le plus brillant scientifique de sa génération. Je suis toujours aussi fier d'avoir pu le recruter et sans lui, je ne serais pas aussi haut que je le suis aujourd'hui. Je remarque alors que sa voix est quelque peu fébrile.
— Bonsoir, Joe. Vous travaillez encore à cette heure-si ?
— Il y a un problème dans la salle de transformation. La cuve numéro cinq est... Vous devriez venir voir par vous-mêmes.
— Vous êtes sûr ? Je ne veux pas me déplacer pour rien...
— Sûr et certain, monsieur...
Un énorme bruit mat retentit alors, suivi d'un cri de frayeur de l'homme au téléphone.
— Joe ? m'écrié-je, alerté. C'était quoi ça ? Joe !
— Je... je... Venez vite ! Il se passe des choses pas normales à l'intérieur.
J'entends sa respiration sifflante avant qu'un nouveau cri ne me perce les tympans.
— Joe !
— Il y a quelque chose dans la salle ! Un... un... Seigneur, par pitié ! Non, non, laissez-moi ! À l'aide.
Quelque chose tombe au sol, un bruit pareil à un grognement résonne avant que la communication ne soit coupée.
— C'est quoi ce bordel ? soufflé-je.
Je me lève de mon bureau, prends ma veste sur le fauteuil et me précipite à l'extérieur. J'appuie frénétiquement sur le bouton d'appel de l'ascenseur tandis que je porte à mon oreille mon téléphone portable.
— Allez au sous-sol, on essaye de pénétrer dans la salle de transformation. Dépêchez-vous !
La voix du chef de la sécurité aboie des ordres et je raccroche immédiatement. Les portes s'ouvrent enfin et je m'engouffre à l'intérieur. Je tourne en rond comme un lion en cage tandis que l'ascenseur descend les quinze étages de la gigantesque tour à mon nom.
Une fois au sous-sol, je m'empresse de rejoindre le portail de sécurité au fond du couloir. Mon badge déclenche leur ouverture. J'ouvre une porte à ma gauche et je pénètre dans la salle. Surplombant la salle de transformation, elle donnait une vue quasiment panoramique sur celle-ci grâce aux immenses vitres blindées. Un homme en costume noir m'y attend.
— Il se passe quoi ?
— Nous n'en savons rien pour le moment, Mr. McMaffly. J'ai envoyé trois hommes à l'intérieur. Ils doivent me faire un compte-rendu dans les secondes qui suivent.
Son talkie-walkie se met alors à grésiller.
— R.A.S pour les deux premières cuves, on continue d'avancer.
— Dites-leur d'aller directement à la cuve numéro cinq, ordonné-je.
Le chef de la sécurité obéit. Quelques secondes plus tard, nous voyons des silhouettes se faufiler entre les énormes cuves contenant les matières organiques.
— R.A.S.
Je fronce les sourcils.
— Attendez, il y a quelque chose là-bas... Un corps à terre.
— Joe ? mumuré-je effaré.
Un grognement s'élève alors dans la pièce.
— C'est quoi ? s'écrie l'homme du talkie-walkie.
Un deuxième lui répond quelque chose d’incompréhensible. Soudain, des cris se font entendre et des coups de feu retentissent.
— Il se passe quoi ? rugit le chef de la sécurité.
— On est attaqué ! Attention !
Nouveaux coups de feu. Nouveaux cris. Soudain, une ombre noire est violemment projetée sur la vitre blindée de la salle dans laquelle je suis, avant de s'écraser au sol. Je sursaute de peur et l'homme se place immédiatement devant moi tout en me poussant en arrière. J'écarquille les yeux lorsque je comprends de quoi il s'agit.
— C'était... c'était un de vos hommes ? m'écrié-je.
Ma voix monte dans les aigus et vibre de peur. Mon garde du corps se contente de hocher la tête en dégainant son arme. Après quelques secondes, le silence revient dans la salle de transformation. Un silence pesant. Un silence de mort.
— C'est quoi ça ?
La bouillie dans la salle numéro cinq se met à se mouvoir, a sens propre du terme. Je distingue alors une forme humanoïde en sortir. Elle tombe au sol dans un bruit de succion ignoble et se relève. La chose tourne sa... tête ? dans notre direction. Une autre surgit d'un recoin sombre et la rejoint. Elles poussent alors un puissant grondement, me glaçant le sang.
Qu'ai-je fait ?
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