Gestes impulsifs
Quand le bruit des sabots frappant la route chichement pavée se fit entendre, les camarades du jeune bandit se mirent à s'agiter. Il régnait parmi le groupe une tension palpable, un mélange d'excitation et de soif de sang qui était propre aux malfrats. C'était la première opération à laquelle Selora participait et chacun de ses muscles semblait vouloir le faire trembler. Mais ses compagnons ne devaient pas s'en rendre compte. L’erreur de la veille le lançait encore dans sa joue gauche. Le jeune homme cacha son trouble derrière une mauvaise habitude : il dégaina le petit poignard rouillé qui lui servait d’arme de fortune avant de le rengainer. Le monde du banditisme était un environnement dangereux et il ne devait pas paraître faible devant ses comparses sans prendre le risque de passer pour remplaçable. Un gamin de douze ans était déjà une victime facile pour les malfrats qui semblaient avinés à longueur de temps, Sel ne voulait pas leur donner davantage de raison d’exciter leur cruauté morbide. Dans quel pétrin il s’était fourré ! Il aurait mieux fait de rester dans la ferme de son père. Même si le vieux le battait tous les jours que Thadéo faisait, au moins pendant son séjour là-bas il n’avait pas eu peur pour sa vie. La plupart du temps, en tout cas. Quelle famille de substitution joyeusement dysfonctionnelle il avait récolté en rejoignant ce groupe de brigands ! Sam, l’un de ses comparses les plus vicieux et le chef de la bande, le scruta de son regard pervers et il dût mettre toute son énergie pour ne pas tressaillir, mais ne put s'empêcher de porter sa main à son poignard. La lame maladroitement graissée glissait dans son gant mal ajusté à sa main et il s’empressa de la ranger avant que cet idiot prenne son geste comme une menace. Il se détourna et se permit de porter la main à la blessure de son visage. Son estomac gronda et l’accablement lui fit monter les larmes aux yeux. Il se concentra sur ses proies du jour qui commençaient à apparaître en haut de la colline qui surplombait l’arbre qui leur servait de perchoir. A cette distance, tout ce qu’il pouvait distinguer était un nuage de poussière imprécis.
Un frisson vint lui picoter la nuque. Sans même se retourner, il savait que c’était le signe que Sam le scrutait de son air éternellement mauvais. Sel retint sa respiration, adressant une courte prière à Thadéo que l’homme n’ait pas envie de lui régler définitivement son compte avant de jeter son dévolu sur leurs proies désignées. Le picotement passa, il sut alors que Sam avait arrêté de l’observer. Le garçon lâcha le tronc auquel il se cramponnait sans le réaliser. A l’horizon, le nuage de poussière s’était précisé en ce qui semblait être une roulotte de marchand accompagné de plusieurs cavaliers.
Autour de lui, il sentit le souffle de ses compagnons s’accélérer avec l’excitation. Ses mains étaient devenues moites et il remarqua alors qu’il transpirait et les battements de son cœur s’étaient accélérés. Mut par une impulsion soudaine, il mit à profit l’agilité propre à son âge pour sauter au bas de l’arbre. Le vertige de la descente agita ses entrailles peu accoutumées à pareils traitements jusqu’à que ses pieds rencontrent son objectif. Sel n’eut pas le temps de grogner quand ses genoux amortir le plus gros du choc. La croupe du cheval sur lequel il venait d'atterrir se cabra et projeta le jeune bandit et son occupant original en arrière. Heureusement pour lui, son dos heurta quelque chose de mou. Sel remercia sa bonne fortune. Il se trouvait sur le chariot du marchand. Des sacs en toiles l’avait préservé d’une mauvaise chute.
Je suis trop jeune pour me briser le dos sur les pavés, songea-t-il avec une pointe sarcasme.
Sans prendre le temps de numéroter ses abattis, il se remit sur ses pieds et se précipita vers le marchand avant qu’il ne prenne pleinement conscience de la situation. Ne sachant pas trop quoi faire, il s’élança de tout son poids contre l’homme à la forte carrure. Heureusement pour lui, il s’agissait plus de gras que de muscles. Ses bras d’adolescent prépubère ne pouvaient rien contre le poids du marchand d’âge mûr et il eut l’impression d’avoir foncé la tête la première contre un mur de briques.
- Sale petit merdeux, qu’est-ce que tu crois être en train de faire ? gronda le marchand.
Malgré la position désavantageuse dans laquelle se trouvait l’homme, il réussit à lui décocher un coup de coude bien placé qui fit voir trente-six chandelles au bandit en herbe. A moitié sonné, son esprit s’embruma. Il entendit le son caractéristique d’une lame quittant son fourreau et se crispa. Il attendit la morsure de l’acier avec appréhension. Mais le coup ne vint pas. Le chariot s’arrêta brusquement, projetant Sel à l’arrière et le marchand pataud lâcha son arme qui tinta près de l’oreille du jeune brigand. Le reflet brillant du métal astiqué capta son regard et il ne se fit pas prier pour remplacer son vieux poignard rouillé.
- Halte ! fit une voix familière dans son dos.
Sel se retourna. Il ne s’agissait pas du marchand révolté contre le jeune homme comme il le pensait. Sam se tenait devant la carriole, une main levée pour signaler au marchand de s’arrêter.
- Qui va là ? s’exclama le gros marchand en haletant.
- Samwel Galva, pour vous servir, fit le brigand en exécutant une révérence un peu trop théâtrale pour être convaincante. Cela fait un moment que j’observais ce jeune forban et quand j’ai vu qu’il comptait vous attaquer, j’ai décidé de venir à votre secours. Considérez ça comme l’accomplissement de mon devoir de citoyen.
Selora grinça des dents devant le ton mielleux de Sam. Il savait qu’il jouait la comédie pour distraire l’attention du marchand, mais il ne put s’empêcher de ressentir une certaine gêne à se retrouver impliqué dans cette mascarade. Le marchand lui jeta un regard méfiant.
- Allez-vous en manant, je peux me débarrasser d’un gamin tout seul ! Gardes, saisissez-vous du gamin…
Le poignard qui se ficha en plein milieu de son ventre interrompit sa phrase. Il lâcha un cri et se plia en deux de douleur. Un homme brun au visage patibulaire se matérialisa sur le sol, à moitié dissimulé par le chariot d’où il avait lancé son arme.
- Ben, mon vieux. Tu as encore ruiné ma belle mise en scène !
Sam avait pris un ton faussement offusqué et se tordit de rire à sa propre blague. Ben se releva en ricanant et adressa un clin d'œil à son compagnon d’arme. Il décocha un coup de pied au marchand qui avait chuté au sol et se tordait de douleur. Il récupéra son arme émoussée qui ne s’était pas bien plantée dans la chair du marchand. L’homme se raidit sur le sol en gémissant. Ben leva son arme vers le dernier garde encore en selle pour le provoquer. Ce dernier, décontenancé par la scène reprit ses esprits et jura avant de talonner son cheval pour asséner un coup de son épée flambant neuve sur le meurtrier de son employeur. Ben esquiva le coup en se plaquant au sol et le cavalier fit faire demi-tour à sa monture. Il fit une feinte en faisant décrire un arc de cercle à son cheval pour se précipiter sur Sel. Pris au dépourvu alors qu’il rangeait le poignard volé dans son étui, il eut juste le temps de se jeter au bas du chariot pour éviter de se faire trancher la tête. La lame du garde entailla le chariot sur quelques centimètres et éventra l’un des sacs qui répandit son contenu : un navet, des carottes et quelques pommes de terre. Sel se cogna la tête sur un pavé qui dépassait et grogna, à moitié sonné. Il se releva tout en se massant le menton. Sa vision se troublait et il s’adossa au chariot pour reprendre ses esprits. Sam se tenait à quelques pas de lui, se relevant tout en s’essuyant le visage maculé de sang du revers de la manche. Le corps du garde que le garçon avait désarçonné gisait sans vie à ses pieds, la gorge tranchée.
Le garde survivant blêmit. Ben profita de son hésitation pour le faire tomber de sa monture en l’effrayant. Il s’affala le dos contre le sol dans un tintement métallique, son armure absorbant le choc. La peur se lisait sur ses traits et il détala hors de la route en jurant, cherchant à fuir vers la forêt. La vision de Sel continuait de vaciller comme la flamme d’une bougie à l’agonie, mais il prit sur lui et se lança à sa poursuite. S’il le laissait s’enfuir, le groupe de brigands risquait de se retrouver avec un détachement complet de gardes de la ville la plus proche à ses trousses et il ne voulait pas que Sam puisse lui mettre la faute sur le dos. Bien avant que Sel n’intercepte le garde, un formidable coup de pied vint le cueillir au niveau de la mâchoire et il s’affaissa comme une masse, son casque métallique roulant sur le sol. Un homme dégingandé à la face couverte de suie, sorti de derrière l’arbre qui le dissimulait et se saisit du casque du garde. Il observa le couvre-chef d’un air dubitatif, comme s’il cherchait à déterminer la valeur de l’objet, puis le laissa tomber d’un air las, estimant le casque probablement comme quantité négligeable. Ed était à peine sorti de l’adolescence et semblait en garder encore toutes les caractéristiques, mais Sel avait appris à ne pas se fier aux apparences avec lui. Comme le prouvait le coup qu’il avait asséné au garde, il était très fort et pas beaucoup plus disposé à tolérer la présence du garçon dans le groupe que ne l’était Sam. Un petit homme trapu s’approcha d’Ed et poussa le garde du pied comme pour s’assurer qu’il était bien évanoui avant de lui donner un coup de pied dans les côtes. Alf était le dernier et probablement le plus perfide membre de la bande. Mais c’était aussi le seul qui semblait apprécier la présence de Sel parmi eux. D’après ce qu’il avait pu en déduire, c’était l’ancien souffre-douleur de la bande et il se réjouissait que les autres aient jeté leur dévolu sur Sel depuis son arrivée. Alf donna un autre coup au garde inerte et voyant que le garde ne bougeait pas, il sortit une petite hache de ses haillons et un rictus horrible déforma ses traits. Il abattit sa hache sur le crâne du malheureux, le fendant comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire rondin. Sel se fit violence pour ne pas détourner son regard de la scène.
"Ne les laisse pas croire que tu es faible, ne les laisse pas croire que tu es faible" se répéta-t-il intérieurement.
Sel regarda Ed trainer le corps du garde jusqu’au chariot et le jeter sur celui de son camarade sans vie. Il cracha par terre en voyant le jeune bandit. L’opération s’était plutôt bien déroulée et c’est avec un timide sourire qu’il se retourna vers Sam. Le poing de celui-ci s’abattit sans ménagement sur la joue du jeune bandit et il s’effondra sur le sol dur de la route qui commençait à lui sembler familier. L’incompréhension se mêlait à la confusion dans sa tête. L’opération n’était-elle pas un succès ? Le butin était intact et il n’y avait aucun blessé à déplorer. Qu’avait-il donc fait pour mériter d’être frappé ?
- C’était quoi ça ? s’exclama le chef de la bande.
Il asséna un violent coup de pied dans les côtes du garçon. Le choc lui secoua les entrailles, son estomac vide protesta et il sentit le goût de la bile dans sa bouche. Les sévices de Sam n’étaient rien par rapport à la faim qui le tenaillait. Sel tenta de remuer pour éviter l’assaut de Sam, se retournant afin de protéger son torse meurtri.
- Tu t’es pris pour le chef de la bande ? renchérit-il en lui décochant un autre coup de pied.
Cette fois-ci, Sel sentit une de ses côtes se briser et il glapit de douleur. Le brigand semblait être particulièrement exercé à rosser un homme à terre et les tentatives suivantes de Sel pour se protéger se soldèrent aussi par des échecs. Il endura plusieurs coups semblables avant que Sam n’en ait assez. Les brigands n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours et la faim devait avoir usé toute l’énergie que la colère avait octroyé au chef des brigands. Sam pris le temps de reprendre son souffle avant d’observer la scène et se mit à ricaner en s’approchant du chariot. Il s’empara d’un navet.
- Ce soir, on va manger à notre faim, les gars !
Son ton victorieux se propagea parmi ses comparses comme une maladie contagieuse qui s’emparèrent avidement de leur butin.
Sel grogna en réalisant la raison qui avait mis en colère Sam. Le succès de l’opération n’était pas en cause, c’était son initiative de lancer l’assaut qui avait attiré le courroux de Sam sur lui. Le garçon s’approcha discrètement du groupe, comptant sur les mines réjouies de ses compagnons pour éviter d’éveiller leur hostilité. Quand une forme bougea dans l’ombre du chariot, il hésita à prévenir ses camarades, mais la colère d’avoir été battu l’incita à se taire.
Quand le marchand blessé surgit de sous le chariot et fit chuter Sam en lui agrippant la cheville, Sel feignit la surprise, mais ne fit rien pour l’aider. Le brigand jura et asséna un violent coup de pied au visage de son agresseur qui lâcha sitôt prise. Au vu de la corpulence du marchand, il était facile de deviner qu’il n’était pas habitué au combat. Sel savoura la scène que son chef lui offrait en se débattant à même le sol contre un homme blessé et désarmé. La déception l’étreignit quand Sam dégaina son poignard et mis fin à la lutte désespérée du marchand en lui tranchant la gorge. Il lança un regard sombre à Sel quand il reprit son souffle.
- Qu’est-ce tu veux, espèce d’amateur décérébré ? Ton intervention de tout à l’heure à bien faillit tout faire capoter, tu peux toujours courir pour avoir ta part du butin…
Sans réfléchir, Sel avait enfoncé son poignard dans l’œil de Sam qui se tenait juste à la bonne hauteur. Encore quelques instants auparavant, il n’avait pas ressenti le besoin de le tuer. Il était frustré d’avoir été frappé sans raison valable, mais pas jusqu’à le tuer. L’occasion avait été trop belle voilà tout. Ça et la haine qu’il avait développé contre Sam et les coups qu’il lui avait infligé. Il retira son poignard d’un coup sec et le corps de Sam eut un dernier soubresaut avant de s’affaler sur le sol, sans vie.
- Ça c’est pour hier soir.
Sous le regard médusé de ses compagnons il se hissa sur le chariot et s’empara d’une pomme qu’il mordit avidement. Longtemps refoulé, il laissa les larmes couler en savourant l’acidité du fruit encore immature. Ed tenta un mouvement brusque, mais Sel planta d’un mouvement sec son poignard encore maculé de sang dans le bois du chariot et il s’arrêta net.
- A partir d’aujourd’hui, le prochain qui me touche, je le saigne ! proclama-t-il en pointant sa joue balafrée.
La plaie l’élançait encore, mais l’adrénaline lui permettait de l’ignorer. Un imperceptible se dessina sur son visage l’espace d’un instant. Ne voulant pas ruiner l’effet que la mort de Sam avait sur ses compagnons, il se mordit l’intérieur de ses joues pour garder une mine impassible. Que devait-il faire maintenant ? La mort de Sam n’avait pas été au programme jusqu’au moment où il avait pris sa vie. Maintenant que la bande était privée de son chef, qu’allait-il se passer ? Ed, Ben et Alf allaient-ils se battre pour gagner le droit de guider les perdants ? Non. Après le tour de force du garçon, ils n’oseraient plus se frotter à lui. Pas ouvertement en tout cas. Il n’avait pas convoité volontairement le rôle de chef, mais voilà qu’il s’imposait à lui. Il haussa les épaules en son for intérieur et assuma les conséquences de son acte.
Oui, pensa-t-il, la vie de brigand est une vie dangereuse. Combien de temps vais-je pouvoir survivre à la tête de cette bande de crétins ? Combien de nuit mes nouveaux sous-fifres allaient-ils patienter avant de me trancher la gorge dans mon sommeil ? Un jour ? Peut-être deux ? Bah ! Peu importe !
Il laissa tomber le trognon de pomme vidé de sa chair au bas du chariot.
"Je suis toujours en vie et c’est toujours plus que ne peut en prétendre ce con de Sam."
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