Chapitre 3. Crépuscules
20 h 15. Assis confortablement dans son nouveau fauteuil, le top du top en matière d'ergonomie, Harper Westbrook fixait l'horizon depuis la baie vitrée de son bureau. Il appréciait ce moment de la journée où le ciel se teintait de jaune orangé, prélude au coucher de soleil. Bientôt, les étoiles envahiraient la voûte obscure. Son portable sonna. Inutile de vérifier pour savoir qui cherchait à le joindre. Son père. Harper n'avait pas l'intention de lui répondre ni le rejoindre au restaurant pour jouer son rôle du fils reconnaissant et obéissant. Un deuxième appel puis un troisième. Le patriarche devait bouillir de colère. Perspective assez réjouissante.
Lorsque le PDG des éditions Crépuscules avait pris sa retraite, huit ans plus tôt, il avait confié les rênes de l'entreprise à son fils unique, Harper, un jeune homme très compétent. Ce dernier apporta de nombreux changements de management car la vision paternelle ne correspondait en rien à la sienne. Par ces initiatives, il gagna la confiance et le respect de ses collaborateurs ainsi que des auteurs(es).
Eugène Westbrook se faisait une idée très personnelle de la retraite. D'un côté, il consacrait une grande partie de son temps à ses hobbies, en particulier la culture des orchidées. Mais d'un autre côté, dans l'ombre, il comptait "participer" à la bonne marche de l'entreprise en soufflant à son successeur les décisions à prendre. Ces suggestions tenaient plus de l'ordre que du conseil. Ce plan merveilleux tomba à l'eau dès le départ. Harper fut très clair : aucune ingérence paternelle, directe ou indirecte, ne serait tolérée. Un avis serait sollicité en cas d'absolue nécessité, et seulement dans cette situation précise. La "participation" d'Eugène se limiterait à cela. Ce dernier accepta de mauvaise grâce, mais secrètement fier que son fils ait eu l'audace de lui tenir tête. En contrepartie, Harper accepta, au sein d'un entourage restreint, d'endosser le rôle du fils incapable de prendre une décision sans l'aval paternel. Mais personne n'était dupe. L'avis général était unanime : par cette mascarade, Harper ménageait l'ego démesuré de son père, tout simplement.
Seulement, depuis plusieurs mois, ce petit manège l'agaçait car il n'avait plus de temps à consacrer à ce genre de conneries. Il avait d'autres chats à fouetter et un en particulier. Rosamond Tremayne. Son amie mais aussi son auteure vedette, la tête de proue des éditions Crépuscules. Habituellement, un roman était publié tous les deux ans, environ. Rose n'avait pas écrit une seule ligne depuis trois ans.
Au début, Harper ne s'était pas vraiment inquiété, même si les deux dernières enquêtes de Maybel Pemrose n'avaient pas suscité l'engouement habituel des lecteurs. Il avait conseillé à l'auteure de prendre du recul pour réfléchir à l'avenir de son personnage. Fort de s'enquérir de l'avancée de cette introspection, l'éditeur recevait toujours la même réponse :
" J'y travaille, mon chou, j'y travaille. J'élabore une stratégie."
Il prit son mal en patience. Des semaines puis des mois passèrent. Il commençait à évaluer l'ampleur de la situation lorsque Beth Sullivan tira le signal d'alarme. Rosamond n'élaborait rien. Pas de stratégie ni de réflexions constructives. Submergée par son manque cruel d'inspiration, elle se noyait petit à petit, sans la moindre chance de sortir la tête de l'eau.
Par la suite, Rose eut la preuve que son mari la trompait avec une collègue de travail, le cliché typique, d'une banalité affligeante. Dès lors, l'auteure focalisa toute son attention sur l'adultère de Charles et le divorce. Impossible d'aborder un autre sujet de discussion. Mais cette fois, elle n'y couperait pas. En fin d'après-midi, Harper avait reçu un message de Beth. Le divorce était conclu. Parfait. Rosamond ne pourrait plus se cacher derrière son échec conjugal pour éviter toute confrontation.
L'éditeur regarda sa montre : 21 h. Il était encore tôt. Rentrer chez lui pour passer le reste de la soirée seul ; perspective peu réjouissante. Il prit son portable pour envoyer un message à Julie.
Le dîner avec mon père est annulé. Tu es libre ? Je peux être là dans 30 minutes.
Tu es le bienvenu. Moi non plus je n'ai pas dîné. Je commande quelque chose ?
Chinois ?
Ok.
Julie était sa petite amie depuis un an. Une relation sans complications. Elle n'attendait aucun engagemant de sa part, ce qui lui convenait parfaitement. Bourreau de travail, Eugène avait délaissé sa femme. Harper avait vu sa mère se flétrir année après année, jusqu'à devenir complètement insignifiante. Il ne voulait, en aucun cas, infliger cela à une compagne. Les relations amoureuses sans avenir à long terme lui convenaient car il n'avait pas l'intention de fonder une famille.
Il glissa son portable dans sa poche de costume, prit sa sacoche puis sortit de son bureau. Dans le couloir, il croisa Georges, le veilleur de nuit qui faisait sa ronde.
" Encore au travail à cette heure-ci Mr Westbrook ? "
Harper restait souvent au bureau après le départ des employés, jusque tard dans la soirée. Le silence des lieux stimulait sa réflexion. Parfois, Georges le rejoignait avec un thermos de café et des douceurs préparées par sa femme. Elle en faisait toujours trop.
" J'avais quelques détails à régler avant de rentrer. "
Georges sourit. L'éditeur lui répondait toujours la même chose. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent.
" Bonsoir, Mr Westbrook. "
" Bonne nuit, Georges. "
Assis au volant de sa voiture, Harper réfléchit quelques instants puis sortit son portable de sa poche.
Rose, une discussion sérieuse s'impose.
Il hésita puis envoya le message. Il voulait bien admettre l'histoire du " blocage créatif ", mais bordel, quelle en était l'origine ? Seule la principale intéressée connaissait la réponse et il comptait bien lui tirer les vers du nez.
Il démarra son véhicule et sortit du parking souterrain.
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