Amour
Aaron,
Je t'écris de ma cabine, le cœur en vrac, si ce n’est au bord des lèvres. Tu sais combien je supporte mal le roulis indolent des vagues sous ce mastodonte. Dans la pénombre moite, je devine leurs assauts inlassables contre la coque grisâtre du steamer, tout comme je devine la terre qui peu à peu s’éloigne, là bas, derrière ce hublot à la vitre trop épaisse et trop sale qui ne me montre, à moi, que le ciel bleu. Pardonne-moi, Aaron, je n’ai pas pu rester sur le pont. J’aurais aimé avoir l’audace de celles qui savent soutenir du regard les mètres qui s’ajoutent, éloignant l’être cher, étreint il y a une heure encore.
J’en suis incapable.
Déjà, lorsque je t’ai furtivement aperçu sur le quai, parmi les badauds, j’ai cru mourir de tristesse. Tout en moi tendait vers toi, n’aspirait qu’à une chose : t’enlacer une dernière fois, rien qu’une dernière. Aaron mon cœur, je n’ai pas pu. La gouvernante, cette femme qui n’est qu’un garde-chiourme employée par mon oncle pour me contraindre, veillait.
Oh mon amour ! mon tendre amour, mon cher ami, comme tu me manques déjà si cruellement ! Jamais, jusqu’à ce jour, je n’avais connu cette douleur si profondément physique que cause la séparation, et voilà que ce déchirement me vrille toute entière. Deux ans de bonheur arrachés dans cette cuisine, lorsqu’une dernière fois ta barbe trop piquante est venue se frotter tendrement à mes lèvres. Je tremblais n’est ce pas ? J’étais si petite soudain, et maintenant, si loin de toi, je suis minuscule. Je voudrais fermer les yeux et stopper l’histoire à ton ultime étreinte, mais le temps n’a que faire des amants que l’on sépare et, comme ces vagues qui m’épuisent, il poursuit sa route, sans cesse. Sans toi.
Aaron, que vais-je faire sans le bois clair de tes yeux placide où, autrefois, j’aimais me perdre ? Que vais-je faire sans ton rire, ce grelot joyeux si prompt à effacer mes peurs ? Que vais-je faire sans ces longues discussions chuchotées clandestinement au coin d’un âtre ? Que vais-je faire sans ta voix douce et chaude ? Que vais-je faire sans tes mains qui savent par cœur chacune des courbes de mon être ? Que vais-je faire sans ta bouche sur la mienne, sans ta tête dans mon cou, sans tes bras autour de ma taille ?
Aaron, que vais-je devenir ? Je ne veux pas de cette fortune nouvelle, de ce père jusqu’ici absent, de cette Amérique lointaine, de cet avenir où tu n’auras plus de place. Chacune des facettes de cette nouvelle vie me rebute et m’horrifie. Je voudrais mourir.
Aaron, je t’aime. C’est pitié qu’il n’existe, pour décrire ce si grand sentiment, qu’un mot de quatre lettres. Moi, je voudrai un mot éternel. Je t’aime Aaron. Cela, je pourrai l’écrire cent fois et bien plus. Te le dire, te le redire, te le murmurer encore et toujours sans jamais me lasser.
Si mon père apprends cette liaison, sûrement me tuera-t-il.
J’en serai heureuse.
Je ne sais encore comment j’arriverai à te faire parvenir cette lettre mon amour. J’y parviendrai.
Je t’aime Aaron. Je t’aime. Ne m’oublie pas.
Manon
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