Chanter, Danser, et Boire une Bière sur Les Dents du Lynx.
♪ ♫ Non je me souviens plus du nom d’la gare perdue… ♫♪
Le train les déposa sur le quai d'une gare minuscule et perdue au milieu du massif. D'ailleurs, le fait que l'arrêt soit encore desservi tenait du prodige. Rémi s'en fichait. Ce qui lui importait : cette excursion qu’il préparait avec son meilleur ami depuis plusieurs jours. Il pivota vers lui, leva les yeux au ciel, puis l'apostropha avec agacement :
— Théo ! On n’avait pas dit qu'on coupait nos téléphones, afin de déconnecter le temps du week-end ?
— C'est juste ma musique ! T'inquiète, je saurai apprécier tout ça.
Il glissa son iPhone dans sa poche puis, d'un mouvement large, désigna le splendide panorama qui les entourait. Il posa ses poings sur ses hanches, respira profondément. Rémi, à son tour, porta son attention sur les montagnes qui les surplombaient de leur majesté. Notamment, en arrière-plan, une série de pics alignés telles des mâchoires de prédateurs. Elles se découpaient nettement sur la voûte cristalline : les dents du lynx. C'était le but ultime pour les deux randonneurs, y grimper, les arpenter, les vaincre et boire une bière sur le croc le plus élevé.
Mais ils n'y étaient pas encore.
— À présent la check List !
— C'est la troisième fois depuis qu'on est partis !
— On n'est jamais trop prudents.
Il ouvrit son sac, Théo, soupira, mais l'imita.
— Poche à eau ?
— Check !
— Crème solaire ?
— Check !
— Coupe-vent ?
— Check !
— ...
Ils continuèrent ainsi leurs inventaires. La conclusion vint de Théo.
— Et surtout n'oublions pas la récompense des vainqueurs.
C'est ensemble qu’ils s’exclamèrent, en heurtant légèrement leurs bouteilles respectives.
— La bière !
Puis Rémi rangea soigneusement la sienne. Son ami, glissa le précieux réceptacle au milieu de son barda. Ils rebouclèrent leurs paquetages, se sourirent complices et d'un même pas s'engagèrent sur la sente caillouteuse et baignée de lumière qui menait à leur première étape.
♪♫ Pourtant que la montagne est belle… ♪♫
L'effort était réel, ils se taisaient donc. Théo, les écouteurs sur les oreilles, avançait au rythme de la musique en chantonnant.
"♪ ♪ ♫ Asiiiimbonangaaaaaa ♪ ♫ ♪....... "
Le soleil cuisait leur peau. Rémi pour sa part préférait se concentrer sur son effort, ses muscles qui devenaient douloureux, ses pieds de plus en plus serrés et lourds dans ses souliers de randonnée. Il n'avait pas fait beaucoup d'activité physique durant l'hiver précédent puis au printemps suivant, son corps le lui rappelait âprement.
" ♫ ♪... Elaaa... Thinaaaa... ♪♪ ♫..."
La sueur baignait le corps de Rémi ; il n'en pouvait déjà plus. Théo suait aussi, mais galvanisé par le chant, il accélérait le pas.
"♪♪ …ehleli khona... ♫... ♫…"
Il esquissa même quelques pas de danse. Des cailloux roulèrent sous ses chaussures, ce jusqu'à son camarade. Ce dernier, agacé, l'interpella d'une voix forte.
— Hé ! ? Fais gaffe un peu !
Théo s'arrêta, pivota vers lui, ôta ses écouteurs.
— Quelque chose ne va pas ?
En même temps, il remarqua que son ami était en nage, épuisé. Rémi qui regrettait déjà son mouvement d'humeur, reprit son souffle.
— J'ai besoin d'une pause !
Cet aveu fait, il se délesta de son sac et le posa à terre, imité par Théo qui alla vers lui. Ils prirent place sur des rochers en bordure de chemin, se désaltérèrent, croquèrent une barre énergétique, puis restèrent silencieux un moment. Ils écoutaient, regardaient, découvraient la vie autour d'eux. Bruits lointains et frais d'une source cachée, stridulations de grillons, souffle d'un vent tiède. Quelques papillons polychromes voletaient gaiement de fleurs en fleurs dans les prairies plus ou moins proches d’eux. D'un identique élan, ils levèrent le regard sur les Dents du Lynx, encore si lointaines malgré une bonne heure de marche effective. Sans cesser de fixer le massif des yeux, Rémi demanda :
— C'était quoi au juste ?
— Quoi, quoi ?
— Ta musique ?
— Johnny Clegg et Savuka.
— Ça me dit rien.
— Asimbonanga ? une chanson engagée qui est sortie dans les années 80 ?
— Peut-être…
Le ton de Rémi était incertain, pas du tout convaincu ni vraiment intéressé en définitive. Il but encore un peu, puis résolument se leva. Il coupait court ainsi à d'autres explications. Cette fois, il prit les devants, afin d'imposer le rythme. Théo, conciliant, se plaça dans son sillage, discrètement il remit ses écouteurs...
♪ ♫ À la claire fontaine m’en allant promener… ♪ ♫
L’astre du jour poudrait le chemin de poussière brûlante. Sous le zénith triomphant les excursionnistes rougissaient comme des homards au court-bouillon. Par chance, ils entendirent le jaillissement d’une cascade ; sa découverte les enchanta. La cascatelle dégringolait dans un bassin de granit, érodé par le temps et le ruissellement. Après plusieurs heures à peiner sous la chaleur, sa bienfaisante fraicheur était bienvenue.
Ils posèrent leur chargement. Rémi sans attendre se déchaussa, prit place au bord du bassin puis plongea ses pieds endoloris dans l’onde transparente. Un soupir de bien-être plus tard, et Théo le rejoignait pour s’immerger jusqu’aux genoux. Un pin les ombrageait de ses ramures. Son tronc oblique et tordu émergeait de deux rochers ; ils semblaient presque avoir été poussés sur les côtés pour permettre à l’arbre de grandir. En tous les cas les branches épineuses étaient idéales pour les préserver de l’ardeur de midi.
Théo attrapa son barda, l’ouvrit et sortit deux sandwichs, il en donna un à son camarade.
— C’est moi qui régale, concombre, œuf et tomate.
Rémi le remercia et retrouvait son enthousiasme. Il déballa sa portion, mordit joyeusement dans le pain de mie. À ses côtés, son ami faisait de même. Une brume de minuscules gouttelettes les aspergeait régulièrement, apaisant leur peau écarlate. Assurément la crème solaire indice 50, n’avait pas eu beaucoup d’effet sur leur pâleur. Rémi se détendait véritablement en se laissant pénétrer de la paix de ce lieu exceptionnel. Il en oubliait le challenge qui l’attendait, presque seulement. Il s’empressa d’engloutir son maigre repas, but un peu d’eau et se saisit de ses chaussettes.
— Il ne s’agit pas de traîner.
— On a le temps encore.
Le ton calme de Théo l’incita à modérer son impatience. Il le laissa donc terminer son en-cas. Son regard par contre, se focalisa sur le sentier en lacets qui louvoyait à flanc de montagne et se trouvait être le seul chemin menant aux dents. Peu d’ombre là aussi ; Rémi se dit qu’avant la fin de la journée, ils allaient ressembler à des côtelettes passées au barbecue.
— Tu as raison, on va prolonger un peu la pause.
Négligeant ses chaussettes, il replongea ses pieds nus dans la vasque naturelle. Satisfait Théo sortit quelques fruits…
♪ ♫ La route est si longue… ♪ ♫
Avec regrets, les randonneurs laissaient la cascade derrière eux. Rémi s’engagea en premier sur un raidillon caillouteux. Le temps était pesant, de lourds nuages commençaient à s’amonceler sur les sommets, mais le soleil incendiait encore la majeure partie de l’éther. Ils passèrent aussi près que possible des parois rocheuses, ceci pour tenter de grapiller un peu d’ombre. Théo avait renoncé à écouter sa musique, il se concentrait sur cette montée ardente. Même lui la trouvait infinie. Sa vue se désespérait devant sa sècheresse et son étroitesse qui grimpait sans paraître vouloir s’adoucir et se terminer.
Un roulement de tonnerre les surprit. Stoppant leurs marches ils levèrent la tête sur le massif. Les Dents du Lynx disparaissaient sous un épais manteau sombre ourlé d’anthracite.
— C’était prévu les orages ?
— J’en sais rien, j’ai pas regardé la météo avant de partir.
Rémi consterné pivota vers lui.
— T’es chiant ! C’est toi qui devais le faire !
— Ça va, j’ai oublié, c’est pas grave.
Il haussa les épaules, Rémi à grand peine maîtrisait sa colère. Son visage se fermait sous sa sueur dégoulinante, les lèvres pincées il se retenait de lâcher une remarque acerbe. Ce qui n’échappa guère à Théo.
— Quoi ? On peut pas tout prévoir, c’est ça l’aventure !
Des gouttes tièdes tombèrent. Ils reprirent leur marche, quelques battements d’orage plus tard, ils arrivaient sur un petit plateau. Une maigre végétation y subsistait malgré la sécheresse. D’abri aucun ; à première vue en tous les cas. Niché contre une paroi lézardée, ce lieu n’offrait aux excursionnistes qu’un arrêt bref et, au-dessus d’eux un ciel chargé de nuées. D’un commun accord, ils décidèrent de poursuivre. Ils s’engagèrent sur la pente suivante, une averse aussi soudaine que conséquente se déversa sur eux. Elle fut, tout d’abord, comme un baume. Cela les soulagea et refroidit leurs êtres en ébullition, mais furent vite trempés jusqu’aux os. L’eau ruisselait sur le chemin, s’associait à la poussière, roulait sur les cailloux. Bientôt, pataugeant dans une gadoue glissante, ils trébuchèrent à chaque pas. L'ambiance lumineuse du dôme avait vécue, ne restait qu’une obscurité épaisse zébrée d’arcs électriques. Les roulements résonnaient en écho, s’enchevêtraient à l’éclat liquide du déluge.
Les garçons persévéraient dans leur déambulation, sans vraiment savoir où le chemin emprunté les mènerait. Des trombes d'eau s’encoléraient ; les déchirures de l’éther se multipliaient en effrayantes luminescences. L’Ire des dieux ne s’apaisait pas. Les jeunes gens, d'habitude plutôt courageux, se laissaient impressionner par ce courroux céleste. Une peur presque primale les emporta quand la foudre frappa la paroi qui les surplombait. Un pan de roc se détacha, ils levèrent les yeux. Vifs, ils s'écartèrent, glissèrent sur la piste désormais fangeuse. Ils se retrouvèrent le cul dans la gluance. Les débris s’écrasèrent devant eux : ils l’avaient échappée belle ! Dés lors, l’orage sembla se calmer voire s’éloigner. Théo se releva crotteux, certes, mais sans blessure apparente. Il réalisa aussitôt que son ami restait assis sur le sol et se tenait la jambe en grimaçant de douleur.
Les nuages se dissipèrent, le soleil et l’azuréen réapparurent. Rémi quant à lui sentait sa chaussure droite devenir de seconde en seconde plus étroite. La balade venait de tourner court !
Déconcerté quelques secondes, Théo sortit son portable prêt à joindre les secours.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Rémi s’insurgeait déjà de l’initiative de son ami en tentant de se relever. Mal lui en prit, une douleur fulgurante traversa sa cheville. Son camarade vint aussitôt à son aide.
— Ne sois pas stupide, tu ne peux pas continuer. Laisse-moi passer cet appel !
Têtu il serra les dents.
— Nous sommes tellement près ! Il ne faut pas abandonner.
— Ce serait de l’inconscience.
Théo le fit rassoir sur le sol puis résolument pianota sur son écran. Mais Rémi l’entendit jurer à mi-voix.
— Ça passe pas… Je vais redescendre jusqu’au petit plateau, c’est assez dégagé cela devrait le faire. Surtout tu ne bouges pas.
Rémi n’attendit pas très longtemps le retour de son camarade et remarqua aussitôt son visage défait.
— Je ne suis pas allé bien loin, le chemin est coupé, il s’est effondré.
Il digéra l’information, plutôt mal que bien.
— On fait quoi alors ?
— Je vais monter et voir ou cela me mène.
— Je vais avec toi.
— Je ne suis pas certain que bouger soit une bonne idée.
— Ça n’est pas négociable, tu peux m’aider, nous irons doucement !
Théo pesa le pour et le contre, avant d’abdiquer. Ainsi c’est l’un soutenant l’autre et d’une allure tortuesque, qu’ils reprirent laborieusement l’ascension du raidillon.
♪♫ El Condor Passa ♪ ♫
Il leur fallut une heure pour rejoindre un terrain herbeux légèrement en pente, paré çà et là de grosses pierres. Rémi remarqua non sans regrets, que les Dents du Lynx se trouvaient à une poignée de minutes ; hélas les circonstances lui en interdisaient l'accés. Théo l’aida à s’installer sur le sol, le dos contre un rocher. Puis s’empressa de sortir son iPhone. L’appel dura quelques minutes.
— Ils seront là dès que possible. Ils m’ont donné des pistes pour te soulager dans un premier temps. Heureusement, je n’ai pas oublié la trousse de secours.
Sur ses mots il se saisissait de son sac, et prenait les choses en main.
Théo avait terminé ses soins. Rémi le remercia puis posa un regard étincelant de contrariété sur les pics dentelés.
— Dire que nous étions tellement près de réussir.
Théo fixa à son tour les crocs de roc qui les narguaient de leur suffisance minérale.
— Tu sais quoi ? Rien ne nous empêche de fêter notre challenge réussi ou non. Après tout, nous sommes ici, peut-être dans le seul endroit de cette fichue montagne ou le téléphone passe, n'est-ce pas un signe que quelque part, nous avons gagné ?
— Je ne suis pas certain de te suivre là ?
— Voyons bien sûr que si !
Il lui adressa un clin d'œil complice, attrapa les sacs et en sortit les bouteilles de bière. Il offrit la "Mort Subite" à Rémi, ouvrit sa "Conteuse de Lune", et déclara avec une emphase volontairement exagérée :
— Buvons à l'amitié et la promesse suivante : nous reviendrons un jour, briser les canines de cet enfoiré de chat !
— Amen !
Ils portèrent le goulot à leurs lèvres et apprécièrent cette première lampée ; le breuvage était tiède, mais quelle importance ? Ensuite, Théo scrolla quelques secondes sur son écran, mit le son à fond. Les voix jaillirent du haut-parleur.
♪ Asimbonanga ♪
♫
♫ Asimbonang' uMandela thina ♫
♪♫
♫ Laph'ekhona ♪
♪
♪ Laph'ehleli khona ♫
♫ ♫
♪ Asimbonanga ♪
♪
♫ Asimbonang' uMandela thina ♫
♫ ♪
♪ Laph'ekhona ♪
♪♫ ♪
♫ Laph'ehleli khona... ♫
♫
Un rapace tournoyait au-dessus d'eux et joignait son "Ka yak, Ka yak" à ce chant inédit en massif alpestre. Les percussions, les guitares et les voix africaines se mêlaient au timbre de Johnny Cleeg. L'ensemble résonnait en écho, de versant en versant, tournoyait entre les pics montagneux et montait en direction de l'éther limpide, couvrant jusqu'aux cris de l’oiseau de proie. Théo se leva, puis chanta et dansa avec un plaisir non feint. Rémi, étendu sur le sol, sa cheville soutenue par un bandage de fortune, ne pouvait que sourire en voyant l'énergie de son ami. Un vrombissement se fit entendre, l'hélicoptère des sauveteurs approchait, il se découpa bientôt sur le lapis-lazuli du ciel. Ainsi, Rémi joignit-il sa voix à ce cœur improbable ; l’esprit étonnamment libre.
Lorsque les sauveteurs les emportèrent dans leur véhicule aérien, ils chantaient encore, en laissant derrière eux le massif du félin invaincu, certes, mais qui ne perdait rien pour attendre.
♪ ♫ ♪ ♫ ♪ ♫ ♪ ♫
Traduction partielle d’Asimbonanga
Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu Mandela
A l'endroit où il est
A l'endroit où on le retient prisonnier
♪ ♫ ♪ ♫
Discographie / Liens youtube
Asimbonanga (Mandela) – Johnny Cleeg et Savuka : https://www.youtube.com/watch?v=UJujyzA2Q1E (pour les paroles et le lien You-tube)
https://greatsong.net/traduction-asimbonanga-mandela-savuka (pour la tra-duction complète des paroles)
Le bal perdu - Bourvil : https://www.youtube.com/watch?v=5mGA0rFs3r4 (changé le mot « bal » en « gare »)
La Montagne – Jean Ferrat : https://www.youtube.com/watch?v=MHLa8TD4opU
À la claire Fontaine : https://www.youtube.com/watch?v=-VctOj6Bm4Y
La longue Marche – Eddy Mitchell : https://www.youtube.com/watch?v=KtqPvjCX_Y8
El condor pasa (original-instrumental) – Los Incas : https://www.youtube.com/watch?v=GSwu8-ohoWs
El condor pasa (version anglo-saxonne avec paroles) – Simon and Garfun-kel : https://www.youtube.com/watch?v=pey29CLID3I
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