CARNAVAL DE LUMIERE
Billy travaille tous les après-midi dans une supérette qui donne sur Chalk Farm Road, une artère très fréquentée de Camden. Billy n’est pas vraiment du matin, d’autant plus qu’il joue du piano, le soir, dans un pub. Selon lui, c’est là son activité principale, son poste d’employé libre-service n’étant qu’un « complément alimentaire ». En réalité, la logique voudrait qu’on en dise le contraire, puisqu’il gagne plus au magasin qu’au clavier. Mais, du haut de ses vingt ans, il rêve d’en faire son métier, de donner des concerts en interprétant ses compositions, d’enregistrer en studio... Après tout, il est à un âge où ce genre de rêves est encore permis.
La supérette est non seulement fréquentée par des habitants du quartier, mais aussi par de nombreux touristes, notamment des routards et des familles qui y trouvent boissons et en-cas à prix raisonnables, ou ceux qui ont déjà fait le tour des restaurants et vendeurs de plats exotiques à emporter, fortement représentés dans le grand marché permanent voisin.
Camden n’est pas uniquement réputée pour son Borrough Market bigarré où l’on vient dénicher le vêtement original, acheter une babiole aux couleurs du Royaume-Uni ou savourer un plat indien, c’est également un creuset des modes où la jeunesse vient insuffler sa créativité.
On y a vu s’épanouir bon nombre de mouvements culturels ; on y a vu naître Charles Dickens et mourir Amy Winehouse...
Billy, lui, c’est la musique des sixties et des seventies qui le branche, des Beatles avec leurs riffs mélodiques à Pink Floyd dans des sagas musicales aux rythmes changeants. Son idée, c’est de retrouver ces ambiances qui ont un sens et s’ancrent facilement dans la mémoire tout en cassant un format commercial devenu écrasant ; la tâche est rude, tant les impératifs économiques et le lucre des médias dits musicaux entretiennent le désert créatif qui ensable les oreilles du public. Enfin, c’est ainsi que Billy perçoit la situation.
Alors, le soir venu, il interprète des airs qu’il affectionne, pour son plaisir, car ses prestations ne servent qu’à donner un fond musical au brouhaha des conversations. Cela pourrait le frustrer, mais il s’en fout, parce que ça lui permet de jouer sur un vrai piano et de glisser, de temps à autres, une improvisation pour éprouver son style.
Chez lui, dans le deux-pièces où il a emménagé voici un mois, il n’y a pas la place pour un piano. En revanche, Billy possède un clavier relié à un sampler et un ordinateur avec lesquels il compose sa musique, le casque sur les oreilles pour ne pas s’attirer les foudres des voisins.
Il a installé son matériel contre un mur perpendiculaire à la fenêtre ; le long de celui d’en face, il a placé un divan – faisant office de lit – sur lequel il s’allonge après le travail pour s’endormir en regardant la frise étoilée découpée par les toitures qui barrent l’encadrement de la fenêtre. Loin de lui évoquer un avenir de star, cette sidérante immensité, propice à l’imagination, lui inspire plutôt des textes et des mélodies.
Cette nuit, il est rentré un peu plus tard ; des clients n’en finissaient plus de commander une dernière tournée, à l’image de ces artistes qui n’en finissent plus de faire leur tournée d’adieux. Or, une fois allongé, quelque chose le distrait cette fois de sa rêverie habituelle : entre les épais rideaux masquant l’une des fenêtres du bâtiment situé en vis-à-vis, des mouvements lumineux colorés apparaissent soudain, dansent vivement pendant quelques instants, puis ralentissent progressivement leur rythme avant que le noir ne revienne au bout d’une dizaine de minutes.
Tout d’abord, Billy pense à la télé ; le voisin a dû la faire fonctionner un petit moment... C’est plausible… Mais ce doit être un sacré grand écran, se dit-il encore, au vu de cette luminosité intense.
« Bah ! Pourquoi je me pose ces questions, ça n’a pas d’importance... » finit-il par admettre avant de s’endormir.
*
Le client qui arrive à la caisse, cet après-midi, a un air bien étrange et fait preuve de curiosité.
– Vous êtes nouveau ? demande-t-il à Billy en réglant son achat.
– Nouveau ?
– Oui... Comme employé du magasin, quoi...!
– J’ai commencé il y a un peu plus d’un mois.
– Ah... Je viens en général le matin et je ne vous avais pas encore vu.
– Je ne travaille que l’après-midi.
Tout en fouillant dans son porte-monnaie, tête baissée, le client reprend :
– J’habite le quartier… Harmood Street.
– Ah !? Comme moi, ajoute Billy, avant de se dire qu’il aurait mieux fait de se taire. Il ne connaît pas cet homme ; on ne sait jamais...
– À quel numéro ?
– Oh...? À peu près à mi-chemin de la rue...
L’autre relève la tête en tendant un billet, l’air intéressé.
– Vous dormez bien, la nuit ?
– Ça dépend... Pourquoi ?
– Si vous êtes réveillé, la nuit, vous les avez sûrement vues…!?
– Quoi ?
– Les lumières !...
Billy fait mine de ne pas comprendre.
– Les lumières ? De quelles...
– Oh, voilà la folle, la Rigby ! Je vous laisse, coupe le client en récupérant sa monnaie avant de s’éloigner rapidement. Au moment de franchir le seuil de la porte, il ajoute, en désignant du menton une dame âgée qui s’approche : ça vient de chez elle...! Puis il disparaît dans la rue.
Billy reste un instant interdit. Comment se fait-il que ce type – qu’il n’a jamais vu auparavant – vienne justement évoquer ces manifestations lumineuses qu’il a aperçues la veille ? Et qu’a-t-il voulu dire en parlant de la cliente, maintenant arrivée au comptoir pour y déposer ses achats ?
Cette dame, Billy la connaît. Enfin, plus exactement, il l’a déjà souvent vue. Elle vient plusieurs fois par semaine à la supérette pour y faire ses courses.
– Bonjour, jeune homme.
– Bonjour, madame.
– Il vous a dit que je suis folle, n’est-ce pas ? demande-t-elle, à la surprise de Billy.
– C’est à dire...
– Oh, ne soyez pas gêné. J’ai l’habitude... Vous le croyez ?
Billy répond tout en scannant les articles.
– J’entends tellement de choses, toute la journée... Si je devais croire tout ce qu’on dit...!
– Vous savez, les gens sont souvent médisants par jalousie ou ignorance...
– Vous avez raison, madame.
*
En rentrant du pub, Billy repense aux conversations de l’après-midi avec l’étrange client et la vieille dame. Coïncidences étonnantes que ces manifestations lumineuses, les allégations du type et « la Rigby », comme il dit.
Il va se coucher, comme à l’accoutumée, après avoir bu un thé ; mais, au lieu de laisser vagabonder son esprit, il tente de lutter contre le sommeil en espérant vérifier si, cette nuit encore, les « lumières » reviennent danser.
Toutefois, rien ne réussit à l’empêcher de s’endormir. Et les jours suivants, il renouvelle ces veilles, sans plus de succès.
Un matin de la semaine suivante, la « Rigby » venue régler ses achats l’observe en fronçant les sourcils :
– Eh bien, jeune homme, vous me semblez bien fatigué !
– Le patron du pub où je joue, le soir, a fêté ses quarante ans, hier, et la fête a duré jusqu’à tard… ou plutôt jusqu’à tôt, ce matin, devrais-je dire… !
– Vous jouez à quoi ? Aux fléchettes ?
– Non, j’anime l’endroit en jouant du piano, répond Billy, amusé.
– Oh ? Vous êtes pianiste ? Savez-vous que, moi-même, j’ai été professeur de musique au collège, dans ma jeunesse !? Et vous jouez quel genre de musique ?
– J’essaye de mettre un fond sonore ; le public n’est pas une audience de concert. Je joue des morceaux de jazz, mais surtout, des ballades des années soixante, soixante-dix… Des choses que j’aime…
– Des titres de Beatles, par exemple ?
– Oui, bien sûr !
– Vous savez, moi j’adore ! Ça a toujours étonné mes élèves, qui s’attendaient à ce que je ne leur fasse subir que du classique…
– Habituellement, c’est ce qu’on nous enseigne, à l’école…
– Il faudra que je vienne vous écouter un jour, dit la dame en ouvrant son porte-monnaie, mais je ne fréquente pas trop les pubs… Peut-être que… Oh !
– Qu’y a-t-il ?
– Je n’ai pas emporté assez d’argent. Il me manque 1 £… Je vais vous laisser le lait, conclut-elle en écartant, sur le comptoir, le petit jerrycan caractéristique de la marque qu’elle a coutume d’acheter.
– Pensez-vous ! Vous êtes une fidèle cliente, vous règlerez ce qui manque la prochaine fois, répond Billy en le lui ajoutant dans le sac de papier kraft.
– Oh, vous êtes très gentil, monsieur… ?
– Shears. Mais, appelez-moi Billy.
La dame hausse les sourcils, d’un air étonné mais sans donner d’explication.
– Moi, je suis Eleanor… Je dois vous laisser, maintenant, mais je reviendrai vous régler après-demain, au plus tard ! Merci, Billy, et bonne journée !
– Pas de quoi ! Bonne journée à vous aussi… Oh ! J’ai failli oublier… J’aurais quelque chose à vous demander, si vous le permettez…
– Oui ?
– Cette nuit, pour la deuxième fois, depuis ma fenêtre, j’ai vu des… « lumières » de toutes les couleurs provenant d’une fenêtre en face… Le monsieur de la dernière fois m’avait dit que cela viendrait de chez vous…
– Ah ? Vous habitez en face de chez moi ?
– Il semblerait…
– Ça ne vous fera pas loin pour me rendre visite… Au revoir ! termine la dame en s’en allant rapidement.
Qu’a-t-elle voulu dire par là ? Et la réponse à sa question, finalement, il ne l’a pas eue…
À la prochaine occasion, il la lui reposera ; il veut en avoir le cœur net. Il ne va tout de même pas aller en face en pleine nuit pour vérifier, lorsque que cela se reproduira… !
Une semaine se passe sans qu’Eleanor ne reparaisse. Le soir, avant d’aller au pub, Billy décide de faire un crochet par le vis-à-vis et consulte les noms sur les portes. Il se souvient de Rigby, c’est le nom que le client étrange avait cité.
Effectivement, il retrouve ce nom ! Alors qu’il s’apprête à sonner, la porte d’entrée s’ouvre. Un homme apparaît.
– Puis-je vous aider ?
– En fait, je cherche une madame Rigby…
– Elle est à l’hôpital… Une chute, en traversant la rue.
Billy explique qu’il la connaît un peu « par la musique » pour obtenir l’adresse de l’hôpital. Ceci fait, il se promet d’aller lui rendre visite en fin de semaine.
Le dimanche venu, il se rend au Royal Free, un bouquet de fleurs et un paquet de biscuits à la main.
Il trouve une Eleanor alitée mais souriante à son arrivée dans la chambre.
– Oh ! Billy ! Je ne m’attendais pas à une visite de votre part ! Comme vous êtes gentil ! s’exclame-t-elle en recevant le bouquet.
– Aujourd’hui, je ne travaille pas, j’ai pensé en profiter pour vous venir vous voir ; c’est un voisin qui m’a dit ce qui vous était arrivé… Tenez…
Billy tend cette fois le paquet de biscuit et pose le bouquet dans un vase, sur la table.
– Oh ! Mes préférés !
– Je m’en doutais ! Vous en prenez chaque semaine à la supérette… Et comment allez-vous ?
– Oh, je suis coriace ! Une entorse au genou et un choc au bassin, mais je devrais pouvoir rentrer prochainement… Vous savez, j’ai parlé de vous avec John, enchaîne-t-elle soudainement.
– John ?
– John Lennon, bien sûr !
– Mais, comment ça ?
– Vous verrez bien.
Billy commence à se demander si l’étrange client n’avait pas raison. Il joue néanmoins le jeu.
– Et… vous le voyez souvent ?
– En ce moment, moins ; c’est plutôt George.
– Harrison… ?
– Non, lui, je ne l’ai pas encore vu ; je parle de ce pauvre Martin qui vient de partir, cette année.
– Ah ! Et vous lui avez dit quoi ?
– Que j’avais rencontré un jeune pianiste amoureux des musiques des sixties et seventies et, en particulier, des Beatles… et qui m’a parlé de la luminescence.
– Hé bien… ! Alors, il vous a dit quoi ?
– Il m’a demandé si vous rêviez… dit Eleanor avec un étrange regard interrogateur.
– Ça m’arrive ; je compose des chansons, il faut être un peu rêveur pour ça, n’est-ce pas ?
– Oui, vous avez raison.
– Et… ? Pouvez-vous m’en dire plus ?
– À quel sujet ? demande Eléanor d’un air distrait.
– La luminescence, insiste Billy.
– Pouvez-vous me rendre un service ?
– Euh… oui…
– Pourriez-vous passer à mon domicile et arroser les plantes ?
– Si vous voulez, oui…
– Je rentrerai d’ici trois ou quatre jours ; je crains qu’elles ne dessèchent entre temps. Il n’y en a que trois, dans le séjour.
Une infirmière entre avec un plateau. C’est l’heure du repas.
– Bon, eh bien, je vais vous laisser, Eleanor.
– Merci beaucoup pour votre visite ! Vous savez, je n’ai plus de famille…
Billy s’apprête à sortir.
– Il n’y a pas de quoi. Au revoir !
– Oh, Billy !?
– Oui ?
– Prenez les clés dans mon sac. Quand vous aurez fini, glissez-les simplement dans la boite à lettres. Ah ! Et donnez-moi mon porte-monnaie, je vous dois encore 1 £
– Mais non, voyons ! N’y pensez plus, termine Billy avant de sortir, les clés à la main.
Arrivé dans sa rue, il commence à faire un crochet par le domicile d’Eleanor ; autant aller arroser tout de suite pour ne plus avoir à y penser.
C’est un petit appartement de deux pièces, à priori. À droite, en entrant, il y a la cuisine, en face, le séjour et deux autres portes donnent vraisemblablement sur une chambre et une salle de bain.
Il va directement dans le séjour où il repère ses cibles : un yucca, un ficus et une autre plante dont il ignore le nom ; sur un petit guéridon, un arrosoir attend de servir. Il prend le temps d’observer le reste de la pièce et commence par se diriger vers la fenêtre dont les rideaux épais correspondent à ceux aperçus depuis chez lui. Il jette un coup d’oeil à l’extérieur : il se trouve bien en face de son propre appartement, ce qui confirme qu’effectivement, les jeux de lumière trouvent leur origine dans le logement d’Eleanor. Il se retourne pour essayer de découvrir ce qui serait susceptible de les provoquer. Ce ne doit pas être la télé ; avec son écran de 25’, elle ne peut pas provoquer une telle luminosité. En regard de la fenêtre, au pied de la cloison contiguë au hall d’entrée, un coffre de bois suscite sa curiosité. Il n’en tire cependant rien, le couvercle refusant de s’ouvrir. Contre le mur habillé d’une tapisserie sombre qui sépare cette pièce du logement voisin, se détache un piano blanc dont la laque vive jette quelques reflets alentour.
Billy soulève le capot du clavier. Étonnamment, ses couleurs sont inversées, comme s’il s’agissait d’un clavecin. Il actionne quelques touches ; le son est bien celui d’un piano. Son oreille fine détecte qu’il aurait besoin d’être réaccordé mais, après tout, cela donne un certain charme au timbre. Aucun nom ou marque n’apparaît sur l’instrument pour le renseigner sur sa facture ; juste une date, gravée au-dessus de la petite serrure qui permet de verrouiller son utilisation : 1967.
Un gargouillement – celui de son estomac – ramène Billy à l’objet de sa visite ; il est temps d’arroser les fleurs et de rentrer chez lui pour manger.
Le jeudi après-midi suivant, tandis qu’il est accroupi, occupé à réassortir le rayon des conserves, une voix le fait sursauter:
– Bonjour Billy !
Il tourne la tête et découvre une fidèle cliente tirant un caddie d’une main et s’appuyant sur une canne de l’autre.
– Ah ! Tiens ! Bonjour, Eleanor ! Vous êtes rentrée chez vous ?
– Oui, depuis ce matin. Mon réfrigérateur est vide, alors je commence par vous faire une visite... Je vous remercie d’avoir arrosé mes plantes, elles ont ainsi pu survivre à mon absence.
– Il n’y a pas de quoi. Ça m’a permis de voir votre magnifique piano blanc. Vous en jouez ?
– Cela m’arrive. Je ne suis pas une virtuose, mais je prends plaisir à jouer quelques morceaux pour égayer mes longues journées... Comment trouvez-vous sa sonorité ?
– Qu’est-ce qui vous dit que je l’ai essayé ?
– Vous êtes pianiste, un pianiste ne peut pas résister à un piano.
– En fait, je n’ai fait que jouer quelques notes. J’aime assez ce son caractéristique de piano légèrement désaccordé.
– Je sais qu’il mériterait une révision mais le couvercle de la table d’harmonie ne s’ouvre pas...
– Ça fait longtemps que vous l’avez ?
– Il était là quand j’ai emménagé... Son ancien propriétaire était décédé et il m’a été vendu avec l’appartement. Et vous, vous avez un piano chez vous ?
– Eh non. J’ai un clavier électronique, mais je profite de celui du pub...
– Si vous voulez essayer le mien, je vous y invite !
– Oh ? Avec plaisir !
– Dimanche, ça vous convient ?
*
Comme convenu, Billy se retrouve chez Eleanor. Jouer sur un piano magnifique et original comme le sien, ça ne se refuse pas ! Par ailleurs, c’est une nouvelle occasion d’avoir enfin une explication à propos de ces manifestations lumineuses, les « luminescences » comme elle les appelle. ...
– Il est vraiment superbe, ce piano ! Et son clavier aux couleurs inversées est étonnant ! Avez-vous une idée sur le fabricant ?
– Aucune.
– Et cette date, là, 1967...?
– C’est l’année de la sortie de l’album Sergeant Pepper...
– Ah, c’est vrai !... Mais vous pensez qu’il y a un rapport… ?
En guise de réponse, Eleanor a un haussement d’épaules. Billy se demande si cela signifie qu’elle n’en sait rien ou alors qu’elle ne veut rien dire. En tous cas, elle ne semble pas vouloir approfondir le sujet :
– Oh ! J’ai failli oublier : j’ai préparé du thé, vous en prenez une tasse ?
– Oui, merci !
– Installez-vous au piano et commencez à jouer ; je vais vous chercher ça.
L’après-midi a passé vite, tant tous deux éprouvent du plaisir à jouer, écouter et même à chanter les chansons des sixties ou des seventies.
Eleanor n’a pas pu se mettre beaucoup au piano à cause de sa jambe endolorie qu’elle doit garder droite, mais elle a apprécié la prestation de Billy et applaudi aux deux compositions personnelles qu’il lui a faites découvrir.
– Ce sont des versions vraiment épurées que j’ai jouées car, telles qu’elles devraient être interprétées, il faudrait ajouter des arrangements où interviennent beaucoup de sons électroniques...
– Oh, mais elles sont déjà très bien comme ça ! Au contraire ! Ça veut dire qu’elles ont suffisamment de caractère et de mélodie pour être simplement jouées sur un instrument unplugged, entre amis, sans tout un tas d’artifices sonores ou vidéo comme c’est fréquemment le cas dans la musique commerciale actuelle qui, à mon goût, manque d’âme.
– Merci ! Je suis d’accord avec vous ; c’est pourquoi j’essaie d’écrire des chansons, pas simplement pour qu’elles soient entendues, mais aussi écoutées, qu’elles puissent faire rêver le public. Ensuite, s’il se sent l’envie de bouger, c’est un plus...!
– Eh bien, je vous souhaite plein de succès !
– Oh, mais il est presque 18h ! s’exclame brusquement Billy en voyant la pendule murale. Je vais vous laisser ; j’ai mobilisé toute votre après-midi, je suis désolé... termine-t-il en se levant.
– Mais non ! C’est moi qui vous ai invité, voyons ! Et ça a été un réel plaisir que ce moment musical. Ça m’a distraite de la monotonie habituelle... Je vais vous raccompagner...
– Ne vous dérangez pas ; avec votre jambe endolorie... Je connais le chemin... Mais, puis-je vous poser encore une question ?
– Allez-y !
– Ces mouvements de lumière vive, ces luminescences, comme vous les appelez, elles proviennent bien de chez vous, n’est-ce pas ?
– Oui. Mais je pense que je vais y mettre un terme, dans pas longtemps.
– Ah !? Pourquoi ?
– Les choses que l’on ne comprend pas, suscitent tôt ou tard des sentiments qui finissent par créer des problèmes...
– Et... Pourrais-je savoir de quoi il s’agit ?
Eleanor semble hésiter un instant, puis raconte :
– J’habite dans cet appartement depuis un peu plus d’un an, mais les choses n’ont commencé qu’il y a deux mois. Une nuit, je me suis levée pour aller à la salle de bain ; il y avait une panne d’électricité, je n’y voyais goutte et je me suis cognée dans la banquette du piano qui s’est renversée. Je ne savais pas qu’elle pouvait servir de rangement ; or elle s’était ouverte en tombant et, le lendemain matin, j’ai trouvé par terre une partition qui y avait été laissée par le précédent propriétaire. Enfin, je le suppose.
Le titre de cette partition, c’est Carnival of Light...
– Je ne connais pas...
– Une musique expérimentale qui était initialement destinée à figurer sur l’album Sergeant Pepper, mais qui n’a pas été retenue.
– Eh bien, votre culture sur ce sujet est plus étendue que la mienne, j’avoue !
– Oh, je n’en savais rien jusqu’à il y a peu ! C’est John qui me l’a dit.
– John ?
– Lennon.
– Ah ! Oui, bien sûr ! acquiesce Billy, le regard toutefois dubitatif.
Il se souvient qu’elle l’avait déjà évoqué à l’hôpital et il se demande, une fois de plus, si cette dame âgée jouit encore de toutes ses facultés. Mais la curiosité le pousse à rester encore écouter les propos d’Eleanor.
– Et cette partition a quelque chose de particulier… En fait, je ne pense pas que ce soit effectivement les portées correspondant à l’œuvre, mais elle a tout de même ce côté innovant – voire déroutant – des Beatles dans leurs dernières productions à la fin des années soixante, ou de John dans ses recherches en solo.
– Alors, vous l’avez jouée… ?
– Jouer n’est pas le mot vraiment approprié, je dirais plutôt que je l’ai interprétée…
– Et… ?
– La première fois, ça n’a rien donné de particulier, une musique déroutante des Beatles, simplement. Je l’ai ensuite laissée sur le chevalet. La nuit suivante, je me suis à nouveau réveillée – cela m’arrive souvent – et là, en passant dans le salon, sur le piano, j’ai vu luire la partition ; elle semblait phosphorescente ! précise Eleanor, le regard fixe, absorbée dans ses souvenirs. Poussée par la curiosité, je me suis assise et je l’ai interprétée une nouvelle fois…
Eleanor suspend son récit.
– Et alors ? s’impatiente Billy.
– Vous voulez savoir ?
– Evidemment !
– Alors, venez cette nuit… Vers trois heures, termine la dame en guidant le jeune homme abasourdi vers la porte de l’appartement.
*
À l’heure indiquée, Billy arrive devant la porte d’Eleanor. Elle est entrouverte ; il toque. Comme il n’obtient pas de réaction, il répète son geste. Toujours le silence. Il pousse légèrement le battant. À l’intérieur il fait sombre, il hésite à entrer. Il appelle presque en chuchotant, de peur de réveiller l’immeuble. Aucune réponse. Il ouvre un peu plus le battant, appelle encore une fois ; sans succès. Il se décide alors à entrer. Dans le salon, une lueur attire son attention ; cela provient du piano : la partition sur le chevalet !
Billy pénètre dans la pièce. Du regard, il cherche en vain la dame, puis va voir à la cuisine, frappe enfin à la porte de la chambre. Rien. Lui est-il arrivé quelque chose de grave ? Inquiet, il entrouvre la porte, appelle une nouvelle fois. Il y a un interrupteur à proximité. Il l’actionne ; le plafonnier du salon s’allume, éclairant un peu la chambre. Il passe la tête dans l’entrebâillement ; personne non plus ici. Mais où peut-elle être ? Il retourne vers le piano et découvre, posé à côté de la partition, un feuillet manuscrit : « Billy, vous voilà près de connaître les luminescences. Ne me cherchez pas ; éteignez la lumière, installez-vous, ouvrez la partition et interprétez-la. Surtout, n’oubliez pas de commencer par le fa dièse en point d’orgue. À bientôt ! Eleanor ».
Moins inquiet pour la dame, Billy l’est à présent par l’étrangeté des événements. Mais la curiosité est plus forte que ses appréhensions. Il suit les instructions laissées par Eleanor..
Il ouvre le fascicule de Carnival of Light.
La première page, intitulée 9#, ne comporte qu’une seule portée au bas de laquelle est accroché un fa dièse grave, la neuvième touche noire du clavier.
Billy actionne la pédale qui libère les cordes de l’étouffoir et joue la note en la laissant sonner jusqu’à la fin de sa résonance.
En dessous de l’unique portée, une indication est donnée pour la suite : « Jouez au choix l’un des extraits que vous trouvez sur les pages qui suivent, sans vous laisser perturber par le son ».
Des extraits des chansons des Beatles, ensemble ou en solo, constate Billy en feuilletant l’ouvrage.
Il opte pour Imagine.
Et attaque le morceau… pour s’arrêter immédiatement. Surpris, il recommence. Non, décidément, aucun son ne sort de l’instrument ! Il se redresse sur son siège, interloqué. Ils se rappelle alors la phrase notée sur la partition : jouez … sans vous laisser perturber par le son.
Il reprend, sans s’arrêter, cette fois.
Au bout de quelques secondes, une lumière émane du piano ; plutôt des lumières multicolores. Elles dansent sur l’instrument en s’allumant et s’éteignant dans des fondus enchaînés, puis, à mesure que l’interprétation progresse, se font plus denses, débordent sur les murs, et finissent par illuminer toute la pièce ; éblouissantes elle ne permettent plus à Billy de voir ce qui l’entoure ; il est plongé sans une sorte de maelström lumineux ; peu importe, il continue.
Dans cette clarté presque aveuglante, il commence toutefois à distinguer des formes immobiles. Puis l’intensité lumineuse diminue. Il aperçoit maintenant un homme, assis devant un piano à queue blanc, qui joue… Imagine.
Cet homme aux cheveux longs et barbu, vêtu d’un costume immaculé, c’est John ! John Lennon ! À l’autre bout du piano, il y a quelqu’un d’autre. Eleanor !
John cesse de jouer ; il se lève et se dirige vers Billy en lui tendant la main. Eleanor le rejoint.
– Bienvenue ! Je suis John.
– C’est Billy, présente Eleanor.
Un autre homme se dégage de la lumière.
– Je crois que nous avons maintenant réuni tous les personnages, John.
– Oui, George.
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