RAYAN ET ROMAN DÉCIDENT DE FAIRE ÉQUIPE

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Rayan avait accepté le changement de programme avec reconnaissance, soulagé de ne pas entrer dans l'auberge. Trop de monde, trop de curieux. Et les nouvelles devaient circuler aussi vite, ici qu'ailleurs. Il suivait cet homme, dans l'obscurité naissante, avec une confiance instinctive, hébété, l'esprit, comme une noix dans sa coquille, recroquevillé au fond de sa tête. Il était si absorbé qu'il ne le vit pas s'arrêter et le heurta.

— Eh bien, tu dors déjà ?

— Non. Je réfléchissais, excusez-moi...

— Nous sommes arrivés. Tu pourras réfléchir sans encombre. Entre chez moi l'esprit tranquille.

— Merci.

Roman écarta une branche touffue, dévoilant une petite porte basse qu'il poussa.

— Cet endroit, je l'ai découvert enfant, en cherchant des champignons. Il m'a servi de refuge quand j'ai perdu mes parents, mais je ne l'ai vraiment restauré et habité que plus tard.

Rayan découvrit l'endroit à la lueur de deux bougies. Il avait déjà vu, à l'écran, de semblables habitations. Le principal de la pièce était installé dans une grotte dont l'entrée avait été murée avec les pierres des alentours. Il se retourna vers son hôte, le regardant d'un œil curieux.

— Vous vivez vraiment ici ?

— Oui, c'est mon lieu, répondit Roman, souriant à son étonnement.

— Alors, vous êtes une sorte de... d'homme des cavernes...

— On peut dire comme ça.

— Il y a encore des gens qui vivent de cette façon... C'est stupéfiant, murmura Rayan en continuant à observer, touchant la roche, le mur, le bois de la porte.

Intimidé, il s'installa sur un pouf près de l'âtre et le regarda découvrir les quelques braises dormant sous la cendre et leur offrir une poignée de brindilles pour relancer les flammes.

Ainsi c'était donc vrai. Il y avait encore des gens qui cuisinaient au feu, vivaient dans ces contrées sauvages, sans écran, sans puce, libres. Il se rappelait les histoires que lui racontait son père et qu'il aimait tant écouter avant de s'endormir.

— En attendant que la soupe réchauffe, prenons un petit verre de ce vin des collines qui est un régal pour le corps et l'esprit !

Il se redressa et sa tête touchait presque la voûte naturelle. Rayan prit le verre et regarda le breuvage sombre. Il avait une couleur qui passait du noir à l'orange, suivant l'intensité des flammes.

— Qu'est ce que c'est ?

— Juste du vin, fait avec du raisin.

— J'ai déjà vu du vin, mais je n'y ai jamais goûté. Pour ceux de ma catégorie, c'est la Zébula, ou le Sang de Dragon.

— J'ai entendu parler de ces drogues.

— Mais bien sûr, il y en a d'autres. Se les procurer n'est qu'une question de moyens.

— Il y a longtemps que tu as quitté la ville ?

Rayan baissa la tête, les sourcils froncés, le front barré d'un trait soucieux. Il ne savait que répondre. Pouvait-il se confier à cet inconnu ? Mais il avait besoin d'aide pour échapper aux Chasseurs car ils allaient le retrouver, il en était persuadé. Alors, il prit une profonde inspiration et commença :

— Il y a huit mois que je suis sorti. J'étais en prison. C'est moi qui ai organisé la révolte. Je l'avais appelée « Spartacus », en souvenir de mon père qui m'a si souvent raconté cette légende. Je suis un de ceux qu'ils n'ont pas rattrapés. Pas encore... acheva-t-il à mi-voix.

— C'est vraiment toi qui a déclenché cette pagaille ? s'exclama Roman, surpris à son tour.

— Oui. Je regrette. Tout est allé beaucoup trop vite, j'ai perdu le contrôle de la situation.

— Qu'est-ce que tu voulais, au juste ?

— Un peu plus de droits qu'une machine. Surtout celui de décider de ma vie. C'est légitime, non ?

— Explique-moi.

— C'est simple, chez moi, tout est décidé, pour nous dès notre naissance : notre métier, notre lieu de vie, notre couple. On décide pour nous si nous aurons des enfants, ou pas, et combien. Tous nos déplacements sont enregistrés, tout ce que nous faisons. Il y a des caméras partout pour surveiller la ville. Si tu es malade, si tu perds ton calme, la puce que tu as au poignet en informe les Chasseurs qui sont à tes côtés en quelques minutes pour te prendre en charge. Tu vois, il ne peut rien nous arriver.

— Mais alors, comment as-tu fait pour organiser la révolte sans qu'ils ne s'en soient doutés ?

— La puce ne fonctionnait pas très bien sur moi, et les derniers mois, uniquement si je le voulais. Et elle ne leur rapportait que ce que je voulais. Je crois que parfois naissent des gens, comme moi, qui sont... je ne sais comment dire... défectueux, peut-être.

Rayan se sentait mal à l'aise d'avoir parlé de son état. Jusqu'à présent, il avait utilisé ce fait sans trop y réfléchir. Roman, lui, était soudain en alerte. Sa mémoire lui renvoya un signal, le rappel d'une conversation avec Adesha, qui datait de l'année précédente.

— Comment es-tu arrivé ici ?

— Par hasard, je suppose. Pourquoi ?

— Je ne crois pas que ce soit par hasard.

Il réfléchit quelques instants et reprit:

— L'an passé, une mienne bonne amie m'a annoncé ta venue.

— Comment ça ? Je ne connais même pas ce village ! Je n'ai même jamais imaginé pouvoir rester hors de la ville bien longtemps...

— Mais elle, elle le savait !

— Comment est-ce possible ?

C'était après que la milice soit venue faire l'inspection du marché. Bien sûr, à leur arrivée, il n'y avait plus rien d'illégal en vue : pas de plantes médicinales, pas de champignons ni d'amulettes et surtout pas de représentant des Karzaï dans la foule.

— C'est quoi des Karzaï ?

— Cette tribu est condamnée à mort, hommes, femmes et enfants. Quand la milice parle d'eux, elle dit : les nuisibles et c'est pour rappeler que tout contact avec eux est formellement interdit. Tous ceux qui n'obéiraient pas à cela devant être dénoncés et arrêtés pour être conduits aux grands travaux et y purger une peine d'un an minimum.

— Mais qu'est-ce qu'ils ont fait pour mériter cela ? murmura Rayan avec un certain effroi.

Roman se pencha vers lui et à voix basse répondit :

— Ils sont Différents...

— Différents, ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire qu'ils ne sont pas comme il faut être. S'ils sont différents, ils sont dangereux et il est donc de bon droit de s'en protéger. Je suis surpris que tu ne saches pas ça. On en reparlera plus tard. Dis-moi, quel âge as-tu ?

— Je suis dans ma vingt septième année. Pourquoi ?

— Mon amie m'avait dit aussi : il a entre vingt cinq et trente ans. Ses cheveux sont noirs, son regard bleu a la transparence de celui d'un enfant, et, comme un enfant, il posera beaucoup de questions.

Roman sentait monter en lui une excitation et une angoisse terribles. Adesha avait raison. Sa prédiction était juste. Le temps de la révolte approchait...

— Qu'a-t-elle dit d'autre ?

— Elle m'a expliqué que nous avions besoin de toi, comme tu as besoin de nous. Elle m'a demandé d'être vigilant aux abords de l'automne, période probable de ton arrivée.

— Qu'est-ce qu'elle me veut ?

—Te parler.

— Allons la trouver !

— Il te faudra patienter. Elle a dû s'absenter, mais elle sera de retour pour la foire.

— Qu'est-ce que c'est, une fête ?

— Oui, il vient du monde depuis toutes les directions. On y retrouve famille et amis. On y fait les échanges dont on a besoin. Et, comme il y a des représentants de chaque groupe, si éloignés qu'ils soient, on tient un grand conseil qui nous permet de nous organiser et de régler certaines affaires.

— Vous faites ça souvent ?

—Trois fois par an, à chaque début de saison, sauf l'hiver à cause de la neige.

— J'ai l'impression d'être dans un autre monde !

— Pourquoi, vous n'avez pas de marché ? Pas de foires ? Pas de fêtes ? Comment vous échangez ?

— On n'échange pas, on utilise une monnaie dans des magasins.

— C'est donc vrai... j'ai entendu dire ça. Et ça marche bien ?

— Pour ceux qui ont assez de monnaie, oui. Les autres travaillent en contrepartie d'un lieu plus ou moins agréable, les repas pris dans une cantine de quartier, plus un crédit variable, suivant notre mérite, dans les magasins qui nous sont réservés.

— Magasins réservés ?

— Des endroits où on peut se procurer les produits adaptés à nos besoins et à notre catégorie.

— Et toi, tu étais l'un d'entre eux ?
— Non, je suis des quartiers Mitants. Nos logements sont de meilleure qualité et nous pouvons y faire réchauffer les repas que nous allons chercher dans les cantines de quartier. Ceux des Beaux Quartiers peuvent cuisiner ou aller dans des restaurants. Il parait que leur nourriture vient de l'extérieur.

— C'est possible. Les Villains viennent s'approvisionner régulièrement chez nous, sous bonne escorte.

— Comment faites-vous avec eux, sans monnaie ?

— Nous avons créé un comptoir pour troquer ce que nous déposons et ce que nous voulons. Ce magasin, comme tu dirais, est ouvert chaque semaine avec le petit marché du samedi. Entre nous, les échanges ne passent pas par la monnaie.

Tout en parlant, Roman avait mis le couvert sur une table basse et servi la soupe et le pain. Il était resté silencieux un instant, puis avait joint les mains à hauteur de sa poitrine et s'était incliné doucement en disant d'une voix calme :

— Remercions la terre pour tous ses bienfaits. Remercions-la pour son Amour.

Surpris, Rayan avait remercié avant de se nourrir. Il mangea lentement, savourant chaque cuillerée. Il se sentait revivre, comme s'il n'avait été plus qu'un fantôme. Depuis qu'il s'était enfui, les repas avaient disparu de son horizon. Il avait mangé des plantes, des fruits, un peu de poisson cru, des œufs volés et ce qu'il avait pu obtenir contre quelques heures de labeur, ici et là. Considérablement amaigri par ce jeûne forcé, son organisme s'était aussi nettoyé de tous les poisons de la ville. Quand l'assiette fut vide, il releva la tête et son regard rencontra celui de Roman, rieur.

— Tu avais vraiment faim...

— Oui, et je te remercie pour ton hospitalité... et ta patience. Je pose beaucoup de questions...

Il sentait la chaleur de la soupe l'envahir peu à peu, douce, apaisante.

— Ne me remercie pas. Il n'y a rien là d'exceptionnel !

— Peut-être, mais je n'ai pas vécu un moment aussi paisible depuis des années.

— Un repas et un moment d'échanges sont toujours bénéfiques, c'est vrai.

— Nous passons trop de temps devant l’Écran. Il y en a partout, même dans les parloirs, et finalement, on n'y parle pas tant que ça. Ou on parle de ce qu'il y a à l’Écran. Et on finit par penser comme l’Écran.

Roman emplit une seconde fois leur verre et débarrassa la table, avant de s'installer auprès du feu. Il contempla les dernières braises, en dégustant ce vin si doux qu'il semblait un nectar.

— L'aimes-tu ? demanda-t-il à son convive en tendant son verre vers la braise.

— C'est une saveur étonnante, mais j'aime. C'est toi qui le fais ?

— Non, je l'échange à un mien cousin. C'est un Grand-Faiseur.

— J'aime bien sa chaleur.

— Son vin est comme lui, doux, chaud et apaisant. Il y met tout son cœur et son art.

Rayan allongea les jambes en soupirant d'aise. Il entrevoyait un autre monde, à la fois nouveau et comme un lointain souvenir. Aussi, quand Roman lui proposa de rester chez lui jusqu'au jour de la foire, il accepta avec soulagement. Il allait l'aider à préparer sa réserve de bois contre le toit et les repas.

Dans la forêt, il serait en partie à l'abri des regards et des curiosités. Il pourrait attendre la femme sans grand risque. Ici, ne venait que des amis, avait dit cet homme...

Le premier soir, il fit le chemin du retour sans un mot, harassé d'avoir charrié les bûches, les mains raidies, les reins brisés. Il lui semblait avoir sué toute l'eau de son corps et il s'était copieusement aspergé de l'eau du ruisseau pour rafraichir ses muscles brûlants et douloureux. Il avait ingurgité la soupe d'un trait et s'était endormi tout net, assis sur le pouf, adossé à la roche, le menton touchant la poitrine.

Roman, stupéfait, n'avait pas osé le secouer, lui avait posé une couverture sur les genoux et s'était allongé sur sa couche de paille odorante. Les bras croisés derrière la tête, il était resté un long moment éveillé, réfléchissant aux événements.

Il aurait apprécié la présence de sa vieille amie. Elle serait plus à même de répondre aux questions de son visiteur qui, à présent ronflait. Fatigué, lui aussi, par cette longue et dure journée, il embarqua pour le pays des rêves.

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