ADESHA

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Deux jours plus tard, Adesha arriva avec le pique-nique, bravant la pluie et le vent glacé. Elle repoussa le semblant de porte, posa son panier et accueillit, dans ses bras, sa presque fille en pleurs.

— Ma pauvre chérie, comme te voilà...

Elle referma sa cape autour d'elles, lui insufflant sa propre chaleur, la berçant en chantant doucement jusqu'à ce que ses larmes se tarissent. Quand elle se sentit un peu mieux, elles s'assirent sur le banc rudimentaire, toujours serrées dans l'abri d'étoffe.

— J'ai de bonnes nouvelles, déclara Adesha. Mais d'abord, bois quelques gorgées de ce vin, et mangeons la soupe tant qu'elle est encore chaude. Cela devrait te faire du bien !

Tout en parlant, elle déposa sur la pierre plate qui servait de table, un pot en grès, deux bols et deux cuillères de bois et du pain. Tout en savourant le repas, elle expliqua :

— Quand je suis revenue, il y a trois jours et qu'on m'a raconté ce qu'il s'était passé, j'étais furieuse, et je suis allée en parler avec Rama. Elle n'était pas d'accord non plus. Mais tant que personne ne demande son arbitrage, elle attendra. Son rôle n'est pas d'intervenir au moindre différent. Alors, je suis allée trouver chaque famille pour en parler.

Finalement, j'ai trouvé six volontaires qui vont faire un vrai toit au-dessus de ta tête. Regarde, l'eau s'infiltre de tous côtés. L'hiver ne te fera pas de cadeau ! Accepte leur aide.

— Je ne suis pas certaine de vouloir qu'on m'aide... répondit la jeune femme sur un ton à la fois résigné et rageur.

— Rassure-toi, ce sont de bonnes gens. Et même, si tu réfléchis un peu, tu devineras de qui il s'agit. La première chose qu'ils m'ont tous répondu est qu'il est contraire à l'esprit campagnard de laisser l'un des nôtres dans la misère. Si tu es d'accord, dès qu'il ne pleuvra plus, ils commenceront les travaux.

— Je te remercie, Adesha...

— C'est bien normal. Mais ce qui ne me fait pas plaisir, c'est de te trouver dans cet état. Tu n'as même pas fait de feu ! Pourquoi ?

Iléa haussa les épaules avec tristesse.

— Je n'ai plus le courage de rien.

— Tu ne dois pas baisser les bras ! Ce n'est pas comme ça que tu arriveras à quelque chose !

— Est-ce si important ?

— Je pense que oui, et même si une partie des gens a du mal à t'accepter, tu as beaucoup d'amis. Ne les oublies pas. Et nous avons besoin de toi.

— J'aimerais surtout être comme tout le monde !

— Mais tu l'es !

— Je sais, deux bras, deux jambes, une tête et un cœur... Mais ça ne suffit pas !

— Écoute moi, viendra un jour où nous serons plus nombreux que les autres. Crois-moi, tout évolue.

— Je sais, mais il y a des moments où j'ai vraiment trop mal...

— Tu dois apprendre à te protéger, à ne pas te laisser atteindre si profondément.

— Tu y arrives, toi ?

— Oui, en général. Si ce n'était pas le cas, je serais morte de désespoir, depuis longtemps.

Suivit un long silence durant lequel Iléa retrouva son calme. Le mauvais temps avait empiré et son abri rudimentaire n'y résista pas. Les gouttières se multiplièrent, inondant sa couche de paille et sa couverture.

— Iléa, viens à la maison. Tu ne peux pas dormir ici !

— Non, je reste. Je ne veux plus vivre là-bas.

— Sois raisonnable, tu vas attraper la mort. Et nous, on a vraiment besoin de toi ! Tu reviendras ici quand la pluie aura cessé. Ne m'oblige pas à rester avec toi, j'ai déjà froid !

Iléa réfléchit quelques instants puis elle se leva en soupirant :

— D'accord, je te raccompagne.

— Et tu restes à la maison, ce soir au moins.

— Oui, juste le temps que ces nuages soient partis.

— Je te remercie, ma fille.

Iléa avait répondu avec surprise :

— Mais c'est à moi de te remercier.

— Allons-y, maintenant. C'est de pire en pire. Nous serons trempées avant d'arriver !

— Je suis désolée.

Elles sortirent dans la tourmente, agrippées l'une à l'autre, bousculées par le vent rageur, cinglées par la pluie glacée, trébuchant dans l'obscurité. Pas de lune. Le froid. Les cris des arbres secoués à chaque rafale, leurs troncs grinçant. Par endroits, le chemin s'était transformé en ruisseau. Les pierres roulant sous leurs pas et la boue rendaient la descente périlleuse. Quand elles arrivèrent au village, la tempête redoubla d'intensité. Rajoutant au vacarme, la chute d'un platane déraciné les poussa en avant, main dans la main. Le souffle court, elles débouchèrent dans la ruelle et se ruèrent à l'intérieur de la maison, bataillant quelques secondes avec le vent qui s'acharnait sur la porte pour entrer. Quand enfin celle-ci claqua, elle poussèrent un soupir de soulagement. L'eau qui gouttait de leurs vêtements formait déjà une flaque et d'un coup elles éclatèrent de rire à se voir dégouliner comme deux misérables épouvantails.

— Je crois qu'il pleut, s'exclama joyeusement Iléa !

— On ferait bien de se changer !

Tout en plaisantant, elle se dévêtirent et se séchèrent.

— Cette robe devrait t'aller. Et, n'aie aucun scrupule, je te prie, allumes nous vite une bonne flambée ! Je grelotte !

À genoux devant la cheminée, Iléa se concentra, mains tendues au dessus du fagot. Les sourcils froncés, elle cherchait le rougeoiement qui ne tarda pas à se manifester. Doucement, elle souffla sur la première flamme et la regarda se propager. D'un geste preste, elle ajouta quelques branchages.

— Voilà, nous serons mieux dans quelques minutes.

— Mets un peu d'eau à bouillir, je boirais bien une tisane de thym brûlante.

Tout en sirotant leur infusion, elles écoutaient les éléments se déchaîner.

— Il était temps qu'on arrive...

— Oui... Dis-moi, Adesha, comment ça se passe pour toi, ici ? Est-ce qu'ils se conduisent mal avec toi aussi, parfois ?

— Plus maintenant. Ils se sont habitués à ma présence. Mais il y a eut des périodes difficiles.

— Comment as-tu fait pour qu'ils t'acceptent ?

— Cela m'a pris beaucoup de temps, de patience. J'ai beaucoup parlé avec chacun aussi. Je les ai tous aidé à quelque chose, au fil des années, et ils se sont habitués, peu à peu.

— Quelle différence y a t il entre les gens comme toi et moi, et les autres ?

— Pour moi, il n'y en a pas. Après le Cataclysme, il y a eut de terribles épidémies. Les survivants ont eu à combattre des pillards, des fous, des barbares, des illuminés de toutes sortes. C'est durant cette période que les gouvernements ont repris les choses en main et qu'ils ont formé les Milices. A cette époque, il restait environ un tiers de la population initiale. Les villes se sont barricadées, ont mis en place le contrôle par les puces électroniques, et ont transformé leurs habitants en machines de chair.
Leur sécurité étant établie, les Villains se sont transformés en tyrans. Évidemment, ils ne produisaient qu'une partie de ce dont ils avaient besoin. Le reste, ils l'achetaient aux gens de l'extérieur, le troquaient aussi parfois contre la possibilité de se mettre à l'abri en cas d'attaque. Puis, ils ont payé de moins en moins et les trocs sont devenus du vol jusqu'à ce que les Campagnards décident de stopper les échanges.

Les Villains ont alors envoyé leurs Milices, mais quand elles sont entrées dans les campagnes, elles ont trouvé les lieux désertés. Vois-tu, un des chefs Campagnards était ce que l'on a, par la suite, appelé un Différent. Lui, savait prédire beaucoup de choses avec précision. Après de longs mois de conflits et de lourdes pertes de part et d'autre, fut décidée une trêve. Les Villains agrandirent leurs forteresses et une partie de leur population s'exila hors des murs. Ils construisirent des agglomérations plus petites, toutes équipées d'un système de défense, chacune ayant sa spécialité. Ces villages, construits dans un rayon proche fournissaient le nécessaire, en grande partie. Or, ces villages recommencèrent à échanger avec les Campagnards. Rapidement, des bruits se mirent à circuler. On commença à parler des étranges aptitudes des Gens de l'Extérieur. Ensuite, sont arrivés des enquêteurs, à l’affût d'une confidence ou d'une parole échappée. Puis il y a eu les enlèvements, les exécutions. On retrouva Armel, le chef visionnaire, dans sa ferme, battu à mort, sa femme et leurs deux enfants, pendus dans le salon. Les corps furent installés côte à côte dans la pièce et l'on brûla la maison. Personne n'aurait eu le cœur de s'installer en ce lieu maudit.

Ce fut le début de la révolte.

— Mais pourquoi Armel n'a-t-il pas deviné ce qui allait leur arriver ?

— On a beaucoup débattu sur ce sujet. Il semble que ce genre de don ne fonctionne pas tout le temps.

— Dans mon cas, c'est juste. Quelques fois, j'ai beau me concentrer, je ne fais pas la moindre étincelle. D'autres fois, ça m'échappe.

— Oui, c'est bien le problème... Les Différents furent poursuivis, pourchassés, interrogés. C'est à ce moment là que les Villains ont tenté d'établir des catégories de dons : Les jeteurs de feu, dont tu fais partie, devaient être mis à mort après divers sévices, les guérisseurs et les visionnaires étaient condamnés aux travaux forcés à vie, après avoir subi les mêmes traitements.

— S'ils avaient survécu...

— Oui... Les autres, tous ceux qui avaient un « problème », purgeaient des peines plus ou moins longues.

— Mais pourquoi ?

— Les gouvernements avaient déjà peur de ces populations quasiment autonomes et ils en avaient encore besoin. Ils avaient compris que les Gens avaient changé et continuaient de changer. Et ils en avaient conclu que leur propre avenir était en danger. Malgré une répression brutale, ils avaient découvert des Différents jusque dans leurs cités. Leur arrestation chatiment et exécution furent passés à l'écran, comme un divertissement, et un avertissement. Nous avons commencé à voir arriver des groupes qui fuyaient les villes et cherchaient asile. Ils ont rapidement trouvé leur place et repeuplé le village. C'étaient les ascendants de certaines familles qui existent encore de nos jours. Et ce n'étaient pas tous des Différents. Mais chacun fuyait pour protéger un proche, ou pour être libre

— Comment sais-tu tout cela ?

— Notre Histoire est consignée par écrit depuis le début de l'Après, enfin, une partie, tout ce qui a pu l'être. Nous avons peu à peu formé un bloc uni par la souffrance et l'espoir et c'est ce qui nous a permis de ne pas être écrasés. Au début, les Gens ont vécu comme des animaux dans la montagne. Ils harcelaient les Milices chargées de les anéantir, les piégeaient dans des embuscades qui décimaient leurs rangs. Puis il advint que les chefs des Villains, occupés à calmer des troubles intra-muros ne purent envoyer de renforts. Et là, on a repris le dessus !

On les a repoussés, et on a retrouvé nos vies et nos habitudes. Le commerce a repris, avec les villages satellites, comme ils disaient avant de les appeler des «zones perméables». Quand les villes eurent retrouvé leur calme, on regarda de nouveau vers nous. On reparlait des sorciers et du fameux rassemblement qui avait réuni un grand nombre d'entre eux, pour une prière à la terre, au pied de la montagne où l'on peut encore voir les vestiges de la maison d'Armel. Bien qu' à l'écart des chemins, on y dépose toujours quelques fleurs. Il y a aussi un vieux chêne qui est couvert de rubans, de mèches de cheveux, de bijoux que les visiteurs accrochent en souvenir. Il y a toujours quelque voyageur pour faire le détour.

— Pourquoi l'ont-ils tué ?

— Il connaissait tout le monde et centralisait l'information et l'organisation de la révolte. Il n'a rien dit et l'a payé de sa vie. Il est mort seul, entre leurs mains. Sa femme et leurs enfants ont été arrêtés quelques heures plus tard, en rentrant pour souper et ont été exécutés aussitôt.

— Je suis déjà allée là-bas, mais je n'aimais pas cet endroit. Maintenant je sais pourquoi.

— Je m'y arrête de temps en temps. Je vais les saluer. C'étaient mes amis.

Adesha s'était tue. Une larme roula sur sa joue, qu'elle chassa d'un geste las.

— Dormons, Iléa. Il est bien tard et le passé est douloureux. Le futur le sera aussi. Nous aurons besoin de toutes nos ressources.

— Tu as raison, bonne nuit, Adesha.

Iléa se rappela s'être fait cette réflexion :

— À quoi bon vivre aussi longtemps, si c'est pour voir tous ceux qu'on aime tomber les uns après les autres, dans l'horreur ?

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