LA TRIBU, SALOMON ET LA SAUVAGE
Ainsi, Mère Nature prenait le contrôle de la situation. Et, l'hiver qu'ils avaient tant redouté ne fut pas si terrible et les provisions suffisantes, le sommeil hivernal leur ayant permis de supporter l'isolement sans trop de difficultés.
La Sauvage ne parlait pas, retranchée dans la grange où elle avait pris ses habitudes. Salomon lui portait les repas et restait de longs moments avec elle. Parfois il lui parlait, n'obtenant pour toute réponse que des regards aux couleurs variées. D'autres fois il restait sans rien dire.
Sa jambe allait beaucoup mieux et elle pouvait se déplacer avec une canne. Elle sortait quand ils étaient tous à l'intérieur, revenant après quelques heures, frigorifiée mais les yeux pleins de joie.
Salomon était en train de s'attacher à elle solidement. Et chacun put s'en rendre compte le jour où elle partit très tôt et ne revint que le lendemain soir. Toute la journée, il fut nerveux, inquiet, sursautant au moindre bruit dehors. Tant et si bien que Séréna intervint :
— Salomon, calme-toi.
— Je suis un peu inquiet... désolé de stresser tout le monde.
— La Sauvage reviendra. Tu devrais aller faire une balade, ou jouer dans la neige avec les enfants...
— Tu as raison, Séréna. Je ne sais pas ce qu'il m'arrive...
— Oh si tu le sais... »
— L'Amour, l'Amour... toujours l'amour, chantonnait La Rumeur...
Son passé lui bondit à la gorge et ses yeux se remplirent de larmes mais il se reprit, se couvrit chaudement et sortit faire une balade avec les garçons.
À ce moment là, Séréna se demanda quel âge pouvait bien avoir Salomon. Dans son désarroi, il lui semblait plus jeune qu'elle ne l'avait pensé jusque-là. À partir de ce jour, elle l'observa discrètement, avec des yeux de mère, cherchant un signe sur ce qui pouvait le faire souffrir autant.
Comme elle l'avait dit, La Sauvage revint. Elle réapparut après deux de leurs moments de repos prolongé. Elle s'avança, hésitante, jusque devant la porte qu'ils avaient ouverte pour profiter du soleil et frappa. Quand Salomon entendit toquer, il se retourna le cœur battant. Elle était de retour, dans le rayon de lumière, un gros baluchon posé à ses pieds, et lui en était si bouleversé qu'il resta les bras ballants, sans rien dire.
— Mais entre donc, s'exclama Séréna en souriant, ne reste pas dans le froid.
La Sauvage vint déposer son bagage sur la table et l'ouvrit, dévoilant des provisions dont trois tablettes de chocolat qu'elle donna aux enfants, des boîtes de conserve, des bougies et une dizaine de briquets. Elle poussa le tout vers Séréna et alla se blottir au coin du feu. Salomon lui posa un châle sur les épaules et remit un peu de bois dans le foyer. Elle le regarda avec gratitude et il se sentit intensément ému. L'espace d'une seconde, Séréna vit dans ses yeux un océan de tendresse puis son esprit se referma ne laissant affleurer qu'une ombre de douleur. Plus tard, elle lui dit :
— Te voici rassuré, La Sauvage est revenue...
— Oui, Séréna. Je suis content.
— Elle a l'air de t'apprécier...
Face à son silence gêné, elle n'insista pas et il sortit, la gorge nouée, le front bas. Irma le regarda s'éloigner puis elle murmura à l'oreille de sa grand mère :
— Il est amoureux, Salomon, on dirait.
— Oui, ma chérie. Je le crois aussi.
— Mais pourquoi il est si triste alors ?
— Je ne sais pas.
— Tu vas lui demander ?
— Je vais essayer de savoir pourquoi.
— Tu vas l'aider ?
— Si je peux, oui.
La Sauvage était parfaitement immobile, les yeux fermés, semblant dormir. C'est ainsi qu'elle trouva sa place dans la maison, même si, chaque soir, elle retournait dans la grange, avec le chat roux. Elle restait enfermée dans le silence. Seuls ses yeux parlaient. Il lui arrivait de disparaître, comme la première fois, et de revenir avec quelques objets, un peu de nourriture, on ne savait d'où. Elle dormait au même rythme qu'eux, plus ou moins. Un matin, entrant dans la grange après avoir frappé à la porte comme il avait pris l'habitude de le faire, Salomon la trouva debout, sans le soutien de la canne, rayonnante.
— Bonjour, Dame Sauvage.
Elle répondit par un signe de la tête.
— Vous êtes guérie, je suis content.
Ils étaient tous deux intimidés.
— Je vous amène un peu de tisane et des châtaignes grillées, tenez.
Pour la première fois, il ne déposa pas les plats au sol, lui tendant la nourriture sans faire de geste brusque. Elle commença par se crisper puis, voyant qu'il était toujours immobile, elle avança, saisit le panier de châtaignes et recula lentement pour aller s’asseoir sur une bûche. Elle en grignota une, et après un instant de réflexion, lui tendit le panier. Il accepta son offrande avec un timide merci et ils mangèrent en s'observant.
— Tu ne parles jamais ?
Silence.
— Est-ce que tu sais parler ?
Silence. Salomon aurait aimé qu'elle dise quelque chose. Il était persuadé que son silence était plutôt une réaction à quelque chose qu'un problème physique. Il n'insista pas, préférant la laisser aller à son rythme.
Il veillait sur La Sauvage, attentif, doux, discret. Chacun le voyait bien, il était épris, et chacun voyait aussi qu'elle recevait ses attentions avec tendresse. Mais il gardait une certaine distance. Séréna ne sut que faire tout d'abord, puis une idée commença à germer dans son esprit de sorcière, car c'était bien ainsi qu'on la définissait depuis des années.
Elle allait le faire craquer. Elle allait abattre les murs qu'il avait construits autour de son âme et elle l'obligerait à expulser toute cette douleur et cette honte qui le harcelaient. Elle allait briser sa carapace.
Foi de sorcière !
Ainsi était Serena, la Mère des Temps Nouveaux. Elle avait la Puissance, celle de l'Amour. Elle serait le ciment de cette communauté juste née...
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