Confession
Paris, le 10 janvier 2021.
Si vous lisez ces lignes, c’est que je suis déjà mort. J’aurais pu emporter dans la tombe mon plus terrible secret mais j’ai finalement décidé d’expier cette faute dans le cas où je devrais rendre des comptes tout Là-Haut. On ne sait jamais. Faute avouée est à moitié pardonnée, non ?
Ne croyez pourtant pas que j’ai pour habitude de livrer le moindre de mes secrets. Je concède facilement ne pas avoir été quelqu’un que l’on qualifierait de sociable, surtout après avoir eu entre les mains la vie de mon meilleur ami et y avoir trouvé le plaisir d’y mettre un terme. Oui, vous avez bien lu. Je suis un assassin.
On ne nait pas assassin et autant vous dire qu’après ce jour fatidique, tout a changé pour moi. En bien. J'ai eu le sentiment d'être parvenu à terrasser le dragon et à sauver la princesse en détresse. Je m’étais tellement surpassé, amusé même, que j’en étais devenu très fier. Moi qui n’avais jamais rien fait de vraiment palpitant dans ma vie, je venais d’inventer le crime parfait.
Comme vous l’avez sans doute déjà remarqué, chaque époque peut se targuer d’avoir eu son lot de crimes parfaits. Autrefois, il était si simple de faire disparaître un corps. En étant un peu astucieux, on pouvait facilement se débarrasser de quelqu’un. Personne n’allait prendre vos empreintes, votre ADN, vérifier les caméras de surveillance, remonter la piste de votre passé et de vos derniers messages sur votre téléphone portable ni sur les réseaux sociaux. Il suffisait d’un bon gros bloc de pierre ficelé à la cheville ou de quelques cochons qui n’avaient pas mangé depuis quelque temps.
À notre époque, c’est devenu plus sérieux, plus compliqué. Les enquêteurs sont au fait des méthodes les plus tordues et les assassins connaissent sur le bout des doigts les progrès scientifiques. C’est le serpent qui se mord la queue, une course à celui qui sera plus malin que le malin. Et sur ce coup-là, c’est moi qui ai été le plus malin, je vous le garantis !
Bref, je disais ne pas être très enclin à me confier mais cet évènement s’est produit il y a si longtemps qu’il y a prescription, et qu’ici et maintenant sur mon lit de mort, pour vous, je peux faire une exception et vous expliquer comment tout est arrivé.
Alors comment, vous vous demanderez ?
Fuite de gaz ?
Faire croire qu’il a été enlevé par les extraterrestres ?
Le faire mourir d’ennui avec ma diarrhée verbale ?
Du chlorure de potassium ?
Augmenter méticuleusement les doses de son traitement habituel ?
Au prix de vous décevoir, non, rien de tout cela.
Nous avions décidé, Luc et moi, de passer une quinzaine de jours en totale liberté avant son mariage avec sa bombe atomique de Théodora. Une sorte de voyage prénuptial qui aurait enterré sa vie de garçon avant le grand plongeon. Objectif : la Nouvelle-Galles du Sud en Australie. Pourquoi ? Parce que c’était un rêve d’enfance de Luc et que nous étions pratiquement sûrs d’être suffisamment loin à l’autre bout de la planète pour ne croiser ni voisin, ni famille, ni collègue de boulot.
Nous avons passé les meilleures vacances de toute notre existence. Entre pêche, surf, boite de nuit, dégustation de vin et randonnée au cœur des Montagnes Bleues. Tout était assez fou pour tenter une expérience qui ne se produirait qu’une seule fois dans nos vies.
Mais plus les jours passaient plus je me rendais compte que quelqu’un me manquait. Et ce quelqu’un en question n’était pas ma femme. C’était Théodora. L’adage « loin des yeux, loin du cœur » ne fonctionnait pas sur moi, bien au contraire. J’ai compris avec stupeur qu’en réalité j’avais cette fille dans la peau, que j’étais devenu fou amoureux d’elle. Impossible alors pour moi de laisser Luc l’épouser. En quelques jours, cette idée était devenue une infection virale, une lubie maladive. Jour et nuit, je ne pensais plus qu’à elle et à nos retrouvailles. Je me faisais des films, en boucle. C’était pratiquement devenu une psychose.
Je devais réagir. Mais comment ? L’idée s’imposa à moi lors d’une de nos escapades durant laquelle nous avions loué du matériel de plongée et un bateau à un pêcheur fort peu aimable qui sentait le poisson pourri. C’est d’ailleurs ce poisson très peu frais, qui se trouvait encore dans la cale, qui a fait germer mon plan diabolique. J’ai dirigé notre embarcation loin des côtes, loin de la présence d’autres rafiots et navires de plaisance, prétextant à Luc notre goût en commun pour l’aventure et surtout un coin sympa à visiter que je connaissais, étant déjà venu ici plusieurs fois par le passé.
Luc n’a rien vu venir. Comment ne pas avoir confiance en son meilleur ami, surtout si ce dernier vérifie tout le matériel avec précision et professionnalisme et que c’était loin d’être notre première fois en mer ?
Je lui ai laissé l’honneur de plonger en premier. Seul. Pendant trente minutes. « Évitons de nous égarer à deux et de perdre le bateau de vue en remontant ! » Il n’y a vu aucune objection. Pendant ce temps, de mon côté, il me suffisait de surveiller les alentours et d’agir au bon moment. J’ai remonté une des cagettes de sardines non sans un haut-le-cœur atroce. Dans la cabine, j’ai trouvé un couteau de cuisine, du pain rassis et de l’huile. De quoi faire un bon broumé pour appâter mes chers amis des profondeurs. Le tout était d’en faire assez pour qu’ils soient attirés et restent suffisamment longtemps. Et dans l’idéal, d’attirer les meilleurs. Requins-tigres, requins-bulldogs, grand requin blanc.
Ma préparation accomplie, j’entamai ma pêche en éparpillant dans l’eau cette mixture peu ragoutante. J’imaginais déjà le choix horrible de Luc. Deux options allaient s’offrir à lui à son retour. En sachant que Luc avait obligatoirement un palier de décompression de quelques minutes, préfèrerait-il prendre le risque que des bulles d’azote explosent ses organes, ou tenterait-il de se battre contre l’un de ces poissons géants ? Finalement, peu importait. Mes projections fantasques furent balayées par la vision de Théodora. Elle seule comptait. C’était pour elle que je faisais tout ça après tout. Elle ne pourrait que m’en être que reconnaissante.
La danse de trois requins me fit à peine quitter cette image idyllique mais je souriais comme un idiot car mon plan avait fonctionné.
L’enchaînement des évènements ne tarda pas à arriver. Le bateau était encerclé par les requins. Luc ne pouvait pas rester éternellement sous l’eau et même à bonne distance en surface, sa panique le gagnant, l’un des trois prédateurs n’avait pas mis bien longtemps à le repérer et à le prendre pour une cible plus copieuse. D’ordinaire, les attaques de requins ne sont pas sciemment des attaques de requins. Ces poissons ne détestent pas les hommes au point de les manger tout cru pour le plaisir, tout le monde sait ça. Mais parce que je les avais excités par mon broumé et le sang des sardines qu’il contenait, et parce que nous étions pile sur leur territoire — ce fameux coin sympa à visiter — il en résulta un cocktail parfait pour une fin plus que courue d’avance.
Cela n’a pas été beau à voir ni même à entendre d’ailleurs. Je vous passe les détails car vous avez certainement l’imagination assez fertile pour vous faire une idée de l’incident. Contrairement à vous qui n'êtes pas obligés d'imaginer quoi que ce soit, moi, je n’ai pas eu le choix, j’ai dû regarder la lutte jusqu’au bout, être certain qu’il n’en resterait rien. Mais cette vision a eu au moins sur moi l’effet escompté. Cette mare de sang répandue dans la mer et ces morceaux de chairs et de membres éparpillés m’ont beaucoup aidé à mon retour sur la terre ferme pour simuler ma panique, ma peur, mon chagrin. Si bien que personne n’a cru un seul instant que j’avais pu commettre ce meurtre. On nous a traités d’inconscients. Mais nous n’étions après tout que des touristes et ce genre d'accident fait malheureusement partie de la liste des grandes imprudences que nous pouvons avoir.
Deux jours plus tard, j’ai pu enfin rentrer l’esprit léger et retrouver ma Théodora. La nouvelle de la mort de Luc a été un choc pour son corps et son esprit mais, en quelques semaines, j’ai su la remettre d’aplomb, lui redonner le goût à la vie et surtout la convaincre que cette absence avait du bon pour nous deux. Elle est tombée dans mes bras. Quel bonheur intense !
Ni vu ni connu, je t’embrouille ! C’est ça, le crime parfait.
Maintenant que vous connaissez mon secret, je peux partir en paix. Pensez ce que vous voulez de moi, je n’en ai plus rien à faire, je suis mort. Et si je venais à croiser Luc que ce soit en Enfer ou au Paradis, il y aurait certainement encore un peu de broumé et des requins quelque part... au pire, je pourrais toujours me tourner vers un gros bloc de pierre à ficeler à sa cheville ou quelques cochons.
Bien à vous, lecteurs,
Félix-Antoine TIBURON
Et moi, j’ajouterai à cette lettre éhontée que j’ai toujours su que Félix-Antoine était pour quelque chose dans la disparition de mon futur mari. Il n’y a d’ailleurs pas que ce fourbe de psychopathe qui sait y faire en matière de meurtre parfait. La preuve, il n’a rien vu venir lui non plus sur mes intentions et le poison a su faire son effet en quelques mois de mariage. La patience est une vertue. Bien fait pour lui, c’est le juste retour des choses après tout. J’espère que les cochons et les requins le trouveront les premiers.
Théodora, la prétendue bombe atomique.
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