Chapitre 1

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La poussière d’étain[1] allait bientôt quitter le premier quart. Les secondes s’égrainaient à une allure folle tandis que l’avocat plaidait avec éloquence, sa voix de ténor portée haut par les murs de marbre.

— Par ce fait, je me dois de poser la question : à qui profite le crime ?

Des chuchotements scandalisés s’élevèrent de l’assemblée, alors que Maître Chauvin continuait sa tirade, imperturbable. Le juge demanda le silence d’un geste sec, prêtant une attention particulière aux propos de l’orateur.

— Il est aisé d’accuser ; moins de démontrer. Ainsi, vais-je m’attacher à énoncer le mobile que chaque partie pourrait avoir.

Il balaya la foule du regard, cherchant à capter l’attention de chacun.

— D’un côté nous avons le fils, dit-il d’un geste cérémonieux en sa direction, présumé coupable, il aurait tué son père. De l’autre, le frère, accusant mon client d’avoir voulu, par ce geste, dérober l’héritage qui lui revenait. Lequel des deux nous ment ?

— Ce n’est pas avec votre baratin que vous ferez évoluer la situation, s’insurgea un homme de la partie adverse.

— Pourtant, ne sommes-nous pas ici pour lever le voile de la vérité ? répliqua Maître Chauvin.

L’homme se renfrogna non sans lui jeter un regard noir. L’affaire en cours avait échauffé les esprits, facilitant un jugement subjectif dont auraient aimé profiter certains gens malhonnêtes. La sombre histoire s’était déroulée dans la nuit du 26 décembre 1773, à l’heure où les songes s’établissent ; ce qui explique la pauvreté des témoignages jusqu’alors entendus. On racontait que Pierre Clément auvait tué son père à coup de cognée[2]. Bernard Clément, le frère cadet du défunt, accusait son neveu d’avoir prémédité le meurtre pour une affaire d’héritage.

— Je répète ainsi la question : à qui profite le crime ? reprit l’avocat. Profite-t-il au fils ? Enfant unique vivant jusqu’alors sous le toit de son père. Ou bien au frère ? Lequel, par le passé, a pu montrer son mécontentement quant à la répartition de l’héritage parental. Pour ma part, je pense que ces deux histoires sont liées, et, par surcroît, qu’il faudrait ressortir les archives relatant cette audience.

Il marqua une pause.

— Certains s’attendaient, certainement, à entendre plaider la folie comme raison de ses agissements. Je répondrai que mon client n’a point agi en ce sens, et qu’il n’est pas plus fou que vous et moi. Il est la véritable victime de cette histoire.

L’avocat s’avança vers le frère du défunt, un sourire de façade se formant sur ses lèvres.

— Qu’en est-il alors de votre motif ? Un héritage pas assez opulent de la part de vos géniteurs ? Une haine qui s’est insidieusement développée dans votre cœur ? Ou bien, un savant mélange des deux ?

Il fit volte-face, sa robe noire fouettant l’air, puis vint se placer bien au centre, en face de l’assemblée silencieuse.

— Mesdames et Messieurs, nous ne sommes pas ici pour juger un jeune homme de parricide ; mais pour juger un complot meurtrier visant à tromper la justice.

La harangue de l’avocat eut l’effet escompté : aussitôt prononcés, les mots furent répétés et amplifiés par le brouhaha dissonant. Cette fois, le juge eut bien du mal à rétablir le silence. Maître Chauvin, quant à lui, se délectait de sa toute-puissance, persuadé d’entrevoir le jugement final. Il attendit que les voix se meurent avant de reprendre le cours de sa plaidoirie.

— Comme je le disais, mon client est la malheureuse victime d’un complot monté contre sa personne. Je n’userai point d’envolée lyrique ; je me contenterai d’énoncer les faits. Monsieur Bernard Clément est connu pour être une personne colérique. De nombreux témoignages évoquent de fréquents litiges avec son frère, qu’il aurait menacé à maintes reprises. Son plan se constituait de deux étapes. La première, tuer son frère. La seconde, gagner le procès contre son neveu et empocher l’argent sans être inquiété.

— Avez-vous une preuve de ce que vous avancez ? l’interrompit le juge.

L’orateur se tourna alors vers lui, baissant la tête un instant pour ensuite la relever.

— En réalité, j’en possède trois.

Sur ces mots, un homme de l’assemblée se leva et s’approcha de l’avocat afin de lui tendre le sac à procès[3]. Chauvin s’en saisit puis le porta à l’attention du juge. Ce dernier sortit alors différents documents, attestant des propos de l’homme de loi.

— Vous pouvez trouver dans ce sac les archives du précédent jugement, durant lequel Monsieur Bernard Clément a pu montrer sa froide colère.

— C’est faux ! s’écria l’intéressé. Vous déviez du sujet ! C…c’est lui qui l’a tué pour toucher l’argent !

— Pourquoi l’aurait-il fait ? Votre frère souffrait d’une maladie incurable, ses jours étaient comptés. Mon client était le seul à savoir que son père allait bientôt défaillir. S’il avait voulu hériter, il n’aurait eu simplement qu’à attendre. Monsieur le juge, je laisse à votre expertise, l’analyse du certificat médical de feu Monsieur Clément.

— Alors c’est qu’il est fou ! s’exclama à nouveau Bernard en se levant de sa chaise. Il faut l’enfermer !

Deux hommes de sécurité vinrent se placer derrière lui pour le faire rasseoir.

— Monsieur le juge, le comportement de monsieur n’est-il point celui d’un coupable ? Je porte à votre connaissance le dernier élément de mon enquête : l’entreprise de Monsieur Bernard Clément est au bord de la faillite. Cet argent lui aurait permis de sortir de l’endettement. Nous avons donc un double mobile : l’argent, et la vengeance.

L’avocat salua l’assemblée d’un bref mouvement de la tête avant de retourner s’assoir près de Pierre. Ce dernier semblait soulagé d’un tel revirement de situation. Les délibérations furent rapides, si bien que l’affaire fut achevée avant la quatrième heure de relevée[4]. L’annonce du jugement fut sans appel : Bernard Clément fut condamné pour meurtre aggravé à la pendaison. Le greffier retranscrivit, dans les registres d’écrous, le dispositif du Parlement[5]. Désormais, l’affaire était dans le sac.

[1] Contenu du sablier.

[2] Grosse hache à biseau étroit.

[3] Sac utilisé sous l’Ancien Régime lors des affaires judiciaires. Il contenait tous les éléments du dossier à des fins d’archivage.

[4] Avant quatre heures de l’après-midi.

[5] La décision judiciaire.

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