Chapitre 3
Mrs Cooper avait l’intention de marier au moins l'une de ses filles à l’un des garçons Faraday. Ses espérances étaient encore plus grandes, elle nourrissait l’espoir de voir fiancée, le soir même, l'une de ses filles à l’un des jeunes hommes. Cet espoir nécessitait donc, selon elle, une préparation dans les moindres détails. Une fois qu’elle eut fini de se préparer elle-même et de passer dans les chambres respectives de ses filles pour s’assurer qu’elles seraient bientôt prêtes, elle descendit surveiller les domestiques. Elle avait demandé que l’on sortît le plus beau service, elle vérifiait d’ailleurs que chaque plat et couvert eût été lustré trois fois, conformément à ses instructions. Elle passait son doigt sur chaque meuble pour vérifier qu’il ne restât pas un grain de poussière. À la moindre suspicion, elle appelait Melody au secours pour qu’elle nettoyât. Plus tard, elle était remontée dans la chambre de Swan pour demander quand elle serait prête. Swan était habillée et coiffée, sa mère l’ausculta attentivement.
— Jolie. Cela fera l’affaire. Rappelez-vous de parler le moins possible et tout ira bien.
— Mais maman, comment puis-je trouver un homme qui me correspond si je ne suis pas autorisée à lui parler ?
— Vous avez le droit de vous entretenir de sujets que la société approuve. Tenez-vous en aux politesses, n’essayez pas de paraître intelligente.
L’intimité de leur conversation fit disparaître l’humour dont Swan avait fait preuve dans la boutique de la modiste et laissa place à des sentiments plus contrariés ; l’idée de passer sa vie aux côtés d’un homme qui ne lui accorderait aucune attention, qui n’attendrait rien d’elle de plus qu’une docilité, une soumission parfaite et une grâce inégalable en société commençait à la tourmenter. Elle se savait parfaitement incapable de cela. D’ailleurs, qui voudrait bien de cette vie ?
— Je ne veux pas épouser un homme parce qu’il pense que je suis une simple d’esprit effacée.
— Si votre père avait eu plus de fortune vous auriez pu vous permettre de rêver à un mariage d’amour, mais ce n’est pas le cas. Trouvez-vous un mari et vous serez déjà bien heureuse.
— L’amour vient-il après le mariage ? interrogea Swan, décontenancée.
Elle ne voyait qu’un remède aux inconvénients du mariage : l’amour. L’amour d’un époux lui permettrait peut-être de ne pas abandonner sa liberté. Il lui serait peut-être permis de vivre sa vie comme bon lui semble.
— Vous savez que j’ai épousé votre père car il a été le seul à demander ma main à la suite du décès de mon frère cadet qui assurait la subsistance de votre grand-mère et moi-même. Pour ma part, l’amour n’est jamais venu ; de son côté, il s’est estompé avec le temps. J’estime votre père pour avoir apporté du pain sur ma table tous les jours, sans passer toute sa fortune dans l’alcool, le jeu ou bien les femmes. Vous devriez songer à en faire autant.
— Comment peut-on passer sa vie aux côtés d’une personne que l’on n’aime pas ?
— Swan, vous vous posez trop de questions. Vous devez vous assurer un toit sur la tête et de quoi remplir vos assiettes. Le reste viendra si vous le désirez vraiment. Tâchez seulement de ne pas tomber amoureuse d’un homme qui ne pourrait ou ne voudrait pas vous épouser. En somme, tomber amoureuse avant le mariage serait certainement la pire erreur de jugement que vous puissiez commettre.
Les réponses de sa mère, certes pleines de raison, semblaient parfois insensées à Swan. Mais était-ce les réponses de sa mère qui manquaient de bon sens, ou était-ce l’institution du mariage qui était cruellement insensée ? Aussi, se promettait-elle, il lui faudrait ne jamais contracter mariage et sa liberté serait assurée.
Une voix se fit entendre depuis le rez-de-chaussée, il s’agissait d’un domestique qui prévenait ses maîtres de l’arrivée des invités. Mrs Cooper posa ses mains sur les épaules de sa fille, elle ferma brièvement les yeux en la priant de se tenir convenablement et d’enivrer de ses charmes l’un des fils Faraday.
Swan ne se sentait pas à l’aise dans le rôle de la jeune fille mondaine qui devait user de sa beauté pour s’attirer la bienfaisance d’un homme. Elle se sentait si étriquée dans son rôle de jeune femme célibataire de la gentry en recherche d'un mari, privée de sa liberté d’expression, réduite à sa condition de décoration humaine. Pourtant, elle comprenait ce qui motivait sa mère : la propriété de Mr Cooper était soumise à la règle de primogéniture masculine. Cela avait pour effet de faire du benjamin de la famille le seul héritier de la totalité des biens familiaux, privant toutes les héritières féminines de leur doit de succession. Leur frère, Harry, qui avait tout juste une vingtaine d’années était parti courir le pays et boire une partie de la fortune du père. Il ne donnait de nouvelles qu’une fois l’an et se désintéressait parfaitement de ses sœurs. Ainsi, il n’était pas difficile de deviner qu’à la mort de leur père le jeune égoïste les abandonnerait à leur sort, sans le sou. Se marier était la seule façon pour les deux sœurs d’assurer leur survie et, a fortiori, celle de leur mère.
Mrs Cooper pressa Swan de venir à côté de sa sœur, dans le hall, pour recevoir leurs convives. Les Faraday entrèrent dans la demeure dans l’ordre que la bienséance leur imposait : Mr Faraday avec sa femme à son bras, suivis des trois fils en fonction de leur ordre de naissance. Le frère le plus âgé, Edward, avait une assurance très séduisante. Derrière lui, se tenait son frère Arthur et enfin le cadet de la fratrie, James, tout à fait l’opposé de son plus grand frère, très renfermé.
Mr Faraday était un homme de bonne famille, d’un rang plus élevé que celui de ses hôtes. Lui et sa femme rendaient pourtant le plus souvent possible visite aux familles du voisinage car ils estimaient de leur devoir de permettre à la petite gentry de s’élever à leur contact. Ils faisaient par-là œuvre de charité. Le mari, plus que son épouse, était imbu de sa personne et de sa fortune. Swan appréciait de le voir, à chacune de ses visites de courtoisie, s’arrêter devant le miroir qui était disposé dans le hall, se gonfler de fierté et s’admirer comme s’il était seul au monde. Son épouse était la femme parfaite : point trop d’esprit, dévouée à son mari et à ses enfants, elle ne voyait jamais le mal en quiconque.
Ils s’installèrent tous à table. Mrs Cooper fit installer Amber aux côtés d’Edward, et Swan prit place aux côtés du plus jeune frère, James. Mrs Cooper avait bien évidemment pour projet de marier sa plus belle fille, Amber, à Edward qui allait hériter d’une grande partie de la fortune familiale. Elle avait placé Swan près de James et non d’Arthur car le deuxième était militaire, or Mrs Cooper redoutait que la guerre ne l’emportât trop tôt et que sa fille se retrouvât dans une situation peu enviable. James était, certes, réservé mais il semblait qu’il aurait mieux valu un époux discret pour tempérer Swan, plutôt qu’un mari aussi exalté qu’elle. Les visées de Mrs Cooper n’étaient pas étrangères aux époux Faraday, ils auraient d’ailleurs pu s’offusquer que l’on voulût mélanger leur sang avec un rang plus bas au leur, mais ils se trouvaient flattés qu’on leur enviât leur progéniture. Qui plus est, ils ne jugeaient pas la famille Cooper si détestable, bien au contraire, ils les tenaient en bonne estime. Un mariage entre les deux familles n’aurait pas été si malheureux que d’aucuns auraient pu penser. En revanche, s’ils consentaient à abandonner James ou Arthur au mariage à l’une des filles Cooper, il n’en allait pas de même pour Edward, leur fils préféré. Edward était connu dans tout le comté pour sa beauté. Il avait vingt-huit ans et la rumeur disait qu’il n’était jamais tombé amoureux. L’idée que le cœur de ce jeune homme difficile à conquérir fût toujours à prendre échauffait toutes les jeunes filles des alentours. Il ne faisait aucun doute qu’il ferait un grand mariage.
Arthur parlait beaucoup, trop au goût de Swan, mais il fallait qu’elle établît le dialogue avec l’un d’entre eux et la tâche était aisée avec celui-ci. Arthur lança l'assaut : il assomma brutalement son interlocutrice avec des détails relatifs au régiment auquel il appartenait. Swan tentait de se défendre de ses attaques qui promettaient de longues heures d'ennui. Elle écouta avec une patience honorable les bavardages de son voisin de table. Puis, quand elle eut épuisé toute sa générosité, elle opéra un changement de sujet. Malheureusement, tous les sujets ramenaient le jeune homme à parler de la guerre ou de l’armée. Ainsi, les paysages d’Écosse, la ville de Bath et même la dernière mode en matière de jupons se prêtaient à parler de la guerre. Swan tentait de réprimer une fâcheuse envie de bailler qui la tenait depuis un long moment. Lorsqu’il eut enfin terminé avec son long discours belliqueux, Swan tourna la tête en direction de James. Elle tenta d’engager la conversation avec lui.
— Êtes-vous fervent lecteur ?
— Assurément, répondit-il. J’apprécie particulièrement Les mystères d’Udolphe.
Swan aimait lire, plus qu’autre chose, mais la réponse du jeune homme la désappointa vivement. En effet, il s’agit plutôt d’un roman apprécié par le lectorat féminin, qui plus est, Swan n’appréciait que très peu les romans gothiques. Elle jugeait ce mouvement littéraire bien trop fantaisiste à son goût. Selon Swan, cette réponse était très révélatrice de la personnalité de James, elle devinait que pour lui la vie n'était que torture, captivité et mort. Elle reprit à voix basse :
— Détrompez-moi, monsieur, si je commets une erreur de jugement en vous demandant si votre cœur n’est pas en proie au tourment.
— Votre clairvoyance me laisse bouche bée.
Il se pencha plus en avant et baissa autant que possible sa voix :
— Je connais une jeune femme, la plus belle du comté, à dire vrai.
— Lui avez-vous demandé sa main ? s’enquit Swan, pincée par la curiosité.
— J’attends le moment propice, Miss Cooper.
— Est-elle bien née ?
— Assurément, elle possède une rente de quinze mille livres.
À ces mots, Swan manqua de s’étouffer. Certes, le jeune Faraday était issu d’une famille plus aisée que la sienne mais la femme sur qui il avait apparemment jeté son dévolu était incontestablement hors d’atteinte. Si elle était aussi belle qu’il le prétendait et aussi bien dotée, des dizaines de beaux devaient s’empresser de lui faire la cour et le pauvre James n’avait très certainement aucune chance.
— Puis-je vous demander comment vous êtes-vous connus ?
— Eh bien…, marmonna-t-il en secouant la tête pour signifier sa gêne, l’on ne peut pas formellement dire que nous fûmes présentés.
Les yeux écarquillés de Swan l’invitèrent à poursuivre ses explications.
— Je l’ai croisée au théâtre de Londres, mon oncle m’a alors précisé les qualités de cette belle colombe.
« Les qualités ? » s’interrogea mentalement Swan. Quelles pouvaient bien être les qualités d’une jeune femme dont il venait seulement d’apprendre le nom ? Il ne se référait certainement pas à sa beauté puisqu’il eut pu en juger de lui-même, sans l’aide de son oncle. Il ne pouvait alors s’agir que d’une chose, l’importance de sa rente. Swan, déçue par cette révélation adressa un sourire forcé à son voisin de table et baissa la tête en direction de son assiette. Cet échange avait confirmé ce qu'elle avait toujours pensé : les gens ne sont disposés à offrir qu'un spectacle décevant. Elle aurait été toute disposée à s'en moquer, si elle avait eu un partenaire pour s'y prêter.
Edward était en conversation avec Amber. Lorsqu’il se rendit compte que ses deux frères avaient sûrement agacé Swan, il se mit à l’interroger pour l’inclure dans la conversation qu’il entretenait avec sa cadette.
— Miss Cooper, que seriez-vous prête à faire pour échapper à vos tâches quotidiennes ? Votre sœur assure être capable de rendre visite à tout le voisinage, y compris à notre bien-aimé mais très pipelette Mr Kent. Auriez-vous au moins autant de cran ?
Swan n’eut pas le temps de répondre que déjà Amber s’écriait :
— Vous n’avez pas même idée de ce dont Swan est capable ! Elle va par monts et par vaux à longueur de journée, si bien qu’elle ne coud ni ne brode jamais. La seule activité d’intérieur à laquelle elle s’adonne sans être enfermée à double tour par notre mère est la lecture. Mais, je dois nuancer mes propos, car bien souvent elle emporte un livre avec elle dehors.
Swan ne comprenait pas vraiment ce que son comportement avait de risible, au contraire, il lui semblait louable de cultiver son esprit par des lectures régulières et variées. Ce n’était cependant pas de l’avis d’Edward et d’Amber qui se mirent à pouffer de rire ensemble à son sujet. D’ailleurs, ils passèrent le reste de la soirée à se moquer de l’attrait marqué de Swan pour la lecture et à tourner sa passion en obsession irrépressible qui l’aurait accaparée à toute autre distraction. Elle tenta de leur faire remarquer, lorsque tout le monde s’était installé dans le petit salon après le repas, qu’elle n’était certainement pas si fermée d’esprit et essaya de changer de sujet de conversation, en vain. Agacée de perdre son temps, Swan s’excusa d’avoir un affreux mal de tête qui l’obligeait à quitter les invités pour retrouver le calme de sa chambre. Les deux compères, dont la complicité ne faisait aucun doute, se mirent à ricaner après s’être chuchotés qu’elle allait lire un nouveau livre. Swan remarquait que leur humour lui échappait tout à fait.
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