Chapitre 6
Amber s'était levée aux aurores pour se préparer pour le pique-nique organisé par Edward Faraday. Elle avait revêtu une robe en mousseline rose pastel qui faisait ressortir ses yeux brillants. Elle avait pris plus d'une heure à se faire coiffer, exigeant de la domestique qu'elle ressemblât à une déesse grecque. Pour se donner bonne mine, elle s'était pincé les joues le plus fort possible. Elle avait préparé ses fins gants blancs et son ombrelle. Ils avaient convenu qu'Edward passerait la chercher dans son cabriolet aux alentours de onze heures, mais il était presque midi et il ne s'était toujours pas présenté au domicile des Cooper. Amber faisait les cent pas, portant sans cesse son regard sur l'imposante horloge de chêne installée dans le vestibule de la maison. Mrs Cooper était avec sa fille cadette dans le petit salon d'été, elle s'efforçait de la rassurer :
« Les Faraday sont des gens de parole. Il viendra, j'en suis sûre. Son affection pour vous ne fait aucun doute. N'oubliez pas qu'il est un gentilhomme, ses parents aussi sont de bonnes personnes. »
Mrs Cooper fut bien vite arrêtée dans sa tentative d’apaiser sa fille quand on frappa à la porte. Elle s'écria alors, prise de joie et d'un grand soulagement :
« Vous voyez, je vous avais dit qu'il était un homme d'honneur et qu'il viendrait. Du reste, il a certainement une raison qui explique son retard, certainement une affaire importante. »
Quel ne fut pas le désappointement des deux femmes lorsqu'elles constatèrent qu'il ne s'agissait pas d'Edward, mais d'un domestique des Faraday qui leur portait un pli. Mrs Cooper le saisit fermement sans proposer à sa fille de lui en faire la lecture. Elle attendit que le messager eût quitté la maison pour le lire à haute voix et faire les commentaires qui allaient avec.
Chère Amber,
Je vous avais promis de vous mener au pique-nique organisé ce jour avec mes amis, je ne vous ai pas oubliée. Cependant, je ne puis tenir ma promesse et me dois de me priver de votre compagnie ce jour. Cette absence, je peux vous l'assurer, me cause la plus grande peine. Je quitte d'ailleurs les environs pour un certain temps, je devrais être fort occupé par mes affaires à Londres.
Je reste, Mademoiselle, votre obligé,
Edward Faraday
« Il ne prend pas même la peine de préciser la raison de cette annulation, remarqua Mrs Cooper. Quelle drôle de réaction. Hier, il vous faisait la cour et aujourd'hui, il doit subitement quitter le comté ? Cela n'est pas l'attitude d'un gentilhomme ! Il a beau être bien pourvu, sa fortune ne vaut rien à côté de son arrogance et de son manque flagrant de délicatesse. Soyez bien heureuse de ne pas avoir épousé cette crapule ! Qui plus est, je n'ai jamais pu souffrir la suffisance de son père ni la magnanimité hypocrite de sa mère. »
Mrs Cooper était l’incarnation même du fait que les gens ne sont sages que tant qu’ils n’ont pas été attaqués dans leur orgueil. Quelle que puisse alors être votre faute, raisonnable ou non, votre sort en est scellé : l’on aura perdu toute bonne estime de vous. Mais aussi instable qu’est l’opinion humaine, vous aurez bien vite fait de remonter dans leur estime à grands coups de flagornerie.
Amber s'était assise, tant la déception pesait lourd sur ses épaules. Elle restait interdite, en écoutant ce que lui disait sa mère au sujet de cette famille de couards, sans pouvoir se décider à le condamner. Elle désirait croire au fond d'elle qu'il y avait certainement une raison chevaleresque à ce qu'il dût partir, mais que son sens de la discrétion et de la loyauté lui imposait de taire. Sa réflexion fut perturbée par l'arrivée de Swan.
— Que se passe-t-il ? Quelqu'un est mort ?
— Swan, ce ne sont pas des choses à dire.
— Je ne suis pas là pour un cours de civilité, tout ce que je veux savoir est la raison qui cause tant d’affliction à Amber.
— Edward a annulé son invitation au pique-nique, dit-elle gravement avec un sanglot dans la gorge.
— Ce n'est que cela ? Bon vent, Edward ! Je n'avais aucune amitié pour lui. J'imagine que nous n'aurons plus à être invités de force chez les Faraday aussi souvent qu'il a failli en devenir coutume ?
— Si cela peut vous réjouir alors tant mieux, mais gardez-le pour vous. Ne voyez-vous pas que votre sœur est mortifiée ?
— Mes yeux le voient mais mon cœur ne le comprend pas. Comment peut-elle être attachée à un homme qu'elle ne connaît pas ? Que vous, maman, vous soyez entichée de lui, ou plutôt de ses revenus, cela ne m'étonne pas. Je dirais même que la dureté du pragmatisme veut que je vous comprenne, mais il ne peut en être ainsi d'Amber.
Puis, s'adressant à sa sœur elle continua :
— Il est préférable que tu restes célibataire plutôt que d'être fiancée à un homme sans parole qui court tous les jupons de la capitale. Car l'amour n'est pas tout à fait ce que maman nous en a enseigné.
— L'amour ? Mais que sais-tu de l'amour ?, s'écria Amber en s'approchant de Swan. Tu n'aimes personne, pas même toi pour ne pas te ridiculiser en public ou vivre comme une dame et non un bête sauvage !
Des larmes coulaient sur son visage. Il n'était pas difficile de deviner que ce qui faisait souffrir Amber n'était pas les sentiments qu'elle était convaincue de porter à Edward, mais la blessure portée à son orgueil ainsi qu'à sa vanité. Son emportement était disproportionné selon Swan, pourtant elle ne le fit pas remarquer. « Ces plaisirs ont des fins violentes. Dans leurs excès ils meurent, tels la poudre et le feu que leurs baisers consument, ou pour être plus juste, que leurs lettres consument », pensa-t-elle.
— Eh bien, ce fut un plaisir de parler avec toi Amber. Excuse-moi, mais je dois aller vaquer à mes obligations de sauvageonne, on ne maintient pas une telle réputation en restant les bras croisés.
À ces mots, elle tourna les talons pour partir en direction du village. Elle se rendit à pied visiter le vieux libraire, Mr Salisbury. Avant cela, elle était retournée chez l'apothicaire afin de savoir s'il disposait de nouveau des fleurs qu'il lui avait recommandées. Il lui en restait quelques-unes, elle les paya le prix fort. Quand elle ouvrit la porte, un rayon de lumière vint inonder l'échoppe pour dévoiler une pluie de poussière. Comme de coutume, un silence absolu régnait dans le petit commerce. Elle aperçut le vieil homme, recroquevillé sur lui-même, chancelant, comme si respirer était la tâche la plus ardue qui lui eût été donnée de réaliser. Swan se baissa vers lui et plaça sa main dans son dos.
— Comment allez-vous mon ami ?
— Bien mal, bafouilla-t-il.
— Vous n'auriez pas dû venir ici, il vous faut garder le lit. J’ai amené ce qu'il vous faut. Laissez-moi vous accompagner chez vous et appeler un médecin. Pardonnez-moi d'avoir tant tardé.
Il aurait voulu la remercier de sa patience, de s'intéresser à sa personne qui ne méritait pas l'intérêt de quelqu'un de son rang mais son état ne le lui permettait pas. Elle plaça le bras du vieil homme par-dessus son épaule et l'aida à monter les escaliers pour arriver dans ce qui lui servait de logement, sous les combles du magasin. Le mobilier y était plus que spartiate, il disposait d'un lit, d'une table et d'une chaise. Elle l'emmena jusqu'à son lit où elle l’obligea à se coucher. Elle partit ensuite préparer les fleurs pour qu'il les ingérât. La pièce qui servait de cuisine, mais qui ne pouvait en réalité pas être qualifiée ainsi, était exiguë, ne bénéficiait pas d'une fenêtre et était encore plus sale que le reste des combles. Swan lui administra les fleurs puis se proposa de lui faire la lecture. Un passionné inconditionnel des livres comme lui devrait être remis plus vite sur pied avec une bonne lecture, estimait-elle.
Elle descendit dans la librairie pour choisir un livre. Elle parcourait chaque livre des yeux, elle se remémorait le souvenir que chacun lui avait procuré, elle s'arrêtait pour inspecter un ouvrage lorsqu'elle ne le connaissait pas. Tout à coup, la petite clochette de l'entrée de l'échoppe se fit entendre. Swan n'eut pas le temps de lever les yeux avant de prononcer mécaniquement :
« Désolé, mais le magasin est fermé ». Elle s’apprêtait à se confondre en excuses pour l'absence de panneau informant de la fermeture lorsqu'elle posa ses yeux sur le client qui venait de pénétrer les lieux. Ce fut comme un électrochoc, il lui sembla que ses jambes allaient la quitter, cependant elle ne laissa rien paraître. L'homme qui venait de lui apparaître n'était personne d'autre qu'Andrew, le jeune homme malappris à qui elle devait sa douleur à la cheville.
Il fronça les sourcils, étonné de la voir en ces lieux. Swan supposa que son étonnement s'expliquait par le fait que son comportement lors de leur rencontre ainsi que son langage laissaient plutôt paraître de manière évidente qu'elle appartenait à la gentry et non aux commerçants. Il eut peur de la questionner sur ses relations avec Mr Salisbury, craignant qu'elle ne fît un esclandre comme à l'occasion de leur rencontre. Préférant en rester aux politesses d'usage, il lui adressa un signe de tête en s'excusant afin de se retirer respectueusement. Il repartit aussi vite qu'il était arrivé.
La vue de cet homme était insupportable pour Swan, quoiqu'elle fût étonnée qu'il se fût comporté de manière tout à fait polie et digne d'un gentilhomme. Il avait certainement été choqué de l'imaginer fille de commerçant et avait peut-être préféré écourter cette entrevue inopinée, jugeant cela dégradant pour lui. Elle ignorait quel était exactement son rang, mais il ne faisait aucun doute qu'il appartenait à tout le moins à la petite gentry. Mais, pensait-elle, s'il avait été offusqué qu'elle fût d'un rang si inférieur au sien, pourquoi l'avait-il saluée si respectueusement, comme si elle était son égale ? Puis elle s'inquiéta d'apporter tant d'importance à ce que pouvait bien penser ce monsieur, elle s'interdit alors d'y songer davantage. Elle choisit finalement un livre qu'elle monta lire à son ami.
Le médecin fut mandé pour ausculter le libraire. Le diagnostic n'était pas encourageant, Mr Salisbury était vieux et fatigué. Il lui fallait du repos pour espérer le voir se maintenir encore quelque temps. Elle prit le chemin du retour quelques heures plus tard, quand elle fut convaincue que sa présence avait fait du bien à Mr Salisbury.
Elle emprunta les chemins de campagne, coupa par les prés, profitant des rayons du soleil et de la nature dont elle avait dû se séparer ces quelques jours où elle avait dû satisfaire à ses obligations sociales. Elle se réjouissait du départ d'Edward, peu importait la douleur que pouvait ressentir Amber, elle pensait ne pas avoir à souffrir de sitôt un bal comme l'avait promis Mr Faraday. Malheureusement, elle ne pouvait pas plus se tromper.
Mrs Cooper semblait surexcitée. Swan tenta de l'éviter en marchant sur la pointe des pieds, mais le craquement de l'une des marches de l'escalier en bois la trahit. Sa mère fondit sur elle avec une rapidité surprenante pour son âge. Elle l'informa avec grand plaisir que Mr Faraday ainsi que Mr Cooper avaient été présentés ce matin-même à Mr Brown et qu'il avait tenu sa promesse d'organiser un bal. Il aurait lieu la semaine prochaine. Mrs Cooper insista sur la nécessité d'acheter une nouvelle toilette pour chacune d'elles, bien que Swan eût peu de chance auprès d'un gentilhomme de son envergure. Cette remarque ne heurta absolument pas la jeune fille qui savait qu'elle n'était ni la plus belle, ni la plus accomplie, ni la plus silencieuse des jeunes filles et que, par conséquent, elle avait peu de chance de faire un bon mariage.
Mr Cooper se devait d'assouvir le fantasme de sa femme, il lui fallait donner d'amples détails sur ce gentilhomme généreusement doté. Afin d'établir le meilleur plan matrimonial avec Amber, il lui fallait connaître ce monsieur comme si elle l'avait déjà vu. Elle semblait néanmoins oublier que l'entrevue que son époux s'était vu accorder était trop courte pour qu'il eût pu s'en faire une opinion objective. La conversation n'échappa pas à Swan.
— Il est un homme fort poli et plein de conversation. Je crois qu'il est en vérité bien plus riche que ce qui a été répandu. La demeure de sir Brown est fastueuse et je me suis laissé dire qu'il bénéficiait en outre du protectorat d'une tante aisée. L'on m'a présenté au père, il est dans un si piètre état qu'il ne fait aucun doute qu'il ne tardera pas à rendre l'âme et de faire de son fils un homme riche.
— Quelle réjouissance ! s'exclama Mrs Cooper.
— Je n'imaginais pas que le décès d'un brave homme vous réjouirait autant, ma chère épouse.
— Un brave homme ? Mais que sait-on de lui ? Vous ne voudriez tout de même pas que je pleure des événements qui feront le bonheur de mes filles ?
— Tentez, si vous voulez bien mon aimée, de dissimuler encore votre joie, car nous ne sommes pas à l'abri qu'il soit remis sur pied. Attendez qu'il soit tout à fait enterré pour vous féliciter de voir son fils devenir votre gendre.
— Ne devrions-nous pas attendre de rencontrer ce Mr Brown avant de nous imaginer mariées avec lui ? interrogea Swan, agacée de voir sa mère souhaiter la mort prochaine d'un inconnu.
— Vous serez libre de devenir une vieille fille aigrie lorsque votre sœur aura fait un excellent mariage, en attendant, si, dans un moment d'égarement, il venait à s'enticher de vous, je refuse que vous perdiez votre temps à vouloir le connaître.
— Ne serait-il pas plus sensé d'épouser un homme que je connais ?
— À quoi bon ? La vie commune aura tout le temps de vous ouvrir les yeux sur ses nombreux défauts.
— N'est-ce pas vous qui m'avez recommandé de me tenir loin des joueurs, des tricheurs et des alcooliques ? Comment puis-je y parvenir en épousant un inconnu ? Certes, sa fortune est probablement importante, mais il peut avoir bien vite tout dépensé et, alors, que me servira-t-il d'avoir épousé un homme détestable s'il se trouve démuni ? Votre stratégie manque de raison. Je préfère épouser un homme que je respecte avec peu d'argent.
— Arrêtez-vous, vous me donnez des maux de tête ! Et par pitié, arrêtez de dire, à qui veut bien l'entendre, que vous lisez à tort et à travers !
— Voilà que la lecture vous pose aussi un problème. Je croyais qu'il s'agissait d'une occupation acceptable pour une jeune femme.
— Vous savez très bien qu'une femme doit lire, mais cela doit rester dans de justes mesures. Un livre par semaine serait déjà amplement suffisant.
— Un ouvrage par semaine ? Mais que suis-je supposée faire le reste du temps ? Flâner, comme ma sœur ? Broder et arranger des compositions florales à longueur de semaine ? Très peu pour moi.
— Vous n'ignorez pas non plus, reprit-elle sur un ton moralisateur, que le genre de livre n'est pas sans conséquence. Vous ne pouvez pas dire à des personnes extérieures à votre famille que vous lisez Mary Wollstonecraft, et encore moins que vous partagez ses idées. Je ne vous crois, d'ailleurs, pas capable d'avoir une vie aussi dissolue que la sienne.
— Je n'entends pas vivre ma vie comme elle, ni comme quiconque d'ailleurs. Je ne partage pas toujours son point de vue, mais il est vrai cependant, que je tombe le plus souvent d'accord avec elle. Il existe une différence, que tout le monde semble oublier, entre les idées et ce que l'on en fait. Je ne souhaite pas vivre ma vie aussi radicalement qu'elle a pu le faire, car je trouve cela bien trop dangereux. Mais je me refuse à voir le mal dans la lecture d'un certain auteur, quelles que soient ses idées.
— Une fille bien éduquée lit des romans, mais assurément pas des traités politiques ! Pouvez-vous me promettre d'arrêter de lire de tels ouvrages ? implora Mrs Cooper.
— Oui, je le puis. Car j'ai déjà épuisé tous les écrits politiques que contient la bibliothèque de papa ou que possède Mr Salisbury. Mais je peux, cette fois, vous promettre sincèrement de ne pas faire étalage de ces lectures, car je sais qu'elles pourraient porter préjudice à toute la famille, y compris à Amber. En échange, je vous engage à ne plus me faire de remontrances lorsque je lis un ouvrage qui ne sied pas, selon vous, aux femmes.
Les deux femmes tombèrent d'accord.
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