Chapitre 9

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  Swan chevauchait depuis une demi-heure et constatait que le ciel se faisait de plus en plus menaçant, mais décidait de ne pas s'en préoccuper. Elle emprunta des chemins sinueux, pavés de ronces et de rochers. Le ciel était désormais couvert de nuages d'un gris couleur cendre, ils s'étalaient dans la vaste étendue céleste avec vélocité. Plus elle avançait, moins le chemin était praticable, elle dut abandonner son cheval au bord de la route pour finir le chemin à pied. Elle le sangla à un vieil arbre robuste.

  Quand elle eut gravi la montagne, elle se trouva face à un escarpement qui aurait dû lui donner le vertige. Cependant, Swan se sentait plus libre que jamais. Elle sentait le vent passer à travers ses vêtements et rafraîchir ses joues. Le ciel augurait une pluie torrentielle, le tonnerre commençait à gronder au loin. Il lui fallait partir avant que le chemin ne devînt boueux et lui causât un accident.

  De son côté, Mr Brown se rendit dans la demeure familiale pour s'enquérir de la santé de son père ainsi que pour diligenter des domestiques de préparer ses affaires. Il ne doutait pas que le domaine avait un jour été splendide et rayonnant, mais il l'avait découvert sinistre, baignant dans une atmosphère mortuaire. L'on devait cela à l'état de son père, qui avait, de jour en jour, la jambe un peu plus dans la tombe. Les médecins avaient tout tenté, toutes les plantes, des dizaines de saignées, même les prières ne pouvaient rien pour ce riche homme.

  Lorsqu'il pénétra dans les lieux, Andrew fut frappé par l'odeur nauséabonde qui y régnait. La senteur de putréfaction qui frappait ses narines laissait supposer que son père était déjà rongé par les vers, et que des mouches grouillaient hors de sa bouche. Et si ce n'était, en réalité, pas ce qu'il trouva en poussant la porte de la chambre de sir Brown, ce ne fut pas bien loin de la réalité.

  L'homme, ou ce qu'il en restait, était dans un état de décrépitude avancé, les yeux globuleux et dans le vide, il était difficile d'y discerner encore un soupçon de vie. Bien entendu, il lui était impossible de dire mot, ce qu'Andrew ne déplorait pas. Sir Brown poussait de longs râles douloureux et fatigués, comme si son âme tentait de s'extraire de son vieux corps à chaque expiration.

  Andrew prit place à côté du lit. Il expliqua les dernières nouvelles à son père, sans savoir si celui-ci l'entendait ou le comprenait vraiment. Sa relation avec son père n'avait jamais été plus que cordiale et bien souvent elle avait été chaotique. Pour autant, Andrew estimait de son devoir de tenir compagnie à son parent. Son devoir trouvait du moins la limite que son cœur pouvait supporter, et, dès lors qu'il craignait de se métamorphoser en charognard, il quittait son père. Il lui conta sa décision de s'installer dans la petite demeure de Mr Cooper, qu'il avait dû repousser la partie de pêche en raison du mauvais temps et d'autres affaires qui avaient eu cours avant son départ de Londres.

  Un serviteur perturba son monologue pour l'informer que l'orage risquait d'être diluvien et qu'il valait mieux attendre qu'il soit passé pour penser à déplacer ses affaires. Il était hors de question pour Andrew de passer une nuit de plus dans cette maison dantesque. Il ordonna au valet de faire charger ses malles dans l'une des voitures de son père : il se chargerait lui-même de l'acheminement jusqu'à la lodge des Cooper. Il réussit à mener ses premières malles sans difficulté jusqu'à leur destination et revint à son point de départ pour charger les suivantes. Les trombes d'eau devenaient de plus en plus violentes et les rafales de vent abondaient, ce qui faisait hurler les conduits de cheminée, claquer brutalement les volets et vaciller les flammes des chandelles. Andrew n'était pas mécontent de quitter les lieux sur l'heure.

  Swan avait sous-estimé la fulgurance avec laquelle l'orage s'approchait, elle n'allait pas tarder à se trouver prise au piège. Elle décida de se presser davantage. Les coassements soudains des corbeaux la firent sursauter. Son émotion fut bien vite refroidie par la pluie qui commença à s'abattre sur elle. Il lui semblait qu'elle avait marché bien longtemps et ne trouvait pas son cheval, elle avait dû se tromper de chemin. Il était hors de question de revenir sur ses pas en montant de nouveau la colline car le sol au retour serait trop accidenté. Elle décida de faire le tour de la colline à pied. Malheureusement, elle partit du côté opposé à celui où elle avait laissé Liber. Une vingtaine de minutes plus tard, Swan commençait à s'enfoncer dans la boue glissante.

  De son côté, Mr Brown avait réussi sans trop de mal à faire l'aller-retour pour y acheminer ses biens. Alors qu'il s'apprêtait à repartir pour le second voyage, il revint sur ses pas afin de s'assurer qu'un bien d'une importance certaine n'avait pas été oublié. Il dut se résoudre à passer le pas de la porte de la demeure qu'il venait de quitter et qu'il n’espérait pas visiter de sitôt. Soudain, l'atmosphère morbide le saisit au plus profond de son être. Des frissons parcoururent sa nuque et électrifièrent tout son corps. Il dut interpeller un serviteur pour lui demander s'il avait pensé à charger le mouchoir brodé par sa mère avec ses initiales dans une des malles. Le domestique répondit par la négative et l'informa qu'il avait cru devoir le ranger avec les autres affaires de feu madame. Mr Brown fronça les sourcils et s’étonna que son père eut gardé des biens appartenant à sa défunte femme, si ce n'est sa fortune. Le serviteur lui indiqua qu'ils étaient tous rangés dans le tiroir du bureau situé dans la bibliothèque.

  Il s'arma de tout son courage pour s'enfoncer un peu plus à chaque pas au fond du long couloir sombre, tout comme son père s'enfonçait plus chaque heure dans le trépas. Les planches du sol craquaient et grinçaient sous ses pieds, seuls bruits qui venaient briser le silence absolu qui gouvernait la maison. Il arriva enfin, à travers la pénombre, jusqu'à la bibliothèque.

  Il craignait d'être déçu par ce qu'il allait trouver. Et s'il n'y trouvait que de vieux torchons ou d'autres choses impersonnelles ? La curiosité était cependant trop forte, il décida d’ouvrir le tiroir. Il y trouva en effet le mouchoir que sa mère lui avait brodé quelque temps avant sa disparition. Il était accompagné d'autres objets : un sautoir de perles blanches qu'elle arborait à chaque soirée mondaine, son livre favori qu'elle lisait certains soirs à son fils, sa brosse sur laquelle il restait une poignée de cheveux décolorés par le temps, et un très élégant éventail de nacre qu'elle avait ramené de son voyage de noces en Grèce. Andrew avait peu de souvenirs de sa mère, il s'en souvenait comme quelqu'un de doux, de bon, de droit et de toujours juste. Elle était aussi très belle, il retenait particulièrement sa large chevelure blonde bouclée et ses joues roses, le reste de son visage s'était évanoui dans ses souvenirs. Cette douceur avait disparu de sa vie en même temps que sa mère s'en était allée. S'il avait seulement dû dire au revoir à son innocence volée par ce départ précipité, son enfance aurait pu ne pas être que désespoir ; c'était sans compter sur son père. Il avait toujours été un homme froid et distant, avec elle comme avec leur fils. Les années n'avaient rien arrangé, le baronnet s'était enlaidi d'extérieur comme d'intérieur. Il était devenu taciturne, et lorsqu'il parlait c'était pour être blessant. Revoir tous ces objets qu'il croyait disparus depuis qu'il avait sept ans avait ravivé en lui de profonds sentiments qu'il croyait éteints depuis fort longtemps.

  Après avoir repris ses esprits, il ouvrit le deuxième tiroir afin d'en vérifier le contenu. Ce dernier était couvert sur le fond d'une tapisserie rose florale, ce qui n'était pas le cas du premier tiroir qui était simplement fait de bois. Il se dit que la tapisserie avait dû être arrachée. Il ferma les tiroirs après s'être saisi du mouchoir et quitta la bibliothèque.

  Tout à coup, une pensée naquit dans son esprit confus et embué de larmes. Il revint d'un pas empressé vers le bureau. Il tira à lui le deuxième tiroir et souleva son fond en bois : il s'agissait d'un trompe-l’œil, l'on avait installé un faux fond pour cacher quelque chose. Cette chose n'était rien d'autre qu'une lettre. Elle avait été décachetée. Il observa la pliure parfaitement réalisée, le sceau de la famille de sa mère et une écriture soignée, le tout adressé à sir Brown. Andrew ne prit pas le temps de se demander s'il était bien ou mal de la lire, il succomba sans attendre à son irrésistible envie.

Mon cher et tendre époux,

J'espère qu'à la lecture de ces mots vous me permettrez toujours de vous appeler ainsi. Vous souvenez-vous de l'époque où nous nous sommes rencontrés ? Pour ma part je m'en souviens comme si c'était hier. Lorsque mon regard s'est posé sur vous, j'ai su que vous étiez l'homme que je voulais épouser. Que je sois foudroyée sur l'instant si j'ai tort en disant que j'étais la plus heureuse du monde lorsque vous avez demandé ma main à papa. Nous avons partagé sept belles années ensemble et je ne regrette aucun moment passé en votre compagnie.

Je dois, cependant, reconnaître que je regrette un épisode malheureux, qui a encore des conséquences aujourd'hui. Oserai-je vous l'écrire, mon bien aimé ? Me le pardonnerez-vous ? Il est dans la nature humaine, du moins c'est ce dont je tente de me convaincre chaque jour, de s'égarer du droit chemin lorsque la situation est trop pesante. Je ne vous ai encore confessé pas même la moitié de mon fardeau et voilà déjà que ma plume semble peser plus que je ne puis porter.

Lorsque vous étiez parti en Irlande pour y régler vos dernières affaires, vous le savez, vous et l'ensemble de l'équipage aviez été portés disparus. Quelle ne fut pas la stupeur dans laquelle cette nouvelle m'a plongée. On ne tarda pas à me dire que le bateau avait sans doute coulé et que jamais plus je ne vous reverrai. Vous souvenez-vous alors qu'à votre retour votre frère était présent, même s'il s'en est allé tout de suite après ? Il a été l'épaule sur laquelle j'ai pleuré à chaudes larmes toutes ces heures, l'oreille à laquelle j'ai confié toutes mes peurs et mon chagrin. Je n'étais alors qu'une frêle chose. La proximité conséquente à nos échanges et le réconfortant reflet de votre âme en lui, dû à votre fraternité, m'ont poussée à commettre l'irréparable.

Je devrais me taire, n'en souffler mot, jamais. Je sais que j'ai tort de vous en faire part aujourd'hui, mais cette charge me hante et me tue à petit feu. Je ne peux plus ! J'en ai déjà trop dit. Je ne me pardonnerai pas de vous mettre ainsi à la torture ! Notre fils, Andrew, partage votre sang en ce qu'il est votre neveu et non votre fils. Il est l'enfant de votre frère, l'enfant du péché, quoique sur le moment je crusse vous retrouver une dernière fois.

Quelle effroyable ironie me frappa quand je découvris que l'homme que j'avais tant espéré revoir vivre n'était jamais mort et prétendait reprendre sa place naturelle, tandis que la situation commandait que vous nous ayez quitté pour de bon. Je n’eus jamais le courage de vous avouer cette double trahison. Je sais d'ailleurs que vous ne me le pardonnerez jamais, j'accepte avec humilité le juste châtiment que vous voudrez bien infliger à mon crime.

Après cette offense il me faut avoir l'audace de vous demander une ultime faveur. N'en dites mot à Andrew, si vous pouvez trouver au fond de votre cœur encore un peu d'amour à son endroit.

Votre humble et dévouée épouse,

Carol

  La foudre s'abattait soudain non plus à l'extérieur de la maison, mais au plus profond de l'être de Mr Brown. Une tempête de pensées lui soulevait le cœur : sir Brown n'était donc pas son père ? Ce pesant secret expliquait les relations tumultueuses qu'il avait entretenues avec celui qu'il avait toujours tenu pour son père. Pire encore, ce douloureux aveu couché par écrit semblait expliquer l'origine de la haine qu'il avait vue sir Brown livrer à son épouse, son enfance durant. Un étourdissement le saisi. Il eut beaucoup de peine à arquer les genoux pour s'asseoir sur le fauteuil du bureau. Il se porta les mains au visage pour tenter de stopper cette sensation de tournis infini et grandissant. Devait-il être affligé par une telle nouvelle ou devait-il se sentir enfin défait de tout lien avec cette personne qu'il avait toujours exécrée ? La morale réprouvait qu'il abandonnât à son triste sort l'homme qu'il avait présumé être son père.

  Il se demandait aussi si sir Brown avait jamais lu la lettre. Sa mère aurait pu écrire la missive et ne jamais se résoudre à la lui donner avant son décès, elle l'aurait cachée et aurait été déménagée toutes ces années avec le bureau. Le sceau de Madame était pourtant coupé, signe que la lettre avait été refermée pour être confiée à son destinataire et que ce dernier l'avait ouverte. De plus, la froidure des relations entre eux laissait peu de place au doute. Soudain, un soupçon glaça le sang de Mr Brown. Si sir Brown avait, dans un accès de colère, assassiné son épouse ? Cette hypothèse lui paraissait tellement convaincante, compte tenu de la mort brutale qu'avait connu sa mère, que cette fois, il ne lui était plus possible de se tenir une minute de plus dans l'enceinte de la maison. Il bondit de sa chaise en n'oubliant pas la lettre avec lui. Le choc le conduisit à ranger la lettre dans la poche intérieure de sa veste, et ses inquiétudes dans un coin de sa tête.

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