Chapitre 17
Au début de l'automne, alors que le mois de septembre préparait ses premières feuilles mortes, une délicate chaleur se faisait encore sentir l'après-midi. Cette douceur avait décidé Swan à investir le salon pour s'adonner à l'aquarelle, un passe-temps qui lui permettait de célébrer à jamais la beauté des paysages que la campagne ou son esprit lui donnaient à voir. Elle peignait un lac écossais qu'elle n'avait jamais vu de ses yeux, mais tel qu'elle avait pu l'imaginer dans un livre de voyage illustré qu'elle avait tant et tant feuilleté durant son enfance. Elle s'affairait à représenter l'étendue d'eau qui capturait les reflets du soleil froid du nord du royaume, sans oublier le château en ruine qu'elle imaginait, au loin, perché sur une majestueuse colline qui dominait l'entièreté de ce monde.
Son escapade artistique fut interrompue par l'entrée de Mr Cooper et de son épouse.
— Nous devrons bientôt appeler Mr Brown « sir Brown » car il est sur le point de devenir baronnet. Edith, la cuisinière au service de sir Brown a affirmé à Thomas, qui me l'a rapporté lui-même, que le vieil homme vit ses dernières heures. Il est apparemment livide et froid sur toutes les extrémités. Les médecins qui se sont présentés ont tous eu le même diagnostic, il est condamné.
— Cela est très dommage, mon cher, dit Mrs Cooper l'air peu concerné, tout en arrangeant une composition florale.
— Je crois qu'il nous faut entourer notre ami, son fils.
— Quant à moi, je crois que la fortune considérable dont il va jouir et le titre dont il va hériter, auront bien vite séché ses larmes d'orphelin.
— Cela va sans dire. Mais, pensez-y, en lui apportant tout notre soutien, nous affirmons notre intérêt amical. Il sera, par conséquent, tenu de nous rendre des visites aussi souvent que de coutume. Il sera alors plus facile de lui soumettre l'idée d'un mariage avec Amber.
— Pensez-vous qu'il y ait toujours un espoir qu'il épouse Amber ?
— Certainement. J'estime que nous l'avons mal jugé. Nous l'avons tenu pour un homme semblable à ce que nous sommes. Il n'en est rien. C'est un homme riche, qui ne saurait tarder de devenir encore plus puissant. Il aurait été malvenu pour lui de contracter une union jugée déplaisante par son père, au risque de se voir exhérédé. Tant que son père respire, il lui est impossible de prendre épouse, quelle que soit la passion que celle-ci lui inspire. Nous ne connaîtrons ses intentions à l'endroit d'Amber que lorsque sir Brown aura rendu l'âme. En outre, il nous a toujours semblé charmé par Amber, il a, cela à maintes reprises, apporté des fleurs, complimenté ses dons au piano et n'oubliez pas cette soirée où il n'a pas manqué d'affirmer que celui qui épousera Amber sera le plus chanceux des hommes.
— En effet, vous avez raison. Ces mots résonnent encore dans mon cœur ! Je prie le ciel pour que l'avenir vous donne raison.
— C'est donc décidé, nous l'inviterons le plus possible après que sir Brown nous aura quittés.
Plus tard dans l'après-midi, on apprit le décès du vieil homme. La nouvelle donna lieu à de nombreux commérages, elle était au centre de toutes les conversations. Swan ne saisissait pas d'où provenait autant d'intérêt pour la mort d'un inconnu. Feu sir Brown avait quitté la ville pour soulager ses poumons, mais son état n'avait jamais permis qu'il reçût quiconque en sa demeure, si ce n'était les médecins. Les habitants du village ne l'avaient jamais rencontré, ils ne l'avaient même jamais aperçu brièvement, tout ce qu'ils savaient de lui était qu'il avait un fils, beau et fortuné. Il était incontestable que ce soudain intérêt pour le cadavre de sir Brown résultait de l'existence de son très convoité fils.
Dans la famille Cooper, on avait décidé de laisser le nouveau sir Brown se recueillir humblement, avant de se manifester à sa vue. Swan hésita à s'enquérir de la santé de Mr Salisbury, mais elle craignait d'être la première à lui annoncer le décès de son frère, une tâche qui ne lui revenait pas. Naturellement, cela incombait à sir Brown. Elle aurait voulu lui ôter cette cruelle responsabilité, pour le soulager en une telle occasion, mais la décision ne lui appartenait pas. Elle devrait attendre que celui-ci sollicitât pareille chose. Elle jugea plus raisonnable de ne pas quitter la maison. Elle seule connaissait le secret que sir Brown avait récemment découvert. Elle imaginait avec peine ce qu'il pouvait ressentir du fait de la mort de cet homme qu'il avait toujours cru être son père. Se sentait-il blessé de la pire perte, comme l'on souffre le départ d'un parent ? Ou, au contraire, se sentait-il enfin défait d'un lien trop pénible à supporter ? Savait-il, lui-même, que penser du décès du vieil homme ?
Quand l'heure du dîner arriva, on ne manqua pas de parler du décès de feu sir Brown. La réaction des parents de Swan n'avait pas étonné cette dernière, en revanche, celle de sa jeune sœur la laissa perplexe. Amber semblait ravie du décès de sir Brown. Vraisemblablement, elle aussi, avait déjà évalué tout l'intérêt de l’événement. Swan avait pourtant cru sa sœur sincère, elle avait toujours voulu croire qu'elle le tenait en haute estime pour d'autres qualités que sa fortune familiale. Il n'en était rien. Désormais, Swan n'éprouvait plus de honte à se féliciter que le gentilhomme n'eût pas demandé sa main. L'idée d'un mariage de raison l'exaspérait au plus profond d'elle-même, il lui était impossible de concevoir une vie aux côtés d'un être qu'elle ne respectait pas, au seul motif qu'il était en mesure d'assurer sa subsistance. Cela n'effrayait pas le moins du monde Amber qui s'entichait volontiers des hommes, pourvu qu'ils fussent fortunés.
Sir Brown avait affirmé à Swan qu'il n'éprouvait aucun sentiment à l'égard d'Amber, cependant, elle se donnait le droit d'en douter. En effet, ses parents n'avaient pas eu tort : comment justifier les attentions du gentilhomme de ces dernières semaines, autrement que par une inclination sincère de sa part ? Sa retenue, son attente avant de faire sa demande officielle, venait peut-être de la crainte d'être déshérité par son père qui devait, selon ce qu'il lui en avait dit, être un homme fier qui n'aurait sans doute pas souffert que son fils se rabaissât par une telle union. Fallait-il, alors, s'attendre à une demande en mariage prochaine, ainsi que le pensaient les époux Cooper ? Alors que Swan s'était, jusqu'alors, refusée à considérer cette éventualité, ses certitudes commençaient à vaciller. Elle savait sa sœur parfois naïve mais pas idiote, elle se questionnait sur l'assurance de celle-ci. Jamais Amber n'avait semblé douter des intentions de sir Brown, même lorsque ses parents étaient convaincus que tout espoir était perdu. Bien que sir Brown eût nié tout engagement informel entre eux, aux yeux de Swan, il s'agissait de la seule raison qui expliquait le comportement d'Amber. Qui plus est, sir Brown n'était aucunement tenu de dire la vérité à celle qui allait peut-être devenir sa sœur. Il avait peut-être usé du prétexte de leur amitié pour endormir en elle tout soupçon de leur projet de mariage.
Swan passa la soirée entière à revivre par la pensée toutes les conversations qu'elle avait eues avec sir Brown, à tenter de discerner un lapsus, un sourire, un geste, destiné à sa sœur, qu'elle n'aurait pas identifié sur l'instant. Ces efforts furent de peu de secours, elle ne trouva rien de plus qui lui permît de trancher dans un sens ou dans un autre. Elle eut une nuit agitée et très courte et cela ne manqua pas de se répercuter sur son teint, le lendemain matin.
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