Chapitre 31
Quand Swan ne savait plus où chercher de logement, elle utilisait son temps libre à écrire. Elle profitait du fait que le papier et l'encre soient payés par son frère. Elle avait tant besoin d'écrire qu'elle amassa un nombre conséquent de pages. Elle avait terminé une première histoire et voilà qu'elle en commençait une deuxième. Elle écrivait des histoires heureuses, dans lesquelles les problèmes étaient résolus par les héros. Elle n'avait pas le cœur à écrire des histoires aussi tristes et pénibles que sa vie l'était ou qu'elle allait le devenir.
Swan s'était assoupie, ayant trouvé le sommeil grâce à quelques verres de vin, et fut réveillée en sursaut. Des bruits se faisaient entendre depuis l'entrée de la maison. Elle se précipita dans les escaliers avant d’apercevoir son frère. Harry, comme à son habitude, était indéniablement alcoolisé. Il n'était pas seul, il avait amené avec lui deux jeunes femmes. Elles aussi semblaient avoir abusé de la boisson. Elle aperçut entre les barreaux des escaliers son frère caresser l'une d'entre elle et embrasser la seconde. Tous poussaient des râlements et des rires gras, ce qui laissait présager de la suite des événements. Swan se leva aussi vite que ses jambes lui permirent et accourut dans la chambre de sa mère.
— Mère ! Il nous faut quitter cette maison au plus vite !
— Mais pour aller où ?
— Je ne sais pas. Mais toute autre maison serait plus enviable à celle-ci.
— Pourquoi tant de précipitation ?
— Allez voir vous-même à quoi votre fils est en train de se livrer. Il n'a même pas la pudeur de se cacher dans les auberges et autres taudis ! Que vont dire les gens ? Sachant que nous vivons sous son toit ! Si cela venait à se savoir, les commères seraient capables de dire que nous participions à ces soirées de débauches et de vice. Nous serions alors perdues ! Je crains que nous ne le soyons d’ores et déjà. Oh, maman ! J'ai supplié tout le monde de toutes mes forces pour que nous ne nous trouvions jamais dans une telle situation ! Je maudis papa d'avoir donné sa confiance et nos chances de survie à cette crapule qu'est Edward ; je maudis Edward d'avoir si peu d'honneur et de nous laisser livrées à notre sort ; je maudis ma sœur de l'avoir épousé et vous de nous l'avoir présenté ! Je me maudis moi-même de ne pas avoir essayé plus fort de convaincre chacun de vous de changer d'avis.
— Cessez de vous tourmenter. Si vous ne tenez pas le coup, comment suis-je supposée tenir ? Vous êtes la plus forte de nous deux, dit-elle en explosant en larmes.
Swan sécha ses larmes, inspira profondément et se rappela qu'il n'était d'aucune utilité de pleurer. Elle saisit la main de Mrs Cooper et lui jura que tout irait bien. Elles prirent la décision de partir au plus tôt, quand bien même elles devraient partir pour un loyer au-dessus de leurs moyens.
Le lendemain, Swan avait rendez-vous avec Jane Harper. Elle lui expliqua toute la situation dont cette dernière n'était absolument pas au courant. Elle s'excusa et expliqua qu'elle était à mille lieues de penser qu’Harry se comporterait aussi mal. En revanche, elle était moins étonnée par le comportement d'Edward. Swan passa sous silence la demande en mariage qu'elle avait reçu de sir Brown, honteuse d'avoir laissé passer pareille opportunité au regard de sa nouvelle situation. Elle lui dit aussi qu'elle comptait partir très prochainement et qu'il lui fallait lui faire ses adieux, ne sachant quand elle pourrait la revoir. Jane posa sa main sur le bras de son amie et déclara, pensive :
— Il y a peut-être une solution… ce n'est sans doute pas à la hauteur de vos espérances, mais j'imagine qu'elle vaut mieux que la rue. Mon oncle possède un ancien local qu'il n'exploite plus et qu'il n'arrive pas à vendre. Avec un peu d'aménagements il pourrait vous servir de logement à votre mère et à vous.
— Cela serait merveilleux ! s'écria Swan les yeux brillant d'espoir.
— Je crains que vous n'ayez pas saisi les inconvénients de la chose. Il s'agit d'un local exigu, de sorte que vous n'aurez pas d'intimité avec votre mère. Vous ne pourrez pas non plus recevoir quiconque de bonne famille en ces lieux. Les conditions de vie seront bien moins confortables que celles que vous avez connues jusqu'alors. Et ce, d'autant que le local est situé dans les quartiers commerçants de Londres.
— J'ai bien peur que nous n'ayons pas même les moyens de rêver à la qualité de vie que nous avons connue. Votre offre est la meilleure nouvelle que j'ai reçue depuis des mois ! Venez là que je vous prenne dans mes bras ! Nous devons aller voir votre oncle, séance tenante !
Un bail fut signé entre Mrs Cooper et les Johnson. Les époux expliquèrent qu'ils auraient été plus que ravis de les recevoir chez eux, s'ils en avaient eu la place. Ils avaient dû consentir de réels efforts pour pouvoir vivre dans la maison qu'ils avaient acquis au village, tout en y hébergeant leur nièce, si bien qu'il était impossible d'y accueillir deux femmes de plus. Le loyer pour le local fut conclu pour deux livres mensuelles, cela correspondait tout juste à ce que les Cooper pouvaient s'offrir, mais la sauvegarde de leur réputation valait au moins cela. Les clés leur furent délivrées sur-le-champ et elles s’empressèrent de faire leurs malles.
— Swan, puis-je emmener mon service en porcelaine ? demandait Mrs Cooper.
— Vous savez bien qu'il n'est plus le vôtre et que mon adorable frère ne consentira jamais à vous laisser ce qu'il pourrait revendre pour se payer quelques bouteilles ou la compagnie d'une femme.
— Et qu'en est-il de mon tapis que votre oncle avait ramené d'Italie ?
— Maman ! Comptez-vous vraiment me poser la question pour chaque objet de la maison ? Et puis, je doute qu'il tienne dans le petit local de Mr Johnson.
Tandis qu'elles s'affairaient à vider la chambre de Swan, celle-ci posa les yeux sur son violoncelle. Celui que son oncle lui avait offert. Elle s'arrêta net, repensant à tous les souvenirs qui étaient attachés à l'instrument : la première fois qu'elle avait fait parcourir l'archer sur les cordes qu'elle avait maltraitées ; la dernière fois qu'elle en avait joué devant sir Brown, à l'occasion d'une soirée qui avait été si heureuse et pleine d'innocence. Elle savait qu'elle devait s'en séparer. Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Je peux me résoudre à abandonner ma vaisselle et mes bibelots, mais pas à votre sourire. Nous allons passer par des moments si graves, votre sourire nous sera indispensable, elle posa sa main sur l'épaule de sa fille. Je crois que nous arriverons à lui faire de la place, dussé-je n'avoir qu'une robe. Du reste, il n'appartient pas à Harry, contrairement à tout ce qui nous entoure. Prenez aussi toutes les feuilles et l'encre que vous pouvez, c'est un luxe que nous ne pourrons plus nous offrir.
Swan se laissa convaincre, et ajouta aux quelques vêtements qu'elle emmenait son violoncelle, ses manuscrits, toutes les feuilles qu'elle trouva et un encrier.
— J'ai l'impression de voler mon frère. Qu'allons-nous devenir si, à peine miséreuses, nous nous livrons au larcin ?
— Ne vous chagrinez pas pour ce bon à rien qu'est votre frère. Nous l'avons mal éduqué et j'en paie les conséquences aujourd'hui. Il mérite bien que vous lui voliez quelques pages, alors qu'il nous a refusé toute aide.
Après avoir préparé toutes leurs affaires, il fut temps de dire adieu aux amis proches. Les Johnson, les Faraday et Amber furent notamment salués. Quand le tour fut venu de dire adieu à sir Brown, Swan en dissuada sa mère. Elle craignait de s'effondrer devant lui et, compte tenu des circonstances, il ne lui restait bien plus que sa fierté.
— Je crois qu'il serait préférable de ne pas lui dire au revoir. Comprenez, s'il a toujours fait preuve de politesse envers nous malgré notre différence sociale, il ne peut plus en être ainsi. Nous sommes frappées par la déchéance sociale, au point qu'il serait insultant de nous présenter chez lui. Un homme de sa qualité ne saurait traiter en ami des femmes sans le sou. Tâchons de partir la tête haute.
— Mais sir Brown n'est pas homme à dédaigner ses amis…
— Sir Brown est avant tout un noble. Imaginez la douleur que nous éprouverons lorsqu'il aura refusé de nous adresser la parole après avoir appris notre situation. N'oublions pas que nous ne faisons désormais plus partie de la bonne société. Et, si vous doutez encore de cela, notez bien qu'il ne nous a pas rendu une seule visite depuis la mort de papa. Cela montre bien qu'il ne désire aucunement avoir affaire avec des gens de notre condition.
Ses yeux s'étaient embués à ces mots.
Il restait encore à Swan à faire ses adieux à Andy, le cochon auquel elle s'était attachée. Quand elle arriva devant l'enclos, elle ne trouva pas trace d'Andy. Lorsqu'elle vit son frère, elle lui demanda où était passé son cochon.
— Je l'ai mangé, pardi ! répondit-il avec un sourire de fierté.
— Andy ! s'effondra Swan.
— À moins que tu ne parles de cette horreur de cochon nain ! Celui-là, je l'ai mis dans l'enclos des poules.
Swan courut en direction de l'enclos que lui avait indiqué Harry. Elle y trouva le cochon qui se précipita dans sa direction en la reconnaissant. Elle le prit dans ses bras et pleura en lui faisant ses adieux.
— Emmenez-le avec vous. Je n'en veux pas, déclara Harry.
— Comment ? Mais nous allons vivre en ville !
— Comme vous voulez, ajouta-t-il en se mouchant le nez d'un revers de main. Je vais le tuer alors, déclara-til en se saisissant d'une hache.
— Il vient avec nous ! s'écria Mrs Cooper qui avait assisté à la scène. Il est plus fidèle que certains fils, il pourrait nous être utile.
Il ne resta plus qu'à convaincre Harry de remettre le pur sang de Swan à sir Brown puisque, contrairement au reste de la maison et de ses meubles, le cheval appartenait à Swan et non à son frère. Elle réalisait un sacrifice qui lui coûtait beaucoup en abandonnant ce cheval qu'elle avait appris à tant aimer après la disparition de son cher Liber, si bien qu'il lui était impossible de le laisser aux mains d'Harry qui aurait probablement laissé la pauvre bête mourir de faim.
Elles se résignèrent à quitter ainsi Bedford, accompagnées de leur fidèle Andy.
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