Chapitre 36

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  Sur les bords de la Tamise, Swan avait pris l'habitude de s'asseoir et de contempler le soleil se lever, au travers des épais nuages cendrés. Le reflet timoré des pâles rayons du soleil matinal avait un effet apaisant. Elle attendait ensuite que la ville se réveille et elle contemplait, avec nostalgie, les passants défiler sous yeux. Le spectacle qui s’offrait à ses yeux lui permettait d’oublier un temps la rudesse de sa nouvelle vie. Elle se souvenait mélancoliquement de la douceur de sa vie passée. Elle se remémorait son bonheur, ce bonheur qui appartenait à un temps si éloigné qu’il semblait ne jamais avoir existé. Elle avait pris l'habitude d'être invisible aux yeux de la bonne société, personne ne la regardait, personne ne se risquait à lui parler. Une fois, elle aperçut un homme, bras dessus dessous avec une femme très élégante. Le dandy s'arrêta en arrivant au niveau de Swan et demanda à sa femme d'en faire autant. Swan ne prit pas même la peine de regarder l'homme, convaincue que personne ne prêtait attention à elle.

  « Voyez, cette créature, dit-il à la dame qui l'accompagnait. Je l'ai rencontrée une fois, chez des amis. Elle s'était conduite de la manière la plus irrévérencieuse qui puisse être pour une femme. L'on me l'avait présentée comme une femme de bonne famille. Je constate qu'il n'en est rien. Voyez où les frasques de la gent féminine mènent. La liberté d'une femme ne peut mener qu'à la dépravation et au caniveau. »

  À ces mots, Swan tourna la tête. Elle constata d'abord qu'il était question d'elle et reconnut vite Mr Hardy, l'homme qu'elle avait refusé. Il pressa alors son épouse de repartir, craignant, ainsi qu'il l'avait dit, qu'elle ne les mordît. Cette rencontre aurait pu faire naître chez Swan des regrets ou un sentiment de honte, cependant le comportement outrageux de Mr Hardy eut tout l'effet contraire de celui qu'il avait recherché : elle n'avait ressenti aucune jalousie à la vue de son bonheur marital, elle n'avait pas non plus regretté un instant d'avoir refusé cet homme qu'elle trouvait désormais parfaitement ignoble et cela avait affermi son caractère.

  Elle avait tenté de trouver un emploi à divers endroits, mais sans recommandation de la part de sir Evans, personne ne voulait l'employer comme gouvernante. On n'avait d'ailleurs pas de besoin dans la couture. Et alors que Swan avait perdu tout espoir quant à sa situation financière ainsi qu’à son avenir, une visite pour le moins inattendue lui apporta enfin du baume au cœur. Un gentilhomme s'était présenté à la première heure de la journée. Ce fut Mrs Cooper qui lui ouvrit la porte. Tandis qu'il se tenait sur le seuil de la porte, la pauvre femme échappa un cri d'étonnement qu'elle dissimula à peine sous sa main qu'elle avait brusquement posée sur sa bouche. Swan, qui était en train de lire un journal qu'elle avait trouvé dans une poubelle à quelques rues de là, se pencha sur la table pour tenter d'identifier le mystérieux visiteur qui semblait provoquer de vives émotions en Mrs Cooper. Elle ne parvenait pas, malgré les froncements de sourcils, à distinguer autre chose qu'une silhouette à contrejour dans le cadre de la porte. Elle se leva lorsque sa mère se tourna vers elle et exigea qu'elle vînt sur le champ saluer l'homme qui se tenait devant elle. La surprise qu'avait éprouvé sa mère fut bientôt celle de Swan. Elle ne sut que dire en pareilles circonstances.

  « Mr Lloyd ! Vous, ici ? », bredouilla-t-elle. Mrs Cooper s'empressa de l'inviter à entrer, ce à quoi il aurait volontiers agréé si Swan ne s'était pas interposée :

  « J'ai grand besoin de prendre l'air. Que diriez-vous d'une promenade aux bords de la Tamise ? »

  Swan désirait plus que tout l'éloigner de ce qui était devenu leur maison. Elle craignait que la vue de leurs conditions de vie n’ait raison de leur amitié. Mr Lloyd accepta avec un grand sourire. Il semblait aussi affable qu'auparavant. Sa conduite, dans ces premiers instants retrouvés aux côtés de Swan, avait été égale à celle qu'elle lui avait toujours connue. Swan s'étonnait chaque seconde de la bienveillance dont il faisait encore preuve. Comment un homme de son rang pouvait accepter de paraître en sa compagnie après le revers de fortune qu'elle avait connu ? Elle se demandait d'ailleurs ce qui le poussait à lui rendre visite. Le gentilhomme brisa le silence de Swan en premier :

  — Miss Cooper, j'ose espérer que vous vous portez bien.

  — Oui, je vous remercie, répondit-elle pleine d'humilité.

  Sa réponse ne fut pas aussi naturelle qu'elle l'eut espéré. Ces mots semblèrent lui coûter bien plus d’énergie qu'elle n'en avait. Mr Lloyd posait les yeux sur son amie chaque fois qu'il l'écoutait ou qu'il voulait s'adresser à elle. Après quelques minutes de marche, il remarqua le teint blafard de la jeune fille. Il vit aussi les cernes noirs qui entouraient ses yeux fatigués. Elle avait indubitablement perdu beaucoup de poids, ses traits avaient perdu en grâce et en fraîcheur. Son organisme paraissait avoir beaucoup souffert de la situation. Il lui était impossible de se réchauffer, elle continuait de serrer, tant qu’elle pouvait, un vieux châle de laine, pour supporter la rudesse de l'hiver.

  — Ne craignez pas de me parler, miss. Je suis votre ami, vous le savez. Vous pouvez m'exposer votre situation sans peur. Je ne serais pas un ami si je ne pouvais tout entendre.

  Cette déclaration serra le cœur de Swan. Elle aurait voulu lui parler, tout lui dire, recevoir tout le réconfort qu'il était prêt à lui donner, mais chaque mot pesait trop lourd ; avouer ce qu'elle avait vécu ces derniers mois lui était impossible. Elle avait l'impression qu'elle s'écroulerait si elle prononçait un seul mot.

  — Avez-vous des nouvelles de ma sœur ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

  — Pas de bonnes, je le regrette.

  — Mais encore ?

  — Aux dernières nouvelles, et sachez que je suis parti de Bedford il y a trois semaines, votre sœur n'était pas aussi heureuse que lors de ma dernière visite. J'ai eu vent des rumeurs. Je plains sincèrement votre sœur. L'on m'a dit que son époux avait quitté le domicile conjugal depuis deux semaines pour écumer toutes les auberges du pays.

  — Ne la plaignons pas trop dans ce cas, je préfère le savoir loin d'elle. Il m'est insupportable de les imaginer partager leurs jours et leurs nuits. Quoi qu'il en soit, le malheur semble s'acharner sur notre famille.

  — Miss, j'ai tenté de garder le silence pour ne pas heurter votre fierté, mais je ne puis faire fi du navrant spectacle qui se joue sous mes yeux. Dites-moi, comment assurez-vous votre subsistance ?

  — Je travaille… je veux dire…, je travaillais. J'ai été embauchée comme gouvernante mais j'ai dû quitter la maison qui m'employait.

  — Comment ? Que s'est-il passé ? Pardonnez-moi de supposer qu'il est arrivé quelque chose. Je connais trop bien votre force de caractère pour quitter une place qui vous aurait permis d'améliorer votre situation.

  — Disons simplement que tous les nobles ne sont pas bien de leur personne et que l'argent semble en corrompre plus d'un.

  — N'en dites pas plus, je vois de quoi il retourne. N'avez-vous pas pu vous trouver une autre place, ailleurs ?

  — Non. Ayant refusé de me soumettre à la volonté la plus absolue du père de famille, il a refusé de me payer mon dernier mois de service et de me rédiger une lettre de recommandation. Cela fait deux mois que nous vivons sur les quelques shillings que je suis parvenue à mettre de côté. Nous n'y sommes arrivées que par une volonté de fer, il nous a fallu économiser. Il y a des mois que nous n'avons pas mangé de viande ou bu de thé. Nous avons aussi décidé de ne faire qu'un repas par jour car nous nous sommes rendu compte que nous n'avions pas besoin de plus. Toutefois, nos économies ne nous permettront pas de passer l’hiver entier. Nous prions aussi pour ne pas tomber malade, auquel cas nous n'aurions pas les moyens de payer les remèdes. Je dois aussi avouer, non sans honte, que nous avons discuté hier soir de manger Andy.

  — Andy ? Qui est-ce ?

  — C'est un cochon nain auquel je suis très attachée. Cela peut paraître idiot, mais nous nous sommes aperçues qu'il était plus fidèle que mon propre frère. Je n'aurais jamais pensé l'abattre, encore moins le manger, mais notre situation ne nous laisse pas d'alternative.

  — N'en faites rien. Nous trouverons une solution. Je tiens à vous présenter des excuses, miss. J'ignorais tout de la situation qui était la vôtre. Je dois vous confesser que sir Brown m'a fait état de sa demande en mariage, ainsi que de votre refus.

  À ces mots, le cœur de Swan sembla exploser, ses jambes s'arrêtèrent net, le temps de reprendre ses esprits. Mr Lloyd feint de ne pas remarquer la détresse de la jeune femme pour ne pas plus l’embarrasser.

  — Il m'a dit qu'il ne vous avait plus revue ensuite. Il s'est renseigné auprès de votre frère qui l'a informé que vous aviez quitté le village pour Londres. Nous avions pensé qu'il s'agissait de la volonté de votre mère pour se changer les idées après le décès de votre père. À aucun moment, Andrew ou moi-même avons soupçonné que votre frère vous avait abandonnées sans le sou. Nous étions loin d’imaginer tant de cruauté de la part d'un frère. Croyez-moi, si Andrew ou moi-même avions su plus tôt, nous vous aurions tendu la main.

  — Ne vous excusez pas ! Je ne doute pas une seconde ni de votre amitié ni de votre bonté. Si vous m'aviez proposé votre aide, je l'aurais refusée.

  — Aucune situation ne saurait justifier que vous atteigniez à votre fierté, semble-t-il.

  — En effet. Quoique, je crains que ma volonté s’amollisse avec le temps qui passe et la faim qui grandit. Il y a cependant un point sur lequel je ne transigerai pas ma fierté : je vous prie de ne dire mot à sir Brown sur ma situation.

  — Je peux vous le promettre. Je regrette qu'il m'ait confié sa demande en mariage. Si je l'avais ignorée j'aurais pu vous rendre visite plus tôt. Ma loyauté m'empêchait jusqu'alors de vous rendre visite, d'autant que j’ignorais l'urgence…

  — Cessez de vous tourmenter, le coupa calmement Swan. Je suis comblée de vous voir me manifester votre amitié aujourd'hui. Cela vaut plus que tout l'or du monde.

  Ils s’arrêtèrent un instant pour contempler l'eau couler. Swan fit remarquer que la Tamise était le seul élément à Londres qui lui rappelait la liberté et la joie qu'elle avait connues avant. Quand ils se remirent en chemin, Mr Lloyd reprit :

  — À l'instant où l'on m'a informé que vous logiez dans les quartiers commerçants, j'ai su de quoi il retournait. J'ai réfléchi à différentes solutions, en tentant d'en trouver une acceptable pour toutes les parties. J'ai d'abord pensé à vous demander en mariage. Je ne me serais pas tout de suite ravisé si je n'avais pas été convaincu que vous auriez été malheureuse si vous vous étiez décidée à y consentir et que j'aurais causé une peine incommensurable à mon ami, Andrew. Je pourrais aussi, plus simplement, assurer votre avenir en vous soutenant financièrement. Mais, une fois de plus, je n'ai pas besoin de vous le demander pour savoir que vous le refuseriez. Et ainsi de suite pour chacune de mes idées, si bien qu'il ne m'est venu aucune idée digne de ce nom.

  — Il m'en reste une, dit-elle fébrilement.

  — Et quelle est-elle ? s'enquit Mr Lloyd.

  — Je ne puis vous le dire, je me sens trop faible. Nous ferions mieux de rentrer, je vous le montrerai.

  Ils prirent le chemin du retour. Ils marchèrent doucement. Swan était soutenue par Mr Lloyd. Elle lui demanda de lui parler de Bedford pour lui donner du courage. Elle perdit l'esprit quelques instants sans que son ami s'en rendît compte. Elle fut transportée à travers les champs de la campagne, se croyait à cheval, pouvait sentir le parfum des fleurs et de l'herbe, et ressentait la chaleur du soleil sur sa peau et jusque dans ses os qui avaient été gelés tous ces derniers mois. Lorsqu'ils rentrèrent, Mr Lloyd s'excusa d'avoir épuisé Swan et sortit un instant dans la rue. Il arrêta une petite fille et s'adressa à elle doucement tout en lui tendant une bourse pleine.

  « Veux-tu aller chercher de quoi manger pour trois personnes chez l'aubergiste le plus proche ? Dis-lui qu'il doit les amener à cette adresse. Donne-lui ce qu'il veut et garde le reste pour toi. Ne sors pas la bourse avant qu'il t'ait dit son prix », dit-il en lui adressant un clin d’œil de connivence.

  Mr Lloyd expliqua qu'il ne désirait pas s'imposer, mais qu'il souhaitait se faire pardonner d'avoir emmené Swan plus loin que de raison en leur offrant un repas. Les deux femmes ne virent aucune raison de s'opposer à une si délicate attention. Quand ils eurent mangé et que Swan eut repris des forces, Mr Lloyd demanda quelle était la solution qu'elle avait évoquée plus tôt. Swan désigna son violoncelle qui était adossé au mur, dans un coin de la pièce.

  — C'est un instrument d'excellente facture. Il nous permettrait de vivre quelques mois sur le prix de la vente. Une chance que mon oncle me l'ait offert.

  — Mais que va dire votre oncle s'il apprend que vous vous en êtes séparée ? Par ailleurs, ne peut-il pas vous aider ?

  — Mon oncle nous a quittés il y a des années de cela.

  — Je vous fais la promesse que vous n'aurez ni à tuer ce pauvre Andy, déclara-t-il en lançant un regard de pitié au cochon qui grattait le sol avec son museau pour chercher des miettes, ni à vendre ce que vous avez de plus cher. Prenez patience, dit-il en se levant subitement avant d'ajouter : il me faut vous laisser. Je vous rendrai visite au plus tôt.

  Il salua respectueusement ses hôtes et les quitta sur l'instant, sans exposer plus en avant ce qu'il avait en tête.

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