Chapitre 39

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  La voiture s'arrêta, Mr Lloyd saisit la mallette qu'il avait amenée avec lui et posée à ses pieds.

  — Vous devrez me pardonner ce que je m'apprête à faire. Le regard de Swan sembla poser une myriade de questions. J'ai dû m'adjoindre de la complicité de votre mère, afin d'accomplir mon méfait, déclara-t-il amusé en sortant une masse épaisse de feuilles compilées du sac qu'il avait amené avec lui. Ce sont vos manuscrits.

  — Comment ? Mais… que comptez-vous faire avec cela ?

  — Il n'est pas question de ce que je vais faire, mais de ce que vous allez en faire. Car c'est vous qui allez présenter vos manuscrits à Plimpton & Plimpton. Il ouvrit alors la porte du cabriolet à l'instant où il prononçait ces mots. Ils étaient arrêtés tout devant les bureaux de l'éditeur.

  — Avec tout le respect que je vous dois, permettez que je vous demande si vous avez perdu la raison ? Aucun éditeur n'acceptera jamais de négocier avec une femme et encore moins de risquer sa réputation pour la publier.

  — C'est là que j'entre en scène pour échanger avec Mr Plimpton. Voyez mon idée : je me présente devant l'éditeur pour trouver un arrangement pour publier vos manuscrits. Je prends le soin de dissimuler votre identité ; le livre paraît sous un nom de plume et vous jouissez de quelques revenus supplémentaires pendant que vous écrivez un nouveau roman.

  — Que je dissimule ma véritable identité ne me semble pas une si mauvaise idée, compte tenu de l'incertitude quant au succès que les romans connaîtront ; je ne pourrais que difficilement souffrir que l'on se moque de moi si je ne parvenais pas à faire une seule vente. Mais, l'idée de cacher ma nature en empruntant un pseudonyme qui appartient au sexe masculin alors même que ce sexe n'a jamais été capable d'écrire autre chose que des textes imbibés à l'excès de tentation de la chair, m'est odieuse. Cela ne se peut ! Quoiqu'une seule personne doive un jour lire l'un de mes livres, je voudrais qu'elle n'ignore pas la féminité de son auteur. Avant de m'interroger, reprit-elle après une courte pause, sur le nom de plume à employer, je dois vous demander si ce Mr Plimpton a apprécié ce qu'il a lu.

  — Assurément ! Il nous a donné rendez-vous pour convenir des conditions de la publication.

  — Vous êtes-vous présenté comme l'auteur ?

  — Non, je lui ai dit que l'auteur était très malade, qu'il n'était pas en mesure de se déplacer et qu'il m'avait mandé m'occuper de ces affaires. Mais, si vous le désirez, vous pouvez aussi bien vous présenter devant lui…

  — Mr Plimpton sera, sans aucun doute, très satisfait de rencontrer, séance tenante, l'auteur des deux récits qu'il veut publier, lança-t-elle en quittant le cabriolet. Restez ici, je saurai m'en occuper seule.

  À ces mots, elle quitta Mr Lloyd pour se présenter dans les bureaux de l'éditeur. Un jeune homme l'accueillit plutôt froidement, ignorant à qui il avait affaire. Il prit un air arrogant, sans même la saluer avant tout développement, et lui expliqua que la modiste se trouvait de l'autre côté de la rue. Swan le remercia avec la même chaleur dont il avait fait preuve, lui expliqua qu'elle avait rendez-vous avec Mr Plimpton et qu'elle insistait pour qu'il prévienne ce gentilhomme qu'elle était arrivée. Il la toisa et pouffa, sans prendre la peine de dissimuler son arrogance. Il détourna la tête et reprit ses comptes là où il en était avant d'être dérangé. Outrée par un tel dédain, Swan ne sut quelle réaction était appropriée. Elle décida, contrainte et hébétée de rebrousser chemin. Mais, à peine eût-elle laissé se refermer la porte de l'échoppe derrière elle, qu'elle rougit de sa réaction : qui était ce jeune impertinent pour lui refuser l'entrevue qui lui était due ? Qui était-il alors qu'un gentilhomme de l'envergure de Mr Lloyd avait cru en elle et n'avait pas ri de ses écrits ? Qui plus est, sa situation ne lui laissait pas d'autre choix que de retourner faire face à cet insolent, s'imposer et l'obliger à lui présenter l'éditeur. Elle emplit ses poumons, comme pour se gonfler de courage, et s'élança à l'intérieur du local de l'éditeur. Elle demanda fermement à voir Mr Plimpton. Ce à quoi le jeune irrévérencieux, le regard plein d'orgueil, leva le nez et déclara :

  « Lui-même. Qui le demande ? »

  Il eut à peine fini de dire ces mots qu'un homme âgé d'une soixantaine d'années fit irruption dans la salle, venant d'une autre pièce, certainement un bureau. Il salua très poliment Swan, sans même savoir qui elle était. Il semblait que cet homme n'avait rien à voir avec le plus jeune, il était toute politesse et courtoisie. Il interpella le jeune homme pour savoir si son rendez-vous s'était présenté. Il chercha dans sa mémoire le nom du gentilhomme qu'il devait rencontrer.

  — Floyd ? … Ou était-ce autre chose ?

  — Lloyd, Monsieur.

  — Oui ! C'était cela ! Vous connaissez ce gentilhomme ?

  — En effet. Je suis venue à ce sujet. Je veux dire, au sujet des manuscrits qu'il vous a soumis.

  L'homme d'un âge mature s'amusa du fait que le mandataire se voyait lui aussi remplacé et fit entrer Swan dans son petit bureau étroit, dans lequel il était difficile d'avancer tant les compilations de pages s’amassaient au sol. Il s'excusa de recevoir une jeune dame de son importance – la robe que lui avait offerte Mr Lloyd semblait avoir détourné l'attention de la maigreur de Swan- dans des conditions si peu convenables à son rang. Swan le remercia de tant d'égards et le questionna sur ses manuscrits, sans jamais revendiquer en être l'auteur. Mr Plimpton lui fit savoir qu'il avait beaucoup apprécié ses manuscrits, bien qu'ils ne fussent pas au goût de son fils, celui qu'elle avait rencontré quelques minutes auparavant. Il expliqua qu'il était très intéressé pour les publier, à la condition que quelques passages minimes fussent modifiés, quelques fautes corrigées. Il aborda la fin de leur rendez-vous par la question que redoutait Swan : le nom qui signerait les romans. Pourtant, il fut bien plus aisé de répondre à la question que ce qu'elle avait imaginé car, loin d'être dupe, Mr Plimpton avait pressenti l'identité de l'auteur. Il posa ainsi sa question :

  — Ils porteront votre nom ou un pseudonyme ?

  — J'aimerais, dit-elle après avoir retrouvé ses esprits, simplement qu'ils soient signés de la main d'une femme. Vous êtes libres sur le nom qu'il vous siéra d'inventer.

  — Comme vous voudrez. Ne vous y trompez pas, je ne vous publie pas par sympathie pour votre sexe, je vous publie car je suis certain que la publication de ces deux romans contribuera à mon intérêt. Et tant mieux pour moi si mes confrères sont suffisamment sots pour négliger les leurs au point de refuser de publier la moitié de l'humanité. C'est mathématique, voyez-vous, plus je publie de livres, plus je vends, plus je gagne d'argent. Je dois dire, en outre, que vous avez un talent certain, plus que toutes ces jeunes filles ignorantes, débordantes de sentimentalité immature et frivole.

  Mr Plimpton l'informa de la date de mise en presse prochaine du premier livre. Le second suivrait quelques mois après, si les ventes étaient correctes. Il lui remit une avance qui lui permettrait de subvenir aux besoins de sa mère, d’Andy et les siens pour les deux prochains mois. Il n'y avait, certes, pas de quoi vivre bien longtemps dessus, mais c'était plus que ce que Swan avait eu entre les mains depuis bien longtemps, et c'était encore plus que ce qu'elle s'était permis d'imaginer depuis que Mr Lloyd l'avait informée de son dessein.

  Swan n'était pas au bout de ses surprises : bientôt, l'éditeur lui rendit visite en personne pour l'informer qu'ils avaient été obligés de réimprimer plus d'ouvrages qu'ils n'en avaient initialement prévus. Son premier livre avait d'abord conquis les jeunes filles que Mr Plimpton avait sévèrement critiquées, puis s'était répandu avec une célérité sans commune mesure aux autres strates de la société. En quelques semaines seulement, plus un seul londonien n'ignorait l'existence de ce nouveau roman qui passionnait les riches comme les pauvres, même les messieurs. Profitant de la notoriété grandissante de leur écrivain, Mr Plimpton publia le deuxième roman dans la foulée et accorda à Swan une avance plus de dix fois supérieure à la première. Il lui paya aussi une part des bénéfices de ventes des exemplaires du premier roman, comme convenu.

  Après quelques mois, Swan était tout à coup propriétaire d'une coquette somme. Elle avait d'ailleurs repris l'écriture et projetait de faire publier le suivant quelques mois plus tard. Il était soudain devenu plus facile d'écrire avec le ventre plein et la tête vide de toute préoccupation.

  Un matin, elles reçurent un pli provenant d'Amber qui les informait qu'Edward avait quitté le domicile conjugal du jour au lendemain, sans donner de nouvelles. Bien qu'elle eût d'abord craint le regard des voisins, elle s'était finalement convaincue que c'était pour le mieux. Elle ajoutait que les Johnson, avec qui elle n'avait pourtant jamais eu de rapports autres que ceux que la stricte politesse réclamait, lui avaient offert de loger chez eux lorsqu'ils entendirent qu'Edward — de n'importe où qu’il fût — comptait vendre la maison et abandonner sans le sou son épouse et son enfant. Bien qu'Amber cru à une simple générosité d'âme de la part des Johnson, et que Mrs Cooper s'en étonna sans s’appesantir sur les motifs d'une telle proposition, Swan soupçonnait Mr Lloyd d'être à l'origine de ce bienfait. Elle ne manqua pas de le remercier dès qu'ils furent en tête à tête.

  Mrs Cooper n'avait pas fini de jubiler. Elle voyait leur fortune s'accroître de jour en jour, de semaine en semaine. Les espoirs qu'elles avaient rangés loin dans leur esprit pouvaient enfin renaître : Mrs Cooper n'avait de cesse de parler de retourner à Bedford. D'abord, elle voulait revoir sa fille qui paraissait être très mal en point ainsi que sa petite fille. Ensuite, elle rêvait de rentrer chez elle, quitter la ville pour retrouver les grands espaces ruraux qui lui manquaient tant. Swan, quant à elle, si elle éprouvait une grande joie à l'idée de retrouver Amber, tentait — en vain — de tempérer les prières de sa mère, car elle craignait de revoir celui qu'elle pensait avoir perdu à tout jamais. Elle avait réussi à ne pas se laisser aller au chagrin en raison de la dureté de la vie qui l'avait empêchée de s'écrouler et grâce à l'idée qu'elle ne le reverrait plus jamais. Elle ne pouvait s'imaginer face à lui, devant feindre ne jamais avoir eu de sentiment pour lui, alors qu'elle avait tant regretté de lui avoir refusé sa main. Cette pensée était une véritable torture pour elle. Alors que Mrs Cooper ignorait tout des tourments de son aînée, elle eut des paroles que jamais Swan n'eut pensé entendre un jour :

  « Je dois reconnaître, disait-elle en feuilletant leur livre de comptes, que je me suis longtemps fourvoyée. Je vous dois des excuses. Il est salvateur d'être une femme libre, comme vous l'avez toujours été. Je suis fière de vous ».

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