Dead & Alive
Les zombies ne sont pas si différents des humains, au final. Ils se nourrissent et se reproduisent en masse, laissant un chaos sans nom sur leur passage. Combien d’espèces ont disparu plus vite qu’elles ne l’auraient dû si les hommes n’étaient pas arrivés avec leurs gros souliers ? L’humanité est un fléau pour les animaux et maintenant qu’elle a trouvé le sien, elle le déteste, le craint autant qu’un loup a peur du chasseur. Qu’est-ce qui a créé ces morts-vivants ? Un virus, une mutation ? Peu importe. Ils sont là, aux quatre coins du monde ; ils rôdent de leur lenteur de macchabée ; ils traînent leur odeur putride sur tous les continents ; ils exhibent leur apparence cadavérique au visage des derniers survivants.
Plus il y pensait, plus Connor se disait que les zombies n’étaient rien ; à l’image du menu fretin qui ne sert qu’à faire évoluer le personnage d’un jeu avant le boss de fin de niveau. Ils sont toujours là, quelque part, à grogner comme des idiots mais ils sont plus faciles à tuer qu’à contourner. Peu importe qu’ils se fassent exterminer par dizaines, centaines : ils reviennent constamment à l’attaque, inlassables. Pourtant, ils ne sont que les pions du roi. Ils n’ont jamais été et ne seront jamais une vraie menace pour l’humanité. Le Némésis de l’homme n’a qu’un visage : celui de l’homme lui-même.
Combien de survivants l’ont attaqué pour tenter de lui arracher eau, vivres et munitions ? Combien d’entre eux a-t-il descendus pour se défendre ? Tuer ou être tué ; cela a beau être la règle du jeu, Connor n’arrive pas à s’y faire. Pourquoi s’entre-déchirer de la sorte ? Devait-il ne rester qu’un seul survivant ? Tout serait plus simple s’ils collaboraient. Les zombies ne sont pas si menaçants : ils sont lents, bêtes et incapables de s’allier pour passer par-dessus un mur ou un grillage. Ils ne font que griffer, grommeler et baver à longueur de journée. Si les hommes construisaient une forteresse, les cadavres ambulants ne pourraient plus rien faire contre eux.
Connor alluma la lampe torche scotchée à son épaule et vérifia l’état de son chargeur ainsi que le bon coulissement de son couteau de cuisine dans le fourreau accroché à sa ceinture. Dans l’obscurité de la nuit, il se sentait rassuré par le rond lumineux qui vint éclairer le mur devant lui. Il ne s’inquiétait pas outre mesure de l’attention que la lumière apportait sur lui. Il aimait avoir les macchabées bien en vue quand la nuit tombait ; quant à eux, ils ne le voyaient même pas.
La plus grande force des zombies est leur ressenti. Ils sont extrêmement sensibles aux variations de température, aux mouvements de l’air et aux vibrations. En revanche, ils sont incapables de faire la différence entre un objet qui tombe et un homme qui marche ou même entre le jour et la nuit. La plupart du temps, ils restent immobiles, attentifs à ce qu’il se passe dans les parois qu’ils touchent ; mais dès qu’ils repèrent une anomalie dans le calme apocalyptique, ils foncent sans réfléchir.
Les premiers jours de la transformation en mort-vivant, ce dernier est rapide, capable de courir aussi vite qu’un survivant. Comme un aveugle surentraîné, il devine les obstacles et peut les éviter. Le problème des jeunes zombies est simple : les limites imposées par le cerveau n’existent plus. À vouloir sauter trop haut, courir trop vite, porter, forcer, tirer, pousser, ils se brisent des os, se déchirent des muscles et s’arrachent la peau. Très vite leur mobilité devient quasi-nulle et ils cessent de bouger.
La pourriture est le second problème qui les ronge. S’ils arrivent à ne pas se casser les deux jambes et continuent de marcher, leur corps n’arrêtent jamais de se décomposer et, rapidement, ils perdent ce qui leur permet encore de se mouvoir. Ils s’effondrent et fondent avec le temps.
Connor était de ceux qui croient qu’il est plus facile d’empêcher un zombie d’avancer en visant le bassin – et les os reliant les jambes au tronc – plutôt que d’essayer de viser une tête qui dodeline sur des épaules rachitiques et qui, parfois, est recouverte d’un casque ou d’une quelconque protection. Il n’était pas un tireur d’élite et ses headshots réussis pouvaient se compter sur les doigts d’une main. En revanche, il ne dénombrait plus les centaines de zombies qu’il avait démembrés pour les empêcher de gambader comme des nouveaux-nés. Selon lui, les tuer n’est pas une priorité ; après tout, ils sont déjà morts. Il préférait utiliser son énergie et ses munitions à mettre hors d’état de nuire les zombies les plus énergiques et menaçants plutôt que de perdre son temps à tuer tous les macchabées rampants à ses pieds.
Comme il ne cessait de se le répéter, Connor pensait que son véritable ennemi était l’humain lui-même et il savait qu’il ne s’y habituerait jamais. Les zombies ne sont qu’un décor pour le vrai champ de bataille : celui où les survivants s’entre-tuent afin de gagner quelques heures de plus sur une terre dévastée. Il n’aimait pas devoir tuer les siens et encore moins devoir s’assurer qu’ils ne puissent pas revenir à la vie en tant que jeunes et vigoureux zombies. Il ne savait pas, en revanche, ce qui était le plus dur : tirer une balle dans la tête d’un mort ou lui exploser les jambes pour qu’il ne puisse pas se relever.
Mettant ses pensées macabres de côté, il pressa la crosse de son fusil contre son épaule et leva le canon de l’arme pour se préparer à toute éventualité. Connor s’imaginait être seul dans ce coin-ci mais la dernière fois qu’il s’était laissé aller à ce genre de jugement hâtif, un homme et trois zombies attendaient qu’il perde sa vigilance pour lui sauter dessus ; il ne se ferait pas avoir une nouvelle fois. Très attentif au moindre grognement, respiration forte ou mouvement, il s’engagea dans la maison en ruines.
Le cercle lumineux lui dévoila la première pièce. À l’image de l’extérieur glauque de la maison, l’entrée délabrée était peu accueillante : la porte défoncée de ses gonds reposaient à même le sol, rongée par les mites et couverte de boue ; deux canapés face à une cheminée pleine de suie étaient retournés et éventrés ; des piles de magazines avaient pris la pluie et s’étalaient sur le sol en une sorte de pâte collante qui sentait la pourriture. Aucun mouvement à signaler. Connor passa dans la cuisine.
Elle était étroite mais équipée ; la gazinière et le plan de travail le plus proche paraissaient noircis par un vieil incendie tandis que le réfrigérateur ouvert offrait un aperçu repoussant sur la forêt de champignons qui avait poussé à l’intérieur. Peu intéressé par l’électroménager certainement cassé ou en manque d’énergie, Connor posa son fusil à portée de main et ouvrit l’un après l’autre les placards.
Il fut surpris de trouver deux barres chocolatées intactes ainsi qu’un paquet de bonbons acidulés. C’était presque trop beau pour être vrai, ce qui ne lui plaisait pas du tout. Il fourra rapidement les maigres provisions dans son sac à dos et remit son arme à l’épaule, plus vigilant que jamais. Certains survivants laissaient traîner quelques denrées rares pour piéger les idiots qui baissaient leur garde devant quatre morceaux de sucre et une boite de munitions. Il avait appris ses leçons, il ne se ferait pas avoir une seconde fois.
Sur le qui-vive, Connor retourna dans la pièce principale pour inspecter le reste de la maison. En longeant le mur de la cuisine, il découvrit un couloir imperceptible depuis l’entée. Il le suivit lentement et jeta un rapide coup d’œil dans les toilettes avant de s’arrêter devant l’escalier du fond. Les marches semblaient avoir pourri avec le temps et, à cette vue, il ne fut pas certain de vouloir monter à l’étage. Avait-il le choix pourtant ? Il était venu jusqu’ici en espérant trouver de quoi gonfler ses réserves avant d’entreprendre le voyage jusqu’à la prochaine ville – à quelques kilomètres au sud. Pouvait-il se permettre de faire demi-tour et repartir le sac à moitié vide ?
Pestant contre lui-même, le survivant tâta les marches du bout des doigts pour constater leur fragilité. Il connaissait les risques mais ne pensait pas avoir le choix. Il ne pouvait pas partir d’ici sans être certain qu’il n’y avait pas plus à ramasser. Connor regretterait toute sa vie son départ précipité s’il apprenait, par la suite, toutes les bonnes choses qu’il avait laissées dans cette maison. Il devait monter.
Avant cela, il lui fallait vérifier qu’aucun zombie ne l’attendait à l’étage. Il était prêt à prendre le risque de monter et foncer droit dans le piège d’un autre survivant mais n’accepterait jamais de mourir des mains d’un mort-vivant. Il ne voulait pas croire qu’il mettait sa vie en danger pour contempler des macchabées écraser les dernières provisions que pouvait contenir cette maison.
Connor alla dehors chercher une grosse pierre et se repositionna devant l’escalier. Il se cala dans le coin du couloir d’où il avait une bonne vue sur le palier et lança le projectile contre le mur de l’étage. Si des zombies se trouvaient là-bas, à attendre qu’une proie montre le bout de son nez, ils sauteraient au point d’impact immédiatement. Il patienta deux minutes, prêt à tirer. Aucun mouvement. Il pouvait monter.
Connor évalua ses chances de tomber avec les marches à 80 %. Est-ce que cela en valait la peine ? Totalement. En s’approchant assez, le nez levé vers l’étage, il pouvait apercevoir un chargeur dissimulé derrière une porte sortie de l’un de ses gonds. L’on n’avait jamais trop de munitions et même s’il s’agissait d’un calibre différent de celui de son fusil, cela pouvait toujours se montrer utile.
Remotivé, il inspira et expira un grand coup avant de se coller à la première marche et de se mettre sur la pointe des pieds. Le menton plaqué contre le mur, il glissa son arme entre les barreaux du palier et tenta de jeter un coup d’œil à l’étage. Il ne vit rien, bien entendu. Il ne pouvait ni savoir ce qui se trouvait en haut ni s’y déplacer avec son fusil ; par conséquent, il lui fallait se dépêcher.
Connor prit son élan, se prépara et se lança. Il bondit par-dessus les premiers degrés, empoigna la rambarde et prit à peine appui au milieu de l’escalier pour se jeter à plat ventre sur le palier. Il roula sur le côté, se cogna contre le mur dans un bruit sourd et grogna en se relevant. Si quelqu’un se trouvait avec lui dans la maison mais n’avait pas encore été averti de sa présence, c’était maintenant chose faite. Ainsi, le survivant ne se fit pas prier : il se précipita sur son fusil et balaya l’étage de sa lampe torche. Rien à signaler. Pour l’instant.
Connor compta trois portes : deux chambres se faisant face ainsi qu’une salle de bain au bout d’un court couloir. Il laissa passer les deux premières pour se jeter dans la dernière pièce, comptant sur l’effet de surprise pour prendre le dessus sur un quelconque assaillant. Néanmoins, il n’y avait personne à surprendre, pas même la moindre petite chose à récupérer dans le placard du miroir ou la douche. Il retourna, bredouille, jusqu’à l’escalier.
Le dilemme lui parut insurmontable quand il s’arrêta entre les deux chambres. D’un côté, le chargeur de munitions – qui semblait correspondre au calibre de son fusil vu de plus près – l’appelait à petite voix. De l’autre, la porte fermée pouvait absolument tout cacher. Si quelqu’un lui avait tendu un piège, il pouvait se trouver des deux côtés. Les munitions faisaient toujours un bon appât.
Il essuya la sueur qui perlait sur son front d’un revers de main. Soit il ouvrait la porte à sa gauche et un inconnu en profitait pour le trouer de deux ou trois balles ; soit il pénétrait directement la chambre de droite où un survivant attendait qu’il soit occupé à récupérer le chargeur pour le descendre. Une chose était sûre dans cette histoire : un seul piège le cueillerait ; mais lequel ?
Les derniers hommes ne s’alliaient pas : ils s’entre-tuaient. Une unique personne patientait pendant que Connor se torturait l’esprit sans réussir à prendre de décision ; mais qui et où ? Rien ne l’empêchait de partir, faire demi-tour comme un lâche, débuter son voyage plus bredouille qu’il ne l’aurait fallu. En était-il capable ? La question ne se posait même pas : il en avait des fourmis dans les membres à l’idée de déguerpir. Pourtant, rien ne lui assurait que l’auteur du piège ne tente pas de lui tirer dessus depuis une fenêtre. Il devait cesser de prendre ses jambes à son cou, réagir, faire quelque chose. Même s’il fuyait l’affrontement maintenant, il devrait faire face prochainement.
Connor prit sa décision, serra un peu plus sa poigne sur l’arme à son épaule et défonça la porte d’un coup de pied. La chambre disposait d’un sommier brisé, une commode bancale, une chaise retournée et un bureau étonnamment intact. Mise à part cela, elle était… vide.
Il fit quelques pas à l’intérieur et se retourna juste à temps pour apercevoir une masse sombre lui foncer dessus. Déséquilibré, il tomba à la renverse et glissa jusqu’à percuter le mur, à peine deux mètres derrière lui. Connor ne prit pas le peine de se relever : il mit directement en joue son agresseur. Celui-ci se tenait fièrement devant la porte qu’il avait pris le soin de fermer. Une main sur la hanche, l’autre caressant tranquillement la crosse du pistolet dans son holster de cuisse, il ne faisait pas mine de se défendre tout en gardant une attitude menaçante.
Connor hésita, le doigt sur la détente.
— Tiens donc ! s’exclama l’intrus avait une surprise feinte. Si c’est pas le petit cochon qui se fait avoir à chaque fois…
— Pourquoi t’irais pas dégommer des zombies plutôt que d’me faire chier ?
— T’as toujours pas compris, hein ?
— Fuck you.
— T’es vraiment un idiot, Connor, se moqua-t-il.
— Et toi t’es qu’une connasse.
Le second survivant tapota de deux doigts une étiquette usée sur son torse qui indiquait : Mica.
— J’suis un mec, bouffon.
Connor réajusta son fusil sur son épaule et plissa les yeux. Peu importait son sexe. Il devait partir d’ici, fuir le plus loin possible. Il ne voulait pas mourir et savait que Mica n’hésiterait pas à le tuer. Du coin de l’œil, il aperçut une fenêtre qui donnait sur le jardin à l’arrière de la maison. Avec de la chance, il pouvait peut-être sauter du premier étage sans trop se faire de mal.
— T’es devenu suicidaire depuis la dernière fois ? demanda Mica, un grand sourire aux lèvres.
Ça l’amusait de menacer, piéger et torturer un autre survivant. Ça le faisait jubiler. Depuis combien de temps attendait-il qu’une âme perdue s’échoue dans le coin ? Connor ne voulait même pas y penser. Il se sentait mal à l’aise face à une personne comme Mica, capable de tuer un homme sain sans le moindre regret. La loi du plus fort ne lui avait jamais plu et il était profondément dégoûté par ceux qui l’embrassaient. Qu’en dernier recours, un survivant juge le sacrifice d’un autre nécessaire pour sa survie : il pouvait le comprendre ; mais le problème était là : pourquoi faire ainsi quand il existait d’autres moyens ? Si Mica laissait partir sa proie sans tenter de la tuer, il n’en mourrait pas pour autant. De ce que Connor pouvait voir, son agresseur n’avait besoin ni d’armes – un pistolet et un couteau aux cuisses, un fusil dans le dos et des munitions plein les poches de son blouson – ni de nourriture – il portait un sac bombé par ses provisions. Ce n’était pas les maigres ressources de Connor qui aideraient Mica à survivre plus longtemps. Pourtant, ce dernier n’allait pas le laisser s’échapper, il allait le tuer. C’est exactement ça que je ne conçois pas ; je ne peux pas le laisser faire, pensa-t-il en se levant.
— Pas suicidaire. Survivant, rectifia Connor.
Sous le sourire amusé de Mica, il leva son arme et fit un pas en avant. La menace ne semblait pas atteindre le prédateur qui resta calme et ne bougea pas d’un seul centimètre quand sa proie appuya sur la détente. La balle stoppa sa course dans le mur. Connor n’espérait pas blesser ; il ne s’agissait que d’une diversion – ratée vu le manque de réaction du concerné – qu’il mit à profit pour se lancer contre la fenêtre en se cachant le visage dans ses bras. Le verre explosa sous son poids et le survivant s’écrasa quelques mètres plus bas. La douleur déchira ses membres mais il l’ignora et s’élança vers le fond du jardin. Tandis qu’il escaladait, avec beaucoup de mal, la clôture autour de la propriété, un rire s’échappa de la chambre pour le frapper de plein fouet. Mica contemplait l’évasion d’un air amusé, les bras croisés sur le torse.
— Tu sais qu’tu peux pas m’échapper, Connor. J’te retrouverai et j’te tuerai. Porte-toi bien d’ici là ! cria-t-il depuis la fenêtre.
Connor soupira à califourchon sur le mur d’enceinte. Il n’avait pas peur des menaces du second survivant. En revanche, il savait pertinemment qu’elles étaient fondées. Mica le retrouverait. Mica le tuerait. C’était aussi certain que le soleil se lève à l’est chaque matin. Il allait mourir de la main d’un idiot bourré d’orgueil et il ne pouvait rien faire contre. Il ne lui restait qu’une chose : une fuite vaine poussée par un maigre espoir. Un jour, je serai plus fort que lui.
Le survivant sauta dans l’herbe, grimaça sous la douleur lancinante dans ses jambes et s’élança vers la forêt sans attendre. Mica le rattraperait mais rien n’obligeait Connor à lui faciliter la tâche. Il sentait poindre, au fond de lui, une certaine satisfaction à l’idée d’être une proie plus difficile qu’une autre. Il devait tout faire pour retarder sa capture. Cependant, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait tenter en ce sens. Slalomer entre les arbres n’allait pas l’aider. Il devait se construire un plan.
Connor se posa contre un tronc pour grignoter une barre chocolatée au riz soufflé et réfléchir. Avant de rencontrer Mica dans cette maison abandonnée, il voulait rejoindre la ville la plus proche. Devait-il continuer ou laisser tomber ? En tant que proie apeurée attendait-on de lui qu’il fuie sans but ou reprenne le précédent ? Il ne savait tout simplement pas. Le survivant n’était pas fait pour tout cela. Il pouvait gérer les mort-vivants mais les hommes ? Il ne les comprenait pas.
Laissant tomber l’emballage de son en-cas sur les feuilles mortes de la forêt, Connor décida qu’il n’était pas temps de tergiverser. Il était incapable de construire un plan qui tienne la route et savait qu’à trop réfléchir, il ne ferait que tourner en rond inutilement. Par conséquent, il se leva, remit son sac à dos sur ses épaules et reprit le chemin de la ville en jetant un rapide coup d’œil à sa carte. Mica voulait le déstabiliser, l’empêcher de penser correctement. Eh bien ! il ne se laisserait pas manipuler : il ferait comme si rien de tout ceci n’était arrivé et continuerait là où il s’était arrêté. Quoi de plus énervant pour son bourreau que de se faire ignorer ? Connor s’était décidé.
Il s’était bel et bien décidé ; pourtant, une nouvelle idée venait de germer dans son esprit. Il ne devait pas faire de la ville son but, on l’attraperait immédiatement. S’il voulait énerver son chasseur, il ne lui restait qu’une chose à faire : aller trouver la concurrence. S’il arrivait à mettre la main sur un troisième survivant et s’arranger pour se faire tuer par ce dernier, alors il pourrait enfin partir en se disant : victoire. Rien ne pourrait plus frustrer un prédateur que de se faire voler sa proie. Néanmoins, tout ceci était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Les survivants se cachent et bougent énormément. Camper est le meilleur moyen de se faire tuer, flâner autour des villes également. Connor ne pouvait pas simplement mourir, il devait montrer que c’était volontaire, qu’il était prêt à tout pour ne pas laisser Mica le tuer. Il était toujours celui qui se faisait démasquer ; alors que pouvait-il faire pour trouver un autre survivant ? Il n’en avait pas la moindre idée. À moins que… ?
Connor soupira profondément. Il avait tourné et retourné, encore et encore, la question dans sa tête mais aucune solution ne lui avait sauté aux yeux avec l’enthousiasme d’une illumination de génie. Son but était clair mais le moyen d’y parvenir complètement flou. Il ne cessait de penser qu’à sa place Mica aurait déjà eu une idée incroyable ; mais il avouait tout aussi vite que, dans un couple chasseur-chassé, Mica ne serait jamais une proie.
Le survivant expulsa ses ruminations – et un bon gros soupçon de jalousie – loin de son esprit pour se concentrer sur la situation actuelle. Il avait marché jusqu’à sortir de la forêt, traversé une autoroute, une rivière ainsi que trois ou quatre champs et bosquets. La route lui avait paru interminable comme jamais auparavant ; mais il fallait dire que c’était la première fois qu’il courait à sa mort consciemment. Sous le couvert des arbres, peu après avoir abandonné son emballage par terre, il était arrivé à une conclusion : peu importait comment il se démerdait, il se faisait toujours prendre ; même quand il pensait maîtriser une situation, il y avait à chaque fois quelqu’un pour lui rappeler quel idiot il était. Puisque cette fois-ci, il voulait se faire prendre, Connor s’était dit qu’il ne lui restait qu’une chose à faire : agir comme à son habitude. Tout ce qu’il savait faire, c’était tuer des zombies. En revanche, il était incapable de se cacher ou de déjouer les pièges vicieux que lui tendaient les autres survivants. Pour une fois, il ne chercherait pas à les éviter, il ferait tout pour les trouver.
Néanmoins, Connor prit rapidement conscience d’une faille d’importance dans son semblant de plan : plus il se disait d’agir à son habitude, moins il y arrivait. Il n’avait aucune idée de sa façon de faire les choses quand il ne cherchait pas désespérément à se faire tuer. Dans d’autres circonstances, serait-il allé à gauche ? à droite ? Plus rien ne semblait avoir de sens. Comment devait-il agir expressément pour se faire prendre ? Connor soupira à nouveau.
Une première balle érafla sa joue et s’écrasa au sol derrière lui. Le survivant bondit de côté pour trouver refuge derrière un muret. Il aurait presque pu pleurer devant un hasard si miraculeux. Cependant, il reprit très vite son sérieux. Maintenant qu’il avait atteint son but premier (trouver quelqu’un pour le tuer), il devait mettre en place la phase suivante de son plan : entamer le dialogue avec le second survivant. Ensuite, il pourrait engager le dernier niveau, celui où il troquait nonchalamment sa mort contre son sac de vivres et de munitions.
Pourtant, le tireur ne cessait son flot contrôlé de balles, par tir de trois cartouches dès qu’il décelait un mouvement derrière le muret. Que devait-il faire pour l’arrêter ? Connor était là pour mourir de toute façon, aussi tenta-t-il le tout pour le tout en se levant entre deux salves, les mains en l’air.
— Arrête de tirer, bordel ! J’veux te parler ! cria-t-il, non sans sentir ses boyaux se tordre sous la peur.
Il y eut un moment de silence qui plongea le jeune homme dans un stress infini. Puis un bruit de pas se fit entendre tout près. Il inspecta les lieux du regard pour tomber sur une silhouette féminine qui passait le seuil d’une maison abandonnée à quelques mètres de là. Tandis qu’elle approchait en le maintenant en joue, il vit une petite étiquette sur sa poitrine qui indiquait : Bluebox.
— Connor ? interrogea la survivante. Qu’est-ce que tu fous ici, putain ?
Le concerné eut un mouvement de recul en entendant son nom. Il était persuadé de ne l’avoir jamais rencontrée ; d’où le connaissait-elle ? Mais avait-ce la moindre importance finalement ?
— Comme toi, je joue à cache-cache avec les zombies, répondit-il sur la défensive.
— C’est pas c’que j’voulais dire. Pourquoi t’es là, ici et maintenant ?
— J’ai besoin de ton aide, avoua-t-il les mains toujours en l’air sous la menace de l’arme adverse.
— Ah ouais ? Et t’sais ce dont j’ai besoin, moi ? Que tu dégages !
— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? D’où tu m’connais ? Tu veux pas juste écouter c’que j’ai à dire, sérieux ?
— Mais tout le monde te connaît ! cria Bluebox, visiblement dégoûtée sans qu’il ne comprenne par quoi exactement. On sait tous que si t’es dans les parages, alors Mica est pas loin. J’veux pas qu’tu l’attires ici donc dégage ou j’te bute.
— Justement, je demande que ça.
— Quoi ?!
La voix de Bluebox partit soudainement dans les aigus. Elle ne semblait pas apprécier les mots de Connor qui n’était plus sûr de lui tout à coup. Si tout le monde craignait Mica, alors qui accepterait de l’aider lui ?
— Je veux que tu me tues, articula Connor lentement.
— T’es pas net, hein ? Et qu’est-ce qui te fait croire que quelqu’un est prêt à faire ça pour toi ?
— J’ai un sac plein de munitions et de nourriture. Un couteau et un flingue. J’te donne tout si tu acceptes.
— Et t’es con, en plus ? railla Bluebox en baissant le canon de son arme. Écoute, Connor. Tes affaires ne serviront à rien. Si je te tue, Mica se chargera de moi. Si tu veux crever tant que ça, t’as qu’à le laisser te descendre.
— Mais tu comprends rien ! s’emporta-t-il. Si je te le demande, c’est justement pour pas que ce soit lui qui le fasse ! Je gagnerai jamais contre lui.
— Ça, tu l’as dit.
— Alors pour une fois, j’aimerais pouvoir lui prouver que je suis pas si facile à prendre. Tue-moi, prouvons que je l’ai réclamé et nous aurons gagné.
Bluebox sembla peser le pour et le contre en tapotant le côté de son arme du bout du doigt. Connor ne savait pas quoi dire pour la forcer à le faire. Il n’avait pas prévu la notoriété de son chasseur ni la crainte qu’il inspirait au monde entier. Combien de survivants Mica avait tués ? Pourquoi s’acharnait-il sur les vivants plutôt que de se concentrer sur les morts ?
— Non. J’le ferai pas, finit-elle par lâcher, inébranlable.
Il n’en revenait pas. Mica était-il si redoutable que cela ? Certes, Connor avait décelé en lui une véritable menace. Il avait tout fait pour le fuir au risque d’y laisser la vie ou une jambe, voire les deux ; mais il s’effrayait du moindre humain qui croisait sa route avec la même peur au ventre. Il savait qu’il était incapable de les tuer alors qu’eux n’hésitaient jamais à appuyer sur la détente.
— Allez, Blue ! T’as juste à lever ton arme et pan. Si tu te dépêches, t’auras peut-être assez de temps pour fuir avant que Mica rapplique, tenta-t-il de la persuader une dernière fois.
— Peut-être ? Même si je fuis, il me retrouvera et il me tuera. Qui sait s’il me torturera pas pour lui avoir piqué sa proie ?! Non merci ! Trop peu pour moi, refusa-t-elle à nouveau en faisant mine de tourner les talons.
Connor n’était pas arrivé jusque là pour la voir partir maintenant. Il n’avait pas fait tout cela pour abandonner comme un chiot apeuré. Il devait aller au bout. Il ne pouvait pas perdre à cause de la lâcheté de cette idiote de Bluebox. Il fallait qu’il l’empêche de partir. Elle devait le tuer !
— Ah, merde ! Tu m’saoules ! cria Connor en levant son arme.
Il n’avait pas l’intention de tirer mais comptait sur les réflexes de la survivante pour cracher les premières balles. Un mélange de joie, d’excitation et de peur coincé dans la gorge, il la vit abandonner son demi-tour, raffermir ses appuis et braquer le canon sur lui ; puis son doigt s’enroula sur la gâchette et sa tête partit soudain en arrière, un trou pile entre les deux yeux. Connor eut à peine le temps de se retourner que Mica lui sautait dessus et lui plantait, jusqu’à la garde, un couteau dans le cœur. Sa vision se troubla, tout se teinta de rouge et, lentement, le néant l’emporta sur le reste.
Partie terminée.
Mica vous a tué.
Statistiques Rejouer Quitter
Le jeune homme appuya sur « quitter » et retira le casque de réalité virtuelle qu’il portait. Il n’osait même plus regarder ses statistiques de jeu. Combien de fois l’avait-on tué ? Combien de fois Mica l’avait tué ? Il ne servait plus à rien de compter.
— T’es vraiment un noob, Connor. Pauvre Bluebox. T’avais besoin de la mêler à ça ? Je t’avais pourtant dit que tu pouvais pas m’échapper.
Connor, Mica, Bluebox, etc. À chaque fois qu’il perdait c’était pareil : il ne supportait plus d’entendre les pseudonymes que les joueurs empruntaient au sein du jeu Dead & Alive.
— Lâche-moi, Camille. Un jour, j’te battrai, promit-il sans y croire lui-même.
— Ah oui ? Et comment tu comptes t’y prendre ? Je suis le champion du jeu. Imbattu et imbattable.
— Tch. J’pourrais dire à tout le monde que t’es une meuf. Tu pourras rien faire contre ça. Tes plus beaux scores seront annulés aux yeux de tous et chaque victoire sera dite cheatée.
Camille écarquilla les yeux de surprise et porta une main tremblante à sa bouche. Déjà, il regrettait ses paroles. Il savait ce que sa cadette avait fui en se réfugiant derrière un avatar masculin et un micro qui aggrave sa voix douce. Il n’avait pas le droit de tout lui renvoyer au visage et, d’ailleurs, il était incapable de mettre ses menaces idiotes à exécution ; mais cela, Camille le savait.
— T’es vraiment con, Bastien, se reprit-elle en lui lançant un coussin.
— Désolé.
Bastien rejeta l’oreiller et se leva de son lit. La jeune femme avait déjà bondi au bas de son fauteuil et fouillait dans l’armoire. Il jeta un coup d’œil à la montre numérique accrochée à son poignet. Les nombres passèrent de 40 à 39.
— Allez, chef. Il est temps de faire le ménage, dit sa frangine en sifflotant gaiement.
Camille lui passa son uniforme blindé et son casque de moto. Il s’étira, enfila le tout puis s’empara de trois longs couteaux et d’une batte incrustée d’éclats de verre. Après avoir revêtu le même accoutrement que lui, il tendit à sa sœur un manche à balais au bout duquel ils avaient attaché une longe lame aiguisée. À 10 à sa montre, ils sortaient de l’appartement. À 0, ils ouvraient la porte de l’immeuble. Ils furent assaillis par le parfum nauséabond de la pourriture et se mirent en garde.
Connor était peut-être un noob de la chasse à l’humain mais Bastien était un professionnel de l’extermination de zombies ; et la vérité était loin d’être aussi compliquée que Dead & Alive. Au moins ici n’avait-il que les morts à tuer et les vivants à sauver. Ou presque.
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