Flash Back #3

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La morsure du vent s’acharnait sur ma peau pâle et y laissait un trou béant et froid. Malgré mon manteau d’hiver et mes bottes fourrées, j’avais l’impression de ne porter aucun vêtement qui puisse me protéger de la bourrasque d’hiver qui s’abattait sur la ville sans laisser un seul rayon de soleil gâcher sa lente progression.

Je pressai mes mains rougis par le froid l’une contre l’autre et soufflai dessus pour les réchauffer. Dès que j’ouvris la bouche, de la vapeur s’échappa de mes lèvres et s’envola dans le ciel, formant un petit nuage tremblant dans le ciel blanc comme neige.

-Tu veux un de mes gants ? demanda naïvement Maëlle, qui m’observait en silence depuis plusieurs minutes. Au moins, une de tes mains sera au chaud.

Je réprimai un sourire.

-Peut-être, mais l’autre risque de m’accuser de favoritisme.

Elle sourit à son tour et me prit par le bras pour m’entraîner dans le petit café qui nous faisait face.

La chaleur qui régnait à l’intérieur me revigora instantanément. Maëlle enleva son bonnet, libérant ainsi ses cheveux bruns sur ses épaules.

-On se met où ? demanda-t-elle.

J’optai pour une petite table de deux près du radiateur. Aussitôt, un serveur un peu gauche se présenta à nous.

Quelques instants plus tard, mes mains trouvèrent refuge autour d’une tasse de chocolat chaud encore fumante.

-Joyeuse Saint-Valentin, s’exclama Maëlle avant de tremper les lèvres dans son café noir.

La Saint-Valentin. Le pire jour de l’année pour moi, qui détestais la superficialité de ce genre de conventions. Certaines filles de ma classe me trouvaient snob lorsque je leur exprimais l’horreur que j’éprouvais pour cette « fête des amoureux ». Je m’en foutais. Je ne voulais changer pour personne, désormais. Au moins, pour Maëlle, je n’aurais jamais à le faire.

J’avalai une gorgée de chocolat qui me brûla la gorge tout en contemplant le décor de ma petite ville. Je ne pus m’empêcher d’éprouver les premiers commencements d’une nostalgie soudaine.

Maëlle devait penser la même chose, puisqu’elle déclara ensuite d’un ton rêveur :

-Et dire que dans quelques mois, tout sera fini.

Je hochai la tête.

-Oui, elle va me manquer à moi aussi, cette ville.

-Oh, je ne parlais pas de ça, s’expliqua-t-elle, enfin, pas seulement. Je pensais plutôt à tous nos petits rituels. Le muret près du parking du lycée. Notre petite table ronde à la cantine. Les contrôles surprise de Madame Chevallier où personne ne comprend rien même en sachant son cours sur le bout des doigts. Toutes ces petites choses qui nous paraissent futiles mais qui nous manqueront forcément et laisseront un grand vide, quand on partira d’ici. Toutes ces choses que nous ferons bientôt pour la dernière fois.

Je hochai la tête avant d’ajouter :

-T’as raison. Mais n’oublie pas les cheveux gras de M. Weber. Ils me manqueront aussi.

Maëlle manqua de s’étouffer avec son café. Lorsque la moitié des clients se retournèrent vers elle, son fou rire redoubla de plus belle. Une fois remise, elle renchérit :

-Ça a passé tellement vite. Le collège, le lycée. Bientôt, on sera des adultes.

Des adultes. Rien que le mot me faisait frissonner. Moi, une adulte ?

 -Je me demande ce que l’avenir nous réserve, poursuivit mon amie. On a des rêves, aujourd’hui, comme tous les adolescents de notre âge. Mais dans dix ans, vingt ans, ce ne seront plus ces mêmes objectifs qui, chaque jour, nous pousseront à vivre et à nous dépasser. Nos ambitions seront plus marquées, nos envies différentes et moins dérisoires. Mais peut-être qu’après avoir volé de désillusions en désillusions, nous ne croirons tout simplement plus en rien. Et nous n’aurons plus aucun désir. Aucun.

Je la coupai immédiatement :

-Arrête, Maëlle. La vie n’est pas un roman de Flaubert.

Elle haussa les épaules.

-Peut-être que si. Je sais de quoi je parle.

Chacune se tut. Pendant un instant, je regrettai de l’avoir coupée si brutalement. Après tout, elle avait raison. J’étais trop naïve, comme d’habitude. Mais de toute façon, notre amitié a toujours fonctionné ainsi : quand Maëlle s’emporte dans ses rêveries parfois sombres, c’est moi qui la rassure et lui redonne parfois espoir. Quand elle s’envole trop loin, c’est moi qui la rattrape.

Nous sommes la rêveuse et la réaliste. La reine et sa confidente. La liberté et les rênes.

Le brasier et l’allumette.

-Tu as parlé à Pascal ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

-Oui, répondit Maëlle avec un sourire en coin. Il pense que c’est une bonne idée. Le parcours que j’ai choisi lui semble intéressant. Et si tu es prise en prépa à Paris, on pourra se voir souvent.

-C’est vrai. Et Bastien nous rejoindra dans quelques années s’il est pris à La FEMIS.

-En tous cas, il est bien motivé pour y entrer !

 

Nous sommes restées dans ce café pendant une bonne partie de l’après-midi, occupées à formuler nos projets futurs et à imaginer quel genre d’adulte nous allons devenir.

Voilà. Ça aussi ça me manque, Maëlle.

Ça me manque de dessiner ainsi les hypothétiques traits de notre avenir comme un enfant dessine fébrilement sur une ardoise vierge. Je crois qu’on avait envisagé toutes les possibilités : nous avons craint, ensemble, dans nos inquiétudes adolescentes, de mener une vie ratée auprès d’un homme misérable qui ne saurait pas épancher notre soif de passion amoureuse. Dans nos jours meilleurs, nous nous sommes imaginées en millionnaires foulant le tapis rouge du Festival de Cannes.

Oui, je croyais que nous avions réfléchi à toutes les issues possibles de nos mornes existences. Il n’y a qu’une seule chose à laquelle nous n’avons jamais pensé :

Qu’un jour, l’une partirait.

Et que l’autre, restée seule, saisirait enfin le véritable sens du mot :

« Vide ».

 

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