Flash Back #5

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Des bribes.

Des bribes de phrases.  Des bribes de mots lancés vivement, brusquement, et bientôt étouffés dans la torpeur de la nuit. Des chansons stridentes qui inondaient mes oreilles et perçaient mes tympans de leur brutale symphonie.

Des gouttes de Coca hydratant le désert de ma gorge. Des visages, des rires, des images au ralenti et d’autres en accéléré.

L’horloge murale. Ma montre. Le clocher de l’église au coin du quartier.

Le temps.

Toujours présent, ce connard, même quand tout allait encore bien. Même quand mon cœur n’était pas encore obscurci par les nuages des tourments. Même quand j’étais libre, joyeuse et vivante.

Même quand elle était encore là.

De cette soirée, je ne garde que des bribes. Pourtant, j’aimerais me souvenir de tout, de chaque seconde passée avec elle. J’aimerais pouvoir me repasser le film de ces quatre dernières années, encore et encore, sans m’en lasser.

Je voudrais tellement pouvoir faire cela.

Mais je ne peux pas.

Parce que je ne me souviens pas de tout. Certaines heures, et même des journées entières semblent avoir été occultées de mon esprit. Quelques instants fugaces me reviennent parfois, comme dans un flash, mais jamais la totalité des faits. Tout simplement parce que rien ne me paraissait important, à l’époque. Je vivais l’instant présent,  respirais chaque bouffée d’air avec calme et sérénité.

Carpe diem.

Mais jamais, en rentrant chez moi ou en me couchant le soir, jamais je ne me disais : « Je dois me souvenir de chaque minute de la journée que je viens de vivre. Parce que peut-être qu’un jour, tout s’arrêtera. » Non, une pensée similaire ne m’a absolument jamais traversé  l’esprit. Parce que j’étais sûre que tout cela ne s’arrêterait jamais. La vie me tendait les bras, l’avenir venait à moi prêt à m’enlacer, mes amis grandiraient et vieilliraient avec moi. J’en étais sûre.

Absolument sûre.

Et pourquoi se souvenir de chaque instant de notre vie si l’on est certain d’être éternel ?

J’aurais dû réfléchir à tout cela plus longtemps ce soir-là.

Deux mois avant.

Mais non.

Je me contentais de déambuler dans le salon, un verre de soda à la main, cherchant mes amis du regard parmi la foule d’adolescents. La lumière de la lune qui émanait de la fenêtre ouverte et celle des néons multicolores projetaient des ombres colorées sur leurs visages béats et heureux. Ils ressemblaient ainsi à des formes chatoyantes et fantasmagoriques, des anges venus d’un autre monde.

Je ne me souvenais même plus comment Jules, Bastien, Maëlle et moi avions atterri dans cette fête. D’habitude, nous passions cette soirée tous les quatre, chez les uns ou les autres. Mais ce soir, nous étions entourés par une trentaine de personnes que je connaissais à peine.

Enfin, j’aperçus Maëlle au milieu des danseurs. Elle bougeait les hanches au rythme de la musique, enivrée par la mélodie. Je ne pus m’empêcher de la trouver magnifique.

Lorsqu’elle m’aperçut, un sourire germa sur ses lèvres.

-Je t’avais perdue dans la foule, dit-elle.

-En même temps il y a tellement de monde… Tu as vu Bastien et Jules ?

Maëlle fit la moue.

-Non. Ils sont peut-être en train de draguer.

J’éclatai de rire.

-Arrête, ce n’est pas leur genre !

Maëlle allait répondre lorsqu’une nouvelle chanson émergea des haut-parleurs.

-Du Katy Perry, hurla-t-elle en m’entraînant au milieu de la piste de danse. Allez, danse un peu ! On a la vie devant nous !

J’obéis.

Mes pieds se laissèrent emporter par la musique et se mirent à voler au-dessus du sol, au-dessus de la terre, au-dessus du monde. Je rejetai la tête en arrière et poussai un cri de joie bientôt étouffé par le bruit assourdissant autour de moi. Maëlle rit, et je pus entendre nos deux cœurs qui battaient à l’unisson au rythme du bonheur et de la liberté. Juvéniles, nos corps sombraient dans la torpeur de l’innocence et d’une éternité fantasmée, goûtant aux douces illusions propres aux adolescentes naïves que nous étions. Le sourire aux lèvres, j’écoutais avec plaisir mon cœur jeune sonner à l’orifice de mes tempes.

Bonheur.

Candeur.

A la fin de la chanson, je quittai la piste en sueur, Maëlle sur mes talons. Je consultai ma montre, comptant mentalement les secondes.

Le temps. Le temps, déjà présent mais pas encore douloureux.

-Ah, les voilà, fit Maëlle en désignant Bastien et Jules du doigt.

Tous deux se dressaient en bas de l’escalier, nous faisant signe. J’attrapai Maëlle par le bras et l’entraînai vers eux.

-Venez, nous dit Bastien alors que nous les rejoignions.

Nous le suivîmes dans l’escalier. Devant moi, Jules semblait chanceler. Je lui lançai d’un ton moqueur :

-Tu vas y arriver, Papi ?

-Ouais, chérie, t’inquiète ! Je suis chaud bouillant !

Je pouffai de rire en lançant un coup de coude à Maëlle. Nous étions arrivés au dernier étage de la maison. Bastien fit coulisser la baie vitrée et se tourna vers nous en souriant. Devant nous se dressait un balcon deux fois plus grand que celui de Maëlle. 

-On a le droit d’être là ? On n’est pas chez nous, quand même, s’inquiéta cette dernière.

-Calmos, personne ne nous verra !  Ils sont tous en train de se trémousser ! Il y en a même qui se bécotent dans la chambre, lui glissa Jules avec un sourire goguenard.

J’échangeai un regard inquiet avec Bastien.

-Jules, murmura-t-il, t’es sûr que ça va ?

-Tu déconnes ? Je pète le feu !

J’éclatai de rire et contemplai le paysage qui se dressait devant moi. Ville morne, immeubles sales et pavillons éteints. Phares de voitures et étoiles immortelles. Un tableau en deux couleurs dominé par un ciel d’un noir d’encre. Tout un monde que nous allions bientôt quitter.

Les premières notes d’une autre chanson nous parvinrent du rez-de-chaussée.

The Bee Gees. To Love Somebody.

-Je crois qu’il a un peu trop bu, murmura Bastien en regardant Jules gesticuler dans tous les sens au rythme de la musique.

Maëlle écarquilla les yeux :

-Jules… Ne me dis pas que tu es bourré ?

-Au fait, vous avez goûté la pizza scandinave ?

-Je pense que tu as ta réponse, Maëlle, ironisai-je avec un sourire en coin.

C’est à ce moment qu’elle arriva. Douce, muette et froide. Timide comme un enfant, immaculée comme un ange. Si belle et majestueuse.

La neige.

Les flocons tombaient du ciel et se déposaient délicatement sur le balcon, nos vêtements, nos cœurs.

En bas, les autres criaient. A l’unisson.

Le compte à rebours.

Je consultai ma montre. Plus que cinq secondes, en effet.

-J’ai officiellement perdu ma virginité alcoolique, nous avoua Jules en s’accoudant au balcon à côté de moi.

-Tant mieux pour toi, mais je te porterai pas jusqu’à ton lit, marmonna Bastien.

Jules sourit.

-T’inquiète, je suis encore assez lucide pour le faire tout seul.

-Jusqu’au prochain verre, ajoutai-je.

En bas, les cris retentirent, nous faisant sursauter.

Minuit.

Une page se tournait. Une autre commençait à s’écrire.

La plus importante de toutes.

-Bonne année, les gars, murmura Maëlle.

Je secouai la tête, délivrant les flocons prisonniers de mes cheveux.

-Bonne année, Maëlle.

 

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