Watchmen - Alan Moore

9 minutes de lecture

 Sur demande de Wakatt (un mec d'un autre forum, désolé, je suis un homme volage), je vais ici parler du chef d’œuvre d’Alan Moore et de David Gibbons à savoir Watchmen. Ce comics est ultra connu, que ce soit grâce à l’œuvre original de 86 (publié en édition intégrale en France par Delcourt en 98) où à son adaptation cinématographique de Snyder en 2009 (adaptation que je n’avais pas vraiment apprécié à la base, mais à l’heure d’écrire cette rétrospective, j’ai revu le film par acquis de conscience et j’ai ainsi pris conscience qu’il existait une version longue de l’œuvre, qui reprends beaucoup des sous-intrigue avec notamment de longs moments animés pour la mise en abîme des comics dans l’histoire dominé par le genre des pirates. Et cette version longue sauve carrément l’œuvre –comme celle de Batman versus superman d’ailleurs)

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 Bon, sur cette présentation sommaire, déroulons un peu le sujet. Watchmen c’est quoi ? Je dirais que c’est l’un des plus grands comics jamais conçu, l’un de ceux qui font histoire, qui marquent par le propos et par la maturité qui a instillé un tournant dans le genre, pour lui offrir des lettres de noblesses plus noire, plus sombre, plus dense et beaucoup plus référencé, c’est une œuvre d’auteur, une œuvre majeure dans le siècle dernier qui reprends les angoisses de l’époque et les cristallise dans l’encre et le papier pour créer une satire étrange tant de notre mythologie que de notre époque. Bon, avant d’aller plus loin, je laisse le résumé de Wikipédia me faire l’économie de la narration.

L'histoire des Watchmen se déroule en 1985, dans une uchronie où des super-héros ayant cessé leur activité de justiciers semblent disparaître un à un, alors que la Troisième Guerre mondiale menace d'éclater à tout moment avec le bloc de l'Est. L'apparition en 1959 du Dr Manhattan, un surhomme doté de pouvoirs en faisant presque l'égal d'un dieu, a modifié l'histoire que nous connaissons : les États-Unis ont gagné la guerre du Viêt Nam, le scandale du Watergate a été étouffé, le pétrole n'est plus une des principales sources d'énergie, et Richard Nixon est toujours président en 1985. L'album est entrecoupé de plusieurs pages de documents écrits issus de l'univers des Watchmen. Articles de journaux, longs passages du journal intime de l'un des personnages, ces documents ne servent pas directement l'intrigue du récit mais permettent de donner une profondeur au monde décrit.
 Le projet de base est audacieux et l’histoire démarre sur la mort d’un ancien justicier et plonge le lecteur dans une drôle d’incompréhension. Dans ce monde, les super-héros ont existés, mais ils n’avaient pas de pouvoir, simplement la volonté d’agir, Moore interroge donc le fondement même du genre, pourquoi le héros se dresse-t-il ? Quel est son autorité, quel est sa légitimité, et c’est là le leitmotiv de l’œuvre « Who watch the watchmen » qui n’est pas s’en rappeler la maxime de Juvénal "Quis custodiet ipsos custodes ?" (Qui garde les gardiens eux-mêmes ?). Puisque comme je vous l’ai dit, l’œuvre est perclus de référence, que ce soit la fin du comics où Moore réitère son allégeance à Lovecraft et sa créature imaginaire et tentaculaire Chtullu (ce que vous ne pouvez pas savoir si vous n’avez vu que le film), que ce soit le personnage de Veidt directement inspiré de ce célèbre poème néostoïque de Schelley

I met a traveller from an antique land
Who said: "Two vast and trunkless legs of stone
Stand in the desert. Near them, on the sand,
Half sunk, a shattered visage lies, whose frown,

And wrinkled lip, and sneer of cold command,
Tell that its sculptor well those passions read,
Which yet survive, stamped on these lifeless things,
The hand that mocked them and the heart that fed,

And on the pedestal these words appear:
'My name is Ozymandias, king of kings:
Look on my works, Ye Mighty, and despair!'

Nothing beside remains. Round the decay
Of that colossal wreck, boundless and bare,
The lone and level sands stretch far away."

Dont la traduction donne

J’ai rencontré un voyageur venu d’une terre antique
Qui m'a dit : « Deux immenses jambes de pierre dépourvues de buste
Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,

La lèvre plissée et le sourire de froide autorité
Disent que son sculpteur sut lire les passions
Qui, gravées sur ces objets sans vie, survivent encore
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.

Et sur le piédestal il y a ces mots :
"Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Voyez mon œuvre, vous puissants, et désespérez !"

À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »

 Bon, je vais pas faire la liste de toutes les références, il y en a trop que ce soit des allusions à la psychologie (all hail Rorschach), à la science politique (coucou Clauzewitz, ça va ?), au théâtre antique (Juvénal, un peu de Sophocle aussi)… etc.

 L’histoire c’est donc un thriller hybride, une chimère de récit d’enquête, de super héros cousu de drame et d’histoire d’amour. Dans ce livre, Moore grime tant l’humain que le siècle et il croque les deux avec une intelligence et une sincérité aussi touchante que juste. Puisque c’est ça qui frappe à la lecture une fois le cynisme passé, la narration est particulièrement authentique, elle semble immortaliser un monde impossible, mais probable ce qui est un coup de maitre rare.

 Dans cette uchronie où l’arrivée du Docteur Manhattan à amener la guerre froide à larver et à conduire à des victoires américaines au Vietnam notamment, tout en acculant l’URSS dans une appréhension de chaque instant de voir un dieu vivant marcher dans le camp d’en face et d’être une potentielle menace bien trop organique pour être quantifiable sinon calculer dans des plans militaire ou politique, ce qui précipite les tensions nucléaires dans ce monde qui semble se préparer à l’apocalypse. On notera ironiquement que le récit est divisé en douze chapitre, semblable à un cadran de montre où chaque heure nous rapproche un peu plus proche de l’holocauste final. Et cette crainte de la destruction de l’homme par l’homme (tiens Plaute, tu es là ? je t’en prie prends un siège et installe toi avec les autres références) au final est sous-jacente au récit pour apparaitre tant comme le dénouement final que comme son épine dorsal, que ce soit dans la mise en abîme du gamin (Bernie rpz), qui lit un comics de pirate (les super héros n’étant plus au goût du jour dans cette univers, trop réel pour être fantasmé et donc plus vendeurs) reprenant cette thématique d’apocalypse et de destruction de son monde pour en devenir au fur et à mesure des épreuve un bourreau parmi les autres, on peut retrouver ce thème aussi dans la déconstruction progressive du monde qui semble s’oblitérer sous ses incohérences et sa violence au fur et à mesure des pages. Et ce qui reste à la fin de la lecture c’est cet arrière-goût amer de cynisme, d’un compromis nécessaire, d’une raison d’état supérieur à la nation elle-même, bref, l’idée du plus grand bien (Machiavel, ça faisait longtemps, comme d’habitude, je t’offre un whisky frappé ? Tu es venu avec Kant et son impératif catégorique, il est le bienvenu, après tout le gaillard a tout de même inventé le porte-jarretelle, tu m’étonne que je l’apprécie… quoi il a aussi révolutionné la philosophie ? détails de l’histoire ça.), le doux sur un délire néo-antique d’un nouveau Alexandre devant un nouveau nœud gordien.

 Pour autant, ne prenez pas peur suite à mon accumulation de référence, le scénariste étant un bougre sacrément doué, on ne se perd pas dans sa culture, elle est là comme un bourdonnement, mais l’absence de culture idoine n’empêche pas la compréhension ni même l’amour de l’œuvre. Et ça c’est un talent fou.

 Pour le reste, les dessins m’ont au début un peu douché, on est loin du trait d’un Bermejo, mais au final, le trait rude donne un charme à l’histoire et renforce son authenticité, les cases sont foisonnantes et malgré des dialogues parfois très envahissant (pour ne pas dire omniprésent), on trouve souvent l’espace nécessaire pour apprécier le pinceau du dessinateur. Bon, là-dessus, je suis moins calé, donc je vais juste laisser quelques planches en exemple. Je dirais juste que ça m’a un peu rappelé la patte de Ditko

http://bartbeaty.ucalgaryblogs.ca/files/2013/04/watchmen-05-28.jpg
http://www.coolgrannyflats.com/wp-content/uploads/john-from-watchmen-watchmen-2-written-by-alan-moore-art-by-dave-gibbons-colors-by-john.png
https://images.gr-assets.com/books/1442239711l/472331.jpg

 De même, la voix de l’auteur étant particulièrement importante, j’égrène quelques citations avant de conclure.

Vous avez tout faux. Je ne suis pas bouclé avec vous, c'est vous qui êtes bouclés avec moi.


***


Voilà une notion que j'aimerais voir enterrée : l'homme ordinaire. Ridicule. Il n'y a personne d'ordinaire.

***

Tout ça pour éviter l'horreur ultime.
Ladite horreur étant qu'à la fin, il n'y a que le néant peuplé de ténèbres.
Le vide.
On est seuls.
Sans rien d'autre.


***

Je préfère l'immobilité qui règne ici. Je suis fatigué de la Terre, de ces gens, fatigué d'être pris dans la confusion de leur existence. Ils prétendent s'acharner à bâtir un paradis, et voici que leur paradis est peuplé d'horreurs. Peut-être que le monde n'est-il pas fait, peut-être que rien n'est fait, une horloge sans artisan. Il est trop tard, il a toujours été, et il sera toujours trop tard.

***


 - C'est ça qui m'inquiète : la troisième guerre mondiale va nous tomber dessus dans la semaine. Je veux dire, qu'est-ce que nous fichons ? Les enjeux sont si élevés, l'humanité est au bord du gouffre...
- Certains d'entre nous ont toujours vécu au bord, Daniel. Y survivre est possible si l'on observe les règles... se retenir par les ongles... et ne jamais regarder en bas.

*** 

Nous regardons continuellement le monde et il finit par devenir morne dans nos perceptions. Pourtant, vu d’une autre perspective, comme s’il était neuf il peut encore couper le souffle.
 ***

 Alexandre de Macédoine, mon idole. Tout jeune, à la tête de son armée, il avait emporté les côtes de Turquie et de Phénicie, soumis l’Égypte avant de se tourner vers la Perse. Il mourut à 33 ans, maître de presque tout le monde civilisé. Cela sans cruauté. Il fit d'Alexandrie le plus grand centre culturel du monde antique. Certes, il en coûta bien des vies... Inutilement, parfois, mais qui peut en juger ? Il fut tout près de réaliser son rêve d'unité mondiale.
 Je décidai que mes succès seraient à la hauteur des siens. D'abord, je distribuai mon héritage, pour démontrer que je pouvais arriver à tout en partant de rien. Puis, je partis pour la Turquie du Nord, sur les pas de mon héros. Je voulais que mon œuvre égale la sienne. Je voulais éclairer ce monde de ténèbres. Heh. Il fallait que j'aie de quoi lui parler, si je le croisais au palais des légendes.


 Bref, Watchmen est une œuvre majeure dans la culture comics, inégalé et peut-être inégalable tant elle s’inscrit avec justesse dans l’esprit du siècle, reprenant cette crainte de l’apocalypse qui est aujourd’hui omniprésente dans la culture (que ce soit Houellbecq ou Stromae sinon Orelsan, tous ont ce même rapport au monde : celui-ci connait l’apocalypse et au milieu de cette destruction, la seule échappatoire est la jouissance absolue), et ses nombreuses suites par d’autre scénariste comme Before Watchmen ou plus récemment Doomsday Clock, n’ont jamais su égaler l’intelligence de cette œuvre qui révèle quelque chose sur le siècle plus qu’autre chose. Alors, s’il fallait ne conseiller qu’un comics, malgré mon amour pour d’autres œuvres, je ne conseillerais que celui-là parce que c’est un livre majeure du siècle dernier, une révolution de la littérature en elle-même.

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