1.8. Carlos Pontus

12 minutes de lecture

L’ascenseur s’arrête juste avant le sommet de la tour centrale, dans une grande pièce en surplomb du champ d’héliostats et située sous le foyer collecteur et son local technique. Edward Mills jauge Jules Faubosse d’un regard peu convaincu et l’invite à avancer. Il appuie sur un bouton d’appel et disparaît avec l’ascenseur.

Désormais seul, l’émissaire hésite. La pièce est presque entièrement plongée dans le noir, quelques veilleuses discrètes permettent de reconnaître sa forme circulaire et d’estimer son volume. Une lueur jaune vif brille de l’autre côté de la cage d’ascenseur, le silence est total. Il se racle la gorge, attend quelques secondes, un froissement lui répond. Il recule d’un pas, puis deux. Il se retourne et pose un doigt tremblant sur le bouton d’appel de l’ascenseur, abandonne son geste, pousse un soupir. Il se retourne et s’approche de la lueur jaune vif.

Il contourne le bloc de la cage d’ascenseur, découvre un bar accolé en son dos. Derrière le comptoir, un soleil fluo en guirlande de néon diffuse un halo aux teintes macabres sur trois sièges hauts, une grande armoire fermée et des étagères poussiéreuses. Il remarque quelque chose sur le comptoir, s’approche doucement. Ne percent à travers la pénombre, tout autour, que des chaises éparpillées et quatre transats dont l’un est renversé sur le flanc. Sur une table, des cartes à jouer pêle-mêle. L’émissaire exhale un long soupir, semble se détendre un peu, pose une main sur le comptoir. Le tremblement s’apaise, il plisse les yeux sur une besace élimée d’où débordent quelques objets. Un tube de gel d’entretien pour la barbe, un spray pour les cheveux, un petit peigne. Entre les deux pans de la besace, un carnet de croquis laisse deviner des études. Sur une feuille à moitié arrachée dont un morceau dépasse, un visage à la mâchoire carrée crayonné sous plusieurs angles.

Jules Faubosse se penche sur les portraits, les ombres de la pièce circulaire l’encerclent, le petit soleil froid du bar grésille.

— Par ici, fonctionnaire. Par ici !

La voix est flûtée, nasillarde, le fonctionnaire plisse le nez comme sur une odeur désagréable. Il s’éloigne du bar, suit la voix, pose un regard blanc sur les portes de l’ascenseur. Cette partie de la salle est plus sombre encore que l’autre.

— Oui ?, articule-t-il difficilement, la bouche pâteuse, en avançant de deux pas vers le mur extérieur, les bras tendus devant lui.

Il s’arrête soudain, sa main vient de palper une matière tendre, il a un geste de recul.

— Vous ne tueriez pas pour elle ?

La proximité de la voix, suave mais désagréable, le fait sursauter. Un grincement électrique, un froissement de tissus. Il se fige, les rideaux glissent, une douce clarté envahit soudain la pièce. On verrait presque de la glace affluer pouce par pouce dans ses canaux sanguins. Devant lui, la Lune s’étend sans complexe. Il tente de détourner les yeux dans un réflexe défensif mais le panorama est à trois-cent soixante degrés. Il essaie alors de les fermer mais c’est trop tard, il ne le peut plus, il est happé par la vue.

Jules Faubosse transpire, figé d’effroi. De cette hauteur, l’horizon semble encore plus bombé, encore plus proche. Le champ d’héliostats est minuscule dans l’étendue grise et crème de la Mare Nubium. Des falaises lointaines séparent la mare des plateaux plus en hauteur et au-delà s’étire le gouffre noir, désolant, de l’espace.

Corpulent, les jambes arquées, Carlos Pontus a des épaules étroites et menues et des bras maigres. L’une de ses mains reste comme suspendue devant un interrupteur, sans doute celui qui commande l’ouverture des rideaux. Une barbe brune très dense recouvre son cou épais, un casque de cheveux bouclés lui tombe sur les yeux comme une voilette, sa chemise légère sans couture est tâchée au niveau des aisselles.

Le leader syndicaliste et DRH de l’usine se tourne franchement vers Jules Faubosse et le contemple de haut en bas, fait la moue. L’émissaire ne réagit pas, ses tempes sont trempées de sueur.

— Tout est prêt, Monsieur l’émissaire, dit enfin Pontus en s’approchant de son visage comme s’il était myope.

Jules Faubosse n’étant pas en mesure de répondre, il poursuit :

— Nous avions hâte que vous arriviez. Vous n’avez pas répondu à ma question, ajoute-t-il d’une voix pointue.

L’émissaire halète doucement, aucun son ne sort d’entre ses lèvres parcourues de soubresauts nerveux.

— « Vous ne tueriez pas pour elle ? », explique-t-il, patient. Non ? Sachez qu’il s’agit d’une question que m’a posée le directeur Hypnos au moment de mon arrivée ici il y a quelques temps de cela. Chaque jour elle se pose à moi avec un peu plus d’acuité. Jusqu’où irais-je pour pouvoir continuer de vivre cette aventure ? Comme Theo, j’ai la fièvre de la Lune. Pas le Mal, la fièvre. Je pense que la colonie a un avenir, malgré tout, et je veux en faire partie. Avoir un rôle central.

Il s’interrompt, rêveur, tourne le dos à la Lune.

— De toute façon, la Terre ne vaut plus rien pour moi, reprend-il en laissant son regard glisser vers le carnet de croquis baignant dans la lumière criarde du petit soleil de néon. La Terre a tendance à vous poursuivre jusqu’ici… Mais je saurai couper les liens.

Carlos Pontus se retourne soudain et ouvre les bras en grand comme pour mimer l’horizon :

— Vous savez que la Lune est vivante ?, s’exclame-t-il. Plusieurs équipes de scientifiques vivent à Constellation dans le seul but d’essayer de comprendre certains phénomènes bizarres. Par exemple, il y a une expédition européenne qui étudie ces énormes rochers qui se déplacent extrêmement lentement, de l’ordre du poil de cul par année, sans qu’ils sachent encore comment. Il y a aussi ces flashs lumineux qu’on voit parfois sur les plaines. Et puis vous avez sans doute déjà entendu parler des mascons lunaires. Ce sont des perturbations du champ de gravité encore inexplicables. Mais surtout, il y a cette présence…

Le syndicaliste s’interrompt, il tire un mouchoir de sa poche et le pose sur son front. Il le fait lentement glisser vers son menton, passe l’arrête de son nez, le bord supérieur de ses lèvres. Cette étrange chorégraphie aimante l’attention de Jules Faubosse, il ne tourne pas encore la tête mais parvient à planter ses yeux dans le coin de leurs orbites. L’immensité du paysage aspire encore son regard, toutefois, et il détourne soudain la tête comme on arrache un pansement. Ses yeux capturent le visage rond et étrangement sexué de Carlos Pontus.

— Vous finirez peut-être par la sentir, si vous restez assez longtemps ici, poursuit le syndicaliste.

— Je… crois que je la sens déjà… souffle l'émissaire en reculant de deux pas.

— Oh, oh !, glousse Carlos Pontus avant de porter son mouchoir sous ses narines et de le humer profondément. Il parle !

Le syndicaliste sort une pomme de la besace, en croque la moitié en une bouchée. Il mâche lentement, soigneusement, les mâchoires souples comme celles d’un chat. Ses dents jaunes tâchées de café apparaissent quand il relève les babines dans un rictus gourmand. Il tend la moitié de pomme d’une main mais l'émissaire la refuse d’un geste du menton, il hausse ses épaules étroites et osseuses. Sa mâchoire grince, ses dents claquent en broyant la pulpe du fruit, un peu de jus coule sur son menton. Soudain, il se détourne et avance jusqu’à effleurer la baie vitrée de la pointe de son ventre rond.

— Nous allons écrire l’Histoire ensemble, Monsieur l’émissaire, et nous allons en chasser Theo Hypnos. Après ce coup de force, ils sauront tous, dans la colonie, qui détient vraiment le pouvoir. Le directeur est un rêveur. Les rêveurs sont dangereux. Il voudrait terraformer la Lune. Quel projet stupide ! Du temps et de l’argent gaspillés. Et pour quoi ? Recréer une petite Terre moins bien que l’originale ? Ce que je veux, moi, c’est agrandir Constellation, étendre ses installations. Pérenniser la colonie. Commencer ici une nouvelle histoire. Ce sont deux visions radicalement différentes. Par ici, fonctionnaire. Par ici !

Carlos Pontus se dirige vers le bar et s’assied sur l’un des sièges hauts, ses jambes trop courtes n’atteignent pas le barreau d’appui. Il s’accoude au comptoir où deux verres les attendent. Faubosse s’approche en se frottant la gorge, il s’assied à son tour. Le syndicaliste prend son tube de gel, le presse délicatement et en extrait une noisette verdâtre à l’entêtante odeur sucré. Il écrase la noisette de la taille d’un ongle entre ses doigts sans quitter l'émissaire des yeux et s’enduit la barbe avec des gestes secs et maîtrisés.

— Oui, fait-il comme en réponse à une question intérieure, nous avions hâte que vous arriviez.

— N... nous ?, balbutie l’émissaire, qui a retrouvé ses esprits.

— Moi et mon bras droit, le chef de la sécurité, Edward Mills. Ainsi que tous nos amis employés de l’usine, même si la plupart ne sont pas au courant de ce qui se prépare… Même Ed’ ne sait pas que nous montons ce coup ensemble, il croit que je profite simplement de votre venue pour lancer un mouvement.

Jules Faubosse prend le verre posé devant lui et en renifle le contenu. Il en boit une gorgée, lentement, sans quitter Carlos Pontus des yeux. Il repose le verre.

— Quel est votre plan, les grandes lignes ?, demande-t-il.

Pontus essuie ses mains grasses sur sa blouse.

— Une grève, tout simplement. Ce soir. Tout est prévu, Ed’ est en train de regrouper les employés dans la salle polyvalente tandis qu’on occupe le directeur dans son bureau. Je me suis arrangé avec les plannings pour laisser chez eux les éléments les plus proches du directeur. Les Sélénites seront bien présentes mais je ne fais pas de soucis à leur sujet, elles n’ont pas vraiment de sens politique en tant que groupe malgré les quelques coups d’éclat de la petite Malala. Les Ceinturions n’arriveront pas avant le dernier quart, à un moment où tout sera déjà joué. L’idée, c’est de confronter Theo Hypnos devant tout le monde et d’obtenir le consensus général. Ensuite, on envoie un message à Constellation pour dire que l’usine ne produira plus tant qu’on ne nous aura pas écoutés.

Faubosse se recule sur sa chaise, une moue peu convaincue sur ses lèvres.

— Vous pensez convaincre les employés si facilement ?

Carlos Pontus prend une profonde inspiration, tourne la tête vers la baie vitrée et tend la main.

— Nous vivons sous cloche, Monsieur l’émissaire, il existe dans la colonie une tension permanente, difficilement et uniquement contenue par la peur de faire empirer l’état des choses. Les gens sont à bout, il n’y a qu’à les pousser un tout petit peu.

Satisfait de lui-même, Carlos Pontus fouille dans sa besace, récupère une boite allongée en cuir. Il l’ouvre et en extrait plusieurs petits éléments qu’il assemble en quelques secondes. C’est une e-cig, une édition limitée gravée à son nom. Sous celui de Carlos Pontus figure celui d’un autre homme. Jules Faubosse est à ses côtés, silencieux, il suit ses gestes avec attention.

— Un cadeau avant mon départ, explique-t-il sans s’attarder sur le sujet.

Il tend la cigarette à l’émissaire, qui refuse. Il tire deux bouffées, s’éponge le front à l’aide de son mouchoir, le tissu dégage une odeur âcre. En contrebas, le champ d’héliostats produit des reflets de feu. L’émissaire joue avec son verre à moitié vide, le regarde danser sur la table silencieusement. Il relève la tête et plante ses yeux dans ceux du syndicaliste.

— Cela ne suffira pas. N... nous avons des objectifs précis. J... j’ai exposé un plan au conseil d’administration du Consortium, et il a été validé en tout points.

Carlos Pontus prend un air outragé.

— C’est à dire… J’ai déjà tout organisé, croyez-moi, ça va marcher !

Jules Faubosse se redresse, fait glisser son verre vide. Le syndicaliste lui rend deux têtes.

— Non. Ce n’est pas assez.

Toute l’assurance de Carlos Pontus disparaît un court instant.

— J’ai bien pensé à séquestrer Theo Hypnos mais…, commence-t-il presque timidement avant d’apercevoir le rictus d’approbation étirant les lèvres de l’émissaire.

Carlos Pontus lui rend un sourire carnassier et siffle d’admiration.

— C’est ça ? J’avoue que vous m’étonnez, Monsieur Faubosse.

— Ce n’est pas tout. Vous n’avez pas besoin de connaître les détails du plan, mais vous devrez séquestrer le directeur et boucler l’usine. Une grève, disons, agressive. Êtes-vous sûr de pouvoir convaincre les employés de participer à votre mouvement de leur plein gré ?

Carlos Pontus dodeline de la tête, le regard vague, il recrache une bouffée de cigarette. Ses yeux se fixent soudain.

— Sûr. Ed’ et ses gros bras me sont acquis. Ils séquestreront le directeur dans son bureau dès que nous redescendront. Ensuite, je parle aux employés en salle polyvalente. Je laisserai entendre que le directeur est sous bonne garde et bien traité. Que c’est le Consortium la cible, pas lui.

— Bien, approuve l’émissaire. Mais ce n’est pas encore assez.

Il fait une pause, prend la cigarette d’entre les lèvres du syndicaliste, en tire une bouffée.

— Vous devrez boucler l’usine, mais quand la femme du directeur, Louiza Hera Hypnos, viendra demander des comptes, vous la laisserez entrer.

Carlos Pontus fronce les sourcils, son menton s’affaisse quelque peu. Remarquant son incompréhension, Faubosse poursuit :

— Vous n’avez pas besoin de connaître les détails de m... mon plan. Louiza Hypnos doit rentrer, le reste me regarde.

Le syndicaliste lance un regard curieux à l’émissaire, de respect et de crainte mêlés.

— C’est du gouverneur en place dont nous parlons, remarque-t-il. Tout cela va sans doute prendre un tour étrange… La nuit risque d’être compliquée pour l’un des candidats à l’élection, elle ou moi. Elle, j’espère ?

— C’est cela, acquiesce Jules Faubosse. SI vous jouez bien le jeu.

— Et cette pauvre Chow Hou, votre protégée ?

— Elle se retirera de la course dès cette semaine et soutiendra officiellement votre candidature. On... on trouvera une excuse crédible. Le report des voix sera efficace. N... notre candidate connaît le jeu politique. L’important est de battre Louiza Hypnos, le candidat de l’ONU. L’important est de provoquer la perte de son principal soutien dans la colonie, son époux Theo Hypnos.

— Et vous me certifiez que le Consortium respectera sa parole ? Qu’il ne fermera pas la colonie ? Qu’est-ce que vous avez à y gagner dans tout ça, mis à part le fait qu’une fois élu, je n’aurai d’autre choix que de suivre les directives du Consortium ?

— Comme vous le dites : placer un homme à nous à la gouvernance. Les répercussions médiatiques ont beaucoup fait hésiter les dirigeants. Il y a le problème des Sélénites, proches du directeur. Elles risqueraient d’avoir du mal à s’habituer à la Terre, dans le cas d’une fermeture totale de la colonie à toute présence civile. N... nos conseillés craignent un tollé général, une vague de mécontentement, sur la Lune comme sur Terre. Theo Hypnos est très proche d’elles, il pourrait essayer de récupérer la situation pour n... nous mettre dans l’embarras. En décrédibilisant sa femme, Louiza, en la mêlant à ce que n... nous présenterons par la suite comme une grève ayant dégénéré à cause de son intervention, en vous faisant passer pour celui qui a sauvé l’usine et la colonie, n... nous nous assurons l’élection et donc la poursuite de notre, notre politique sur la Lune selon n... nos conditions. La Lune reste utile, n... nous voulons simplement réduire les coûts. Le Consortium est ouvert à l’idée de pérenniser la colonie. Ce qu’il refuse absolument, c’est la terraformation. La Lune est une ressource exploitable, rien d’autre. Moins il y aura de présence humaine, mieux ce sera. Une colonisation qui resterait limitée serait acceptable.

— Mais pourquoi maintenant ?

— Parce que la Ceinture est presque achevée… et que les Sélénites grandissent en âge et en nombre. Mais ce problème là, n... nous le réglerons quand vous serez élu, Monsieur le gouverneur...

Carlos Pontus émet un nouveau sifflement.

— Du miel en mes oreilles. Je ne pensais pas que vous aviez ça en vous, fonctionnaire Faubosse. Cette froideur dans vos yeux… Alors mon élection est garantie ? La pérennisation de la colonie aussi ? Tout ce que j’ai à faire, c’est mener à bien cette grève, séquestrer le directeur, laisser rentrer la future ex-gouverneur et attendre la fin de la nuit ?

— Oui, répond l'émissaire, indéchiffrable.

Carlos Pontus renifle bruyamment, range ses produits d’entretien dans sa besace sans ajouter un mot. Il aperçoit son carnet et se hâte de le caler au fond, comme pris en faute, déchire une feuille sans le vouloir. Il démonte sa cigarette d’un geste nerveux avant de la caser dans son étui.

— Moi, faire un pacte avec le Consortium, murmure le syndicaliste dans sa barbe tout en entraînant l'émissaire vers l’ascenseur… Si Edward savait ! Venez, camarade, une drôle de nuit nous attend.

Annotations

Vous aimez lire Morgan Le Moullac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0