Chapitre 1 : Poison - Partie 3
Rien ne valait les sorties au grand air. Aranwë se sentait plus vivant que jamais. La neige tombait à gros flocon. Les escaliers de marbre qui descendaient vers la citadelle étaient encore plus blancs que d’ordinaire. La suite du monarque dut s’accrocher aux rambardes en acier pour éviter une dégringolade ridicule et mortelle. Un des ancêtres du prince, Grégoire le Barbare, en avait fait l’amère expérience lors d’un siège du palais. Pour défaire le chef d’un clan ennemi, il avait dévalé les escaliers avec son destrier. Le cheval avait glissé, le cavalier avait volé au-dessus de la rambarde. Chute libre de quinze mètres. Il s’était brisé la nuque aux pieds de l’ennemi. Sa mère lui lisait souvent cette histoire lorsqu’il était petit pour le décourager de courir dans la descente de la falaise. Pour voir les ennemis arriver de loin, le palais avait été construit en haut de la plus haute falaise de la région. Si l’on écartait l’érosion, le point de vue était magnifique. Le seul problème résidait dans la montée et la descente des sept-cents cinquante marches qui permettaient d’y accéder. Un monte-charge avait été installé un peu plus loin pour les charrettes et les montures, mais deux accidents en quelques mois avaient limité son utilisation. Seuls les animaux et les ravitaillements du palais avaient le droit de l’utiliser à présent.
En bas des marches, deux rangées de gardes surveillaient les allées et venues d’un œil vigilant. Au passage du prince, ils se mirent au garde-à-vous les uns après les autres. Aranwë salua ceux qu’il reconnaissait d’un signe de tête, puis poursuivit son chemin, entraîné par Rézéda. Le prince peinait à l’empêcher de courir après les chats et les rats qui peuplaient en surnombre la ville. Leur destination se trouvait encore plus bas, dans le quartier des marchands. La ville était construite sur plusieurs niveaux. Plus on se trouvait près du palais, plus on était riche. Aranwë n’appréciait pas cette délimitation par classes sociales, mais ne pouvait pas faire grand-chose pour l’empêcher. Les termes de riches et de pauvres dominaient la vie de la cité jusqu’au plus profond de ses entrailles.
La seule exception à cette règle : la place Clothilde. Chaque fin de semaine s’y tenait le grand marché de la ville. Marchands nobles, bourgeois et paysans s’y concurrençaient pour en tirer le plus de bénéfices possibles. Les masques sociaux tombaient alors l’espace de quelques heures et s’entremêlaient sans distinction de classes ou de sexe. Aranwë en était l’instigateur. Pour sa majorité, le roi lui avait laissé organiser et lancer un projet de lui-même pour se familiariser avec les différents conseillers de la Cour. Depuis qu’il existait, le marché ne cessait d’ameuter les foules. La visite hebdomadaire du prince l’avait rendu encore plus populaire, mais pas pour les raisons qu’Aranwë le souhaitait.
Comme chaque semaine, les abords de la place débordaient de courtisanes dans leurs plus beaux atours. À la vue du prince, elles se dandinèrent en gloussant et en se poussant des coudes pour attirer son attention. Le prince les salua d’un geste de main gêné et s’éloigna, le visage rouge avant que les événements ne se corsent. La semaine passée, il s’était retrouvé avec une culotte rouge dans les mains tombée d’il ne savait où. Il passa le grand arc de pierre qui marquait l’entrée de la place. Ce dernier était surmonté d’une statue de femme au visage doux, celle qui avait donné son nom à l’endroit : Clothilde Balrarion, sa mère. Sa gorge se serra quelques secondes avant qu’il ne détourne le regard, mal à l’aise. Malgré les années écoulées, son souvenir restait sensible pour le jeune homme.
Il lança un regard derrière lui pour s’assurer que ses gardes suivaient toujours et s’enfonça dans la foule. L’annonce de son arrivée parcourut les étals un à un. Une joyeuse cacophonie prit place alors que chacun arrangeait ses produits pour les mettre mieux en valeur, repoussaient sèchement les clients indésirables ou se remettaient une couche de maquillage pour la forme. Il leva les yeux au ciel et s’approcha du premier étal à sa droite. Un petit homme ratatiné se redressa sur sa chaise et offrit un sourire édenté au prince, ainsi qu’une révérence enjôleuse. Comme beaucoup de marchands pauvres, il vendait des pots et des plats en argile. Cependant, les affaires n’étaient pas florissantes. Une moitié du peuple n’avait guère plus les moyens d’acheter à manger aujourd’hui, et les nobles se fichaient bien du travail des paysans puisqu’ils avaient leurs propres artisans renommés. Par pitié, Aranwë acheta six pots au pauvre homme.
— Merci. Merci infiniment, votre Majesté, chuchota l’homme, ému.
Le prince le salua d’un sourire et reprit son chemin. Il y avait tellement d’autres marchands comme celui-ci qu’il ne pouvait subvenir aux besoins de chacun d’entre eux. Il essayait de varier et de ne pas favoriser toujours les mêmes pour permettre à certains de subsister un moment, le temps que le printemps ne s’installe et ramène les premières récoltes. Ce jour-là, il acheta quelques carottes, une venaison, quelques tissus pour les domestiques du palais, un stock de bois à un bûcheron ou encore des figurines en verre. Les gardes portaient les achats mais restaient vigilants. Même si le prince était apprécié, plusieurs personnes cherchaient à s’en prendre à lui chaque année. Son précepteur lui reprochait sans cesse de ne pas faire assez attention.
Rézéda marqua le pas devant une table. Elle renifla le sol, puis poussa un long grognement à l’attention de la jeune femme qui le tenait. Peu impressionnée, elle se contenta de la regarder, à moitié endormie sur la pomme de sa main. Devant elle, plusieurs flacons colorés patientaient. Aranwë donna un coup sur la laisse pour rappeler la chienne à l’ordre, mais elle continua à gronder. La jeune femme se mit à rire et approcha sa main. La queue de la chienne tomba entre ses pattes et elle recula d’un bond. Le prince dut freiner des deux pieds pour la retenir.
— Je n’ai jamais été très populaire auprès des chiens, mais c’est la première fois que l’un d’eux réagit comme ça, se moqua-t-elle.
— Je suis désolée, madame. Je ne sais pas ce qu’elle a. Rézéda est très calme d’habitude.
— Rézéda… « La guérison » en ancien langage. C’est un très beau nom.
— Je trouve aussi. Elle est très importante pour moi.
La jeune femme sourit avec gentillesse. Le regard du prince dévia sur sa marchandise. Il fronça un peu les sourcils et souleva un des flacons.
— Vous êtes alchimiste ?
— En quelques sortes.
— Je ne savais pas que des femmes touchaient à cet art.
— Oh, vous savez… Je m’en tiens à des choses mineures. Ce flacon permet de faire pousser la barbe, celui-là adoucit le linge… Des choses basiques. Certains diront qu’il s’agit de magie.
— Je vous conseille de garder la voix basse lorsque vous parlez de tels sujets. Vous connaissez bien la position de mon père sur le sujet. À moins que… Votre accent… Vous ne venez pas d’ici, pas vrai ?
— En effet, je viens du sud, et par tous les chemins, j’y reviens. Je ne suis là que pour quelques jours.
Elle se pencha sur son étal. Le prince put mieux voir son visage, caché de longs cheveux noirs. Elle était jeune et plutôt jolie pour une paysanne. Même si elle avait été cachée sous un gilet plus miteux, elle portait aussi une robe bleue que peu de personnes, même dans la classe bourgeoise, pouvait s’offrir. C’était curieux, mais il savait aussi de réputation qu’on vivait mieux dans le sud qu’ici.
Aranwë saisit un flacon au contenu rose et le fit tourner devant ses yeux, fasciné. L’alchimie n’était que tolérée par les Églises de la région. D’ordinaire, les marchands qui transportaient ce type de produits ne passaient pas la frontière. Les exposer sur la place publique était tout aussi risqué. À Isendorn, le seul alchimiste à qui l’on ne refusait rien n’était nul autre que son précepteur et il faisait en général chasse gardée. Il n’aimait pas qu’on empiète sur ses clients.
— Je doute que ceci vous convienne, rit la jeune femme. C’est une fiole pour aider les jeunes femmes à faire pousser leur poitrine.
— Oh ! s’exclama-t-il en le reposant avec précipitation, gêné. Qu’est-ce que vous pouvez me conseiller, dans ce cas ?
— Laissez-moi réfléchir…
Ses yeux s’illuminèrent. Elle ouvrit son manteau et en sortit un flacon au bec légèrement tordu et bouchonné. Un liquide bleu bullait à l’intérieur comme s’il était en vie. Aranwë leva un sourcil perplexe.
— Comment est-ce que vous faites ça ?
— Je vous l’ai dit, mais vous n’avez pas écouté, dit-elle avec un petit air malicieux.
— Ce ne peut être de la magie. La magie n’existe plus dans cette partie de Tyrnformen, je l’ai lu dans un livre.
— Si vous l’avez lu, c’est que ça doit être vrai. Et si je vous disais que tout ce que vous pensez savoir sur la magie, les autres créatures n’est que mensonge ? N’avez-vous jamais observé attentivement les habitants des bas-fonds. Certains ont des oreilles pointues, d’autres devraient être morts depuis cinquante ans, d’autres encore ont une langue fourchue ou des yeux d’un noir si profond qu’aucun humain ne serait capable de le reproduire au naturel. Vous le voyez, mon prince, mais vous n’observez pas.
Les yeux bruns de la jeune femme virèrent au jaune uniforme, seulement traversés d’une petite fente noire. Aranwë eut un mouvement de recul et regarda autour de lui. Personne n’avait remarqué : ses gardes lui tournaient le dos et tenaient à distance les visiteurs trop curieux. Quand il reporta son regard sur la jeune femme, ses yeux avaient repris leur forme et couleur originelle.
— Qu’est-ce que vous êtes ? demanda Aranwë en baissant la voix pour ne pas attirer davantage l’attention sur lui.
— Même si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. Alors, changea-t-elle brusquement le sujet. Intéressé ? Je souhaite vous offrir cette fiole.
— Mais à quoi sert-elle ?
— Ne serait-ce pas gâcher la surprise que de le révéler ?
— Me croyez-vous naïf au point d’accepter sans savoir ce que je risque ?
— Me croyez-vous naïve et stupide au point de vous empoisonner alors que vos gardes surveillent à quelques pas de là ?
Aranwë hésita. La tentation et la curiosité le démangeaient, mais la raison lui dictait le contraire. Rézéda gronda de nouveau et se colla au prince, nerveuse. Le prince approcha la main du flacon, mais une autre le poussa sans ménagement. Les traits de la jeune femme se tirèrent sous la frustration.
— Bonjour, grogna une voix nasillarde. Votre marchandise n’a pas été signalée à l’entrée de la ville. Nom, prénom, adresse.
Le prince leva les yeux au ciel et attrapa le calepin de Will-Guy Phédia.
— Je discute avec cette femme, attendez cinq minutes.
— Je travaille, moi, Monsieur, répliqua le collecteur des impôts avec insolence.
— Je n’en ai pas pour longtemps, insista Aranwë.
Le bonhomme aux yeux globuleux lui lança un regard agacé et se dirigea vers l’étal d’en face en bougonnant. Aranwë recentra son attention sur la jeune femme. Elle avait caché le flacon à l’arrivée du gêneur, mais le sortit de nouveau en s’apercevant que son client ne s’était pas enfui. Elle lui offrit un sourire complice. Aranwë soupira.
— Très bien, je vais le prendre. Combien est-ce que je vous dois ?
— Oh, vous êtes mon seul client de la journée et j’ai passé un bon moment. Disons que c’est un cadeau de la maison. Peut-être que ça vous convaincra de repasser, qu’en dites-vous ?
— Pourquoi pas, sourit le prince.
Elle sortit un chiffon et enroula la fiole dedans, puis lui tendit. Aranwë rangea le précieux paquet dans son sac. Il n’était pas encore décidé sur ce qu’il allait en faire, mais si c’était gratuit, ça ne pouvait pas faire de mal de l’emporter, n’est-ce pas ? Le prince lui accorda un baise-main puis s’éloigna vers d’autres étalages bien moins intéressants que cette rencontre singulière.
**********
Indrala ne quitta pas le prince des yeux avant qu’il ne soit hors de vue. Elle avait fait ce qu’elle avait pu pour l’amadouer, mais n’était pas entièrement satisfaite. Il avait au moins pris la potion et gober son histoire de magie les yeux fermés. Attirés comme des mouches, des courtisans se bousculèrent devant sa « marchandise ». La dragonne joua le jeu et vida leurs bourses avec des prix très élevés. Certains feraient une drôle de tête lorsqu’ils découvriraient qu’ils avaient payé du jus de pomme, de fraise ou du sirop à la menthe au prix d’une chevalière ou d’une bague en or.
Les bourses bien remplies, elle s’apprêta à quitter les lieux quand le petit bonhomme hideux qui avait failli faire capoter sa mission se présenta de nouveau devant elle. Elle poussa un soupir sonore et roula des yeux, mais cela ne suffit pas à le faire fuir, bien au contraire. Il griffonna quelques mots sur son calepin puis pointa son badge sur son manteau.
— Will-Guy Phédia, collecteur des impôts royales. Comme je le disais tantôt, vous n’êtes pas sur les registres. Nom et prénom, je vous prie ?
— Anna-Lise, répondit la jeune femme avec un sourire mauvais.
— Anna-Lise comment ?
— Du Rine.
— Anna-Lise du Rine, répéta-t-il à voix haute en l’écrivant. Quelle recette avez-vous fait aujourd’hui madame du Rine ?
— Sept cent cinquante-deux pièces d’or et douze pièces de cuivre.
Il s’arrêta d’écrire et leva les yeux vers elle. Son regard s’arrêta sur les quelques flacons encore sur sa table. Son front se plissa comme un drap au sortir de la lessive. Indrala fit de son mieux pour rester impassible et posa une main sur son précieux butin. L’homme resta immobile pendant deux longues minutes avant de sortir de sa torpeur.
— Puisque la marchandise n’a pas été déclarée et que votre recette dépasse le total de ventes autorisées sur le marché, je vais vous prélever de six cent quatre-vingt-dix-neuf pièces d’or et six pièces de cuivre.
— Pardon ? s’exclama Indrala. Mais c’est absolument honteux ! J’ai gagné cet argent !
— Si vous ne faites pas preuve de professionnalisme, je vais appeler la garde.
La jeune femme grommela et croisa les bras. Sa main effleura la fermeture de son gilet. Elle sourit et se calma immédiatement. Elle fit sauter un des boutons et adressa un regard aguicheur au petit chauve ridé. La conséquence ne se fit pas attendre. L’homme rougit et détourna le regard. Il lança une œillade à sa droite, une autre à sa gauche, puis un rictus intéressé étira son visage trop ovale. Indrala eut bien du mal à réfréner son dégoût. Dragons ou humains, les mâles étaient tous les mêmes.
Elle prit sur elle et joua le jeu. Elle l’accompagna hors de la place à sa demande vers un endroit plus « discret et romantique ». Il lui tenait le bras pour ne pas qu’elle ne s’échappe, et elle le suivit de manière faussement docile jusque dans les quartiers bourgeois. Le collecteur des impôts la tira dans sa tanière, une jolie petite habitation avec un grand jardin qu’il ne méritait pas. Ils passèrent devant le salon, où une jeune femme les regarda passer, le nez retroussé par le dégoût, puis entrèrent dans une chambre miteuse. L’homme roucoula et commença à se déshabiller. Il vanta ses attributs encore performants pour son âge et à quel point son choix était le bon. Elle ne l’écouta qu’à moitié.
Il y avait une odeur de charogne qui l’inconvenait. Depuis quand cette pièce n’avait pas été aérée ? Il était hors de question qu’elle pose un doigt sur ce lit. Il avait clairement sous-entendu qu’elle n’était pas la première à avoir « la chance » de recourir à ses services.
Will-Guy Phédia lui agrippa soudain la main et la poussa avec violence contre le mur. Il la força à s’abaisser à son niveau et tendit la bouche pour l’embrasser. Quand elle sentit son haleine de poisson pas frais, Indrala décida que le cirque avait assez duré. Elle posa une main à sa ceinture, saisit un poignard et le planta dans la jugulaire de cet idiot avant même qu’il ne puisse dire quoi que ce soit. Les yeux exorbités, il tâta le manche de l’arme, choqué, avant de s’écrouler à terre. La dragonne lui trancha la gorge pour l’empêcher de hurler, puis nettoya tranquillement son arme sur la couverture blanche sale du lit pendant qu’il se vidait de son sang.
Son regard balaya la pièce, puis s’arrêta sur un joli sac qui dépassait du porte-manteau. Il était plein à craquer de pièce d’or. Elle offrit un sourire sadique à sa victime qui continuait de suffoquer puis récupéra le butin. Elle sortit de la maison comme elle était entrée. L’épouse du collecteur ne remarqua les pas sanglants qui suivaient la meurtrière bien longtemps après que celle-ci ait quitté les lieux. Alors qu’elle s’enfonçait vers les bas-fonds, Indrala sourit lorsqu’un cri d’horreur résonna dans la ruelle derrière elle.
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