Chapitre 2 : Distraction - Partie 3
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— Et c’t’ainsi qu’elle monte à la gouttière. Et puis tiens que v’là la pluie, et Gypsie tombe par terre !
— Dramatique, en effet. Et vous dites que votre… animal ne peut plus garder votre habitation à cause de sa chute ?
— C’est bien ça, mon bon Sire. Ma Gypsie, elle s’est fracassée l’dos, on peut plus rien en faire. R’gardez là ! Elle est même plus bonne à pondre des œufs.
Le paysan souleva la boîte de bois et la secoua sous le nez du prince. La poule blanche qui s’y trouvait, plus morte que vivante, caqueta pitoyablement sous la rudesse de ses mouvements. Aranwë recula contre le dossier de son trône, mal à l’aise. Il lança une œillade vers son père, que la scène amusait beaucoup. Ce n’était pas le cas de son précepteur qui dardait sur lui un regard impatient.
Aranwë se reprit. Passé le moment de surprise, il se redressa et reprit la parole.
— Nous allons remplacer votre poule. Notre conseiller vous délivrera vingt-cinq pièces d’or à la sortie pour que vous puissiez vous la procurer.
— Merci, mon seigneur ! Vin di dious, si y’avait pas tous ces codes, j’vous embrasserai ! À pleine bouche !
— Mesure ta parole, vieil homme, grogna Philodias. Tu es en présence de ton roi.
L’homme s’excusa platement. Il récupéra sa poule et regagna la sortie. Aranwë soupira, soulagé de le voir partir. Son précepteur avait demandé quelques minutes plus tôt que le roi le laisse gérer une affaire mineure. Il avait fallu qu’il tombe sur ce cas étrange de gallinacé de garde en repos forcé. Malgré l’étrangeté de la requête, il restait fier de lui-même. L’homme était satisfait et son précepteur ne lui avait encore fait aucune remontrance, signe qu’il s’améliorait.
Malheureusement, la séance s’apprêtait à prendre un tournant beaucoup plus sombre. Alors qu’une villageoise entrait timidement, une main l’attrapa à l’épaule et la rejeta en arrière, dans le couloir. Quatre hommes en toges bleues forcèrent le passage et entrèrent sans autorisation. Des gardes les suivaient. Ils tiraient une grande cage dans laquelle un homme était allongé, inerte.
Aranwë se tourna vers son père, nerveux. Ce dernier n’avait pas quitté les nouveaux venus des yeux. Le prince regretta de ne pas en avoir fait autant. Les rumeurs disaient qu’il ne fallait jamais relâcher sa vigilance autour des grands prêtres du temple du soleil, l’Église la plus importante de la ville.
— Votre Majesté, clama l’un d’eux en s’inclinant, mon prince. Nous nous excusons platement d’interrompre votre audience, mais il s’agit d’une urgence. Nous rentrions d’une cérémonie dans un village quand nous avons croisé cet individu sur la route, qui menaçait la vie d’honnêtes citoyens. C’est une engeance du démon, mon seigneur. Un elfe.
— Un elfe, si proche de la ville ? s’étonna le roi. Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Nous l’ignorons. Nos gardes lui sont tombés dessus et nous l’avons traîné jusqu’ici pour qu’il soit jugé et pendu pour hérésie, comme le veut la loi divine.
Aranwë écarquilla les yeux et se pencha sur son siège pour avoir un meilleur aperçu de la créature. Il n’en avait jamais vu en vrai, seulement dans les livres et les histoires que lui racontaient sa nourrice lorsqu’il était plus jeune. Pour autant, l’homme qu’il avait sous les yeux n’avait rien du monstre qu’on lui avait décrit. Il était certes grand, et pourrait sans doute le dépasser d’au moins deux têtes s’il se tenait debout, mais il lui parut surtout vulnérable. De longs cheveux noirs poisseux lui camouflaient à moitié le visage. Ses longues oreilles en pointe dépassaient de la chevelure, mais l’une d’entre elle pendait de manière étrange, comme si elle avait été partiellement arrachée. Ce n’était pas sa seule blessure. Couvert de sang, ses vêtements de voyage en lambeaux, il était évident que la créature avait été attaquée. Son genou, tourné dans un angle inquiétant, devait le faire souffrir le plus.
Le prince releva les yeux et croisa brièvement le regard du prisonnier. Noirs de l’iris à la pupille, Aranwë ignorait s’il l’observait ou s’il regardait ailleurs. La curiosité devait être réciproque. Les humains ne s’aventuraient plus dans la forêt de Qerod depuis des années et son peuple n’avait pas dû croiser de nombreux humains avant.
— Qu’est-ce qu’il faisait exactement ?
Les mots lui avaient échappé. Le prince sut qu’il venait de commettre une grosse erreur quand tous les regards de la salle l’étouffèrent. Les grands prêtres ne parurent pas satisfaits de cette intervention imprévue. Son précepteur ouvrit et ferma la bouche, à la recherche d’air et d’une excuse rapide pour ses propos. Le prince, pour autant, ne se démonta pas. Il voulait une réponse.
— Monsieur, enfin ! s’exclama l’un des prêtres. C’est un elfe ! Son existence même est un crime.
— Mais avez-vous des preuves qu’il troublait vraiment l’ordre public ? Il…
— Veuillez excuser les propos de mon fils, l’interrompit son père en se levant. Il est encore jeune et n’est pas entièrement familier avec les affaires étrangères. Aranwë, il me semble que tu avais à faire. Un cours d’équitation, non ? Tu peux y aller.
— Mais… Père ! Ils ne peuvent pas le juger sans preuves !
— Aranwë, ça suffit ! s’exclama Archibald d’une voix autoritaire.
Le prince resta figé sur place. Il serra les poings et descendit les marches avec dignité, dans un silence pesant. Alors qu’il s’apprêtait à contourner les prêtres, une idée germa dans son esprit. Il continua droit devant lui, bouscula les trois hommes et s’arrêta devant la cage, yeux dans les yeux avec l’elfe.
— Quel est votre nom ?
— Lazare, mon seigneur, répondit l’elfe dans une langue commune presque irréprochable.
— Je ne vous abandonne pas, Lazare, déclara-t-il d’une voix forte, pour être certain que ses propos arrivent aux oreilles de son père.
Presque immédiatement, les grands prêtres se mirent à hurler et gesticuler devant son affront, rapidement suivis par les membres du conseil qui n’approuvaient pas ce manque de respect pour leur religion. Le roi éleva la voix pour appeler au calme, en vain. Aranwë se retourna une dernière fois, ravi de son petit effet, et quitta la salle, la tête haute.
Dans le couloir, les paysans s’étaient tus, eux-aussi. Plusieurs lorgnaient par la porte ouverte et des murmures parcouraient la foule. Le prince essuya des regards méfiants, d’autres impressionnés, auxquels il n’accorda pas grande importance. Il était contrarié. À chaque fois que l’Église du Soleil était impliquée, il se retrouvait évincé des discussions. Des affaires extérieures en général, dès lors qu’elle ne concernait pas son futur mariage potentiel ou les relations avec les autres familles nobles de la région. Pourquoi ce mystère ?
Bien sûr, il y avait la Grande Guerre, dont les histoires avaient bercé son enfance. Son père y avait tenu un rôle capital, certes, mais avait tendance depuis à grossir le trait. Il avait une cicatrice le long du torse, un coup d’épée qui avait bien failli lui ôter la vie. Archibald avait d’abord prétendu s’être battu contre un elfe enragé, puis cinq, puis toute une armée, avec des centaures ! Le prince doutait de la véracité de ses propos. Il comprenait le désir de vouloir protéger le royaume de créatures qui leur avait causé du tort par le passé, mais il y avait une différence entre juger une situation dans son ensemble et exécuter sans procès. Aranwë n’avait jamais été un grand admirateur des justices expéditives Lors de son premier procès, il avait évité la peine capitale à un petit voleur, qui s’en était tiré avec seulement trois doigts en moins à la place de sa vie.
Il espérait pouvoir reproduire cet exploit avec cet elfe, mais la situation lui paraissait mal engagée. Il aurait tout le temps d’en discuter avec son père à table le soir venu. Il avait l’intuition que son petit coup d’éclat ne resterait pas impuni de toute manière.
Le prince salua la foule d’un bref mouvement de main avant de prendre le chemin inverse. Les mains derrière le dos, il sentit le regard de ses ancêtres darder sur lui, du haut de leurs peintures. Ils étaient tous exposés sur les hauteurs, devant les grandes fenêtres afin que leurs âmes puissent aller et venir dans le château et surveiller ce qu’il s’y produisait. Aranwë avait toujours trouvé cette idée effrayante, et bien que sa nourrice lui eût affirmé une partie de son enfance que les esprits n’apparaissaient pas aux yeux des mortels, il avait parfois l’impression de sentir leur présence. Il frissonna.
Fort heureusement, il n’eut pas à supporter les tableaux poussiéreux bien longtemps. Il coupa à travers les cuisines pour gagner du temps, où des domestiques, habitués à le voir débouler de cette façon, s’inclinèrent à son passage. Marie-Louise, présente elle-aussi, le réprimanda d’un regard, mais lui ouvrit la porte arrière. Elle lui avait répété de nombreuses fois qu’il n’avait rien à faire en ces lieux, mais contourner la zone des domestiques rallongeait son trajet d’une dizaine de minutes tant l’aile ouest du palais était longue.
L’air frais le fit frissonner. Il prit quelques secondes pour observer les jardiniers qui taillaient un buisson à la gloire de son père, puis s’engagea vers les écuries, où son maître d’armes l’attendait, un sourire patient aux lèvres. Aranwë le rejoignit en quelques enjambées.
Orvil Laximer avait la tête de l’emploi. La posture aussi carrée que son visage, il s’agissait d’un grand gaillard solidement bâti et tout en muscles. Surnommé « Capitaine Chaudepisse » par les novices qu’il traumatisait au point qu’ils se fassent dessus, il était au service de la famille royale depuis plus de vingt ans et un des plus fidèles amis de son père. Archibald Balrarion ne donnait pas sa confiance sans garantie, mais à lui, il pourrait confier sa vie les yeux fermés.
Aranwë l’appréciait beaucoup et ne comprenait pas pourquoi les jeunes soldats le craignaient tant. Il voyait en lui une figure de mentor bien plus que ne le serait jamais son précepteur, et ses enseignements restaient à sa portée. Philodias cherchait à le piéger, Orvil ne voulait que l’aider à progresser pour en faire un futur roi capable de se défendre.
L’homme salua dès que le prince s’arrêta devant lui.
— Désolé pour le retard, s’excusa le prince. J’ai été retenu en salle d’audience.
— Ce n’est rien. J’ai entendu que les troupes du nord étaient rentrées avec un étranger, répondit l’homme en adoptant une posture plus détendue. Un elfe, c’est ça ?
Aranwë hocha la tête, toujours amer quant à son éviction de cette affaire. Le soldat leva un sourcil. Il ne demanderait pas quel était son trouble, ce n’était pas son rôle, mais le prince savait qu’il s’agissait d’une invitation à en dire davantage. Il hésita. Sa position controversée lui avait déjà apporté des problèmes, avait-il vraiment envie d’en attirer davantage ?
Il serra les poings. Il ne pourrait se confier à personne d’autre. Même s’il était fidèle à son père, Orvil avait toujours gardé ce que lui confiait le prince pour lui. Lorsque sa mère était décédée, il venait dans ses quartiers au milieu de la nuit pour parler, remplissant le vide laissé par son géniteur, qui se contentait de l’ignorer, incapable de gérer la couronne, son deuil et son fils tout à la fois. Il y avait bien sa nourrice et gouvernante, Marie-Rose, mais même elle avait ses limites sur ce qu’elle pensait acceptable ou non en termes de politique. Plusieurs fois, elle n’avait pas hésité une seconde à dénoncer sa parole au roi, en particulier lorsque le sujet touchait l’Église du Soleil de près. Elle était fervente croyante.
— Vous y étiez, vous, dans la dernière bataille de la Grande Guerre ? s’enquit le prince.
Orvil se dandina, mal à l’aise. Il se retourna, les mains croisées dans le dos, et Aranwë l’entendit lâcher un soupir de résignation.
— Oui. J’ai accompagné votre Père sur le champ de bataille. Je n’étais qu’un jeune officier à cette époque.
— En avez-vous vu d’autres ? Des elfes, je veux dire. Sont-ils aussi sanguinaires que ce que raconte mon père ?
— Pourquoi ces questions ? Vous savez bien que contredire la pensée de l’Église du Soleil peut me coûter cher. L’hérésie est un crime que vous devriez craindre autant que moi. On blâme les bons soldats pour des mots déplacés, mais les rois et futurs rois, eux, disparaissent sans laisser de traces.
— Celui qui est enfermé dans la salle du conseil n’a rien d’un monstre, répliqua le prince sans se démonter. Je ne suis pas un expert en médecine, et pourtant, je peux affirmer qu’il a été battu et qu’il n’a eu aucune chance de se défendre. Ni physiquement, ni verbalement. Ne sommes-nous pas une monarchie où la justice tient une place majeure ? s’énerva-t-il, en marchant le long du bâtiment. Ils veulent exécuter cet elfe sans même lui laisser une chance de s’expliquer ! À quoi bon apprendre à tenir des audiences avec discernement quand des hommes se permettent en toute impunité de décider qui a le droit de vie et qui a le droit de mort sur simple présomption divine.
Le prince releva les yeux vers le soldat. Orvil souriait avec bienveillance. Il s’approcha du jeune monarque et posa une main douce, mais ferme, sur son épaule.
— Mon prince, la politique n’est pas qu’une affaire de discernement. Vous l’avez déjà remarqué. Les alliances, les jeux politiques, les relations étrangères sont autant d’options à prendre en compte lorsqu’un roi prend une décision. Si votre père prenait parti pour cet elfe, que pensez-vous qu’il se passerait ?
— L’Église du Soleil serait contrariée, bougonna le prince. Elle a bien trop de pouvoir. Elle tient mon père au creux de sa main.
— Vous n’êtes pas le seul à le penser, loin de là. Cependant, la situation actuelle est bien trop fragile pour bousculer l’ordre établi. Vous visitez souvent l’extérieur, et même si on tente de vous le cacher, vous avez sans doute remarquer que le peuple meurt de faim, de maladies. L’Église leur apporte nourriture, soins et protection. Si elle se détournait du roi pour un conflit aussi futile, ce serait une catastrophe humanitaire sans précédent. Je… Je peux comprendre votre point de vue. Vous avez raison, juger un homme, ou un elfe, sans la moindre preuve n’est pas juste. Mais au-delà de la justice se cache un tableau plus grand encore qui, si l’on lui donne un coup de pinceau en trop, pourrait déstabiliser l’intégralité de sa structure.
Aranwë médita ses propos. Orvil avait raison, il en avait conscience. Seul, il ne pouvait rien contre l’Église du Soleil, et il ne pouvait nier sa force d’action sur la population, quand bien même certaines de leurs actions avaient une portée discutable. Pour autant, le jeune homme n’était pas convaincu que les laisser faire impunément était une solution à long terme.
— Certes, répondit-il. Mais si la situation est aussi fragile que vous le dites, comment savoir si une modification ne va pas lui apporter plus de solidité ? Mon père recherche des soutiens, il veut même me pousser au mariage pour se faire. Nous pourrions trouver des alliances hors de nos frontières, dans les montagnes naines ou la forêt de Qerod. Cependant, si nous traitons les leurs comme des nuisibles, comment pouvons-nous seulement croire à une entente possible ?
— Mon prince, ce… Ce n’est pas aussi simple. Les nains ne veulent plus entendre parler de nous depuis des décennies, et les elfes… Ils sont intelligents. Ils possèdent une technologie, un savoir bien plus avancé que le nôtre. Votre père les redoute pour cette raison. Le conflit qui nous a opposé par le passé n’est qu’une rancœur de plus, mais ce n’est pas le cœur du problème. Des erreurs ont été commises dans chaque camp, et elles ne semblent pas pouvoir être soignées.
Le prince baissa les yeux, défait. Il ne pouvait pas débattre sur ce terrain. Il ne savait rien du peuple elfe autre que les quelques généralités déformées par l’Église du Soleil.
— N’y-a-t-il donc rien à faire pour l’elfe qu’ils retiennent à l’intérieur ?
— Pourquoi tenez-vous tant à le libérer ? Est-ce par conviction ou pour vous opposer une nouvelle fois à votre père ?
— Est-ce que ça a de l’importance ? Je ne peux me résoudre à laisser un innocent mourir pour rien, voilà tout. Je n’en peux plus de toutes ces exécutions inutiles.
Orvil réfléchit.
— J’irai en enfer pour ça, soupira-t-il à voix basse. Mes mains sont liées par mon serment, répondit le soldat. Toutefois, si l’elfe venait à se retrouver demain soir près des écuries… Je combattrai vaillamment, mais il n’y aura rien que je ne puisse faire pour l’empêcher de voler un cheval et s’enfuir vers la forêt.
Le prince écarquilla les yeux, surpris.
— M… Merci, répondit-il, soulagé.
— Ne me remerciez pas trop vite. Vous devez encore trouver un moyen de le libérer et de le mener jusqu’ici sans être repéré. Vous n’aurez qu’une seule chance, je le crains. Dans deux jours, je pars en permission dans le sud pour rejoindre ma famille.
— Je comprends. Je serai là, répliqua-t-il avec conviction.
L’homme sourit et se retint de lui ébouriffer les cheveux, comme il l’aurait fait avec l’un de ses enfants. Aranwë savait qu’il en avait deux, il était le parrain de son aîné. Orvil reprit son sérieux et se redressa.
— Bien, ceci étant réglé, nous avons du travail. Allons seller votre monture.
Le prince hocha la tête avec enthousiasme et pénétra dans les écuries.
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