Debbie dans le métro
Paris, fin juin 2008
Debbie racla les restes de salade exotique et les jeta dans le sac poubelle. Les deux assiettes disparurent dans le lave-vaisselle qu’elle mettait une semaine à remplir. Son jean la serrait aux hanches mais, de toute façon, dans cette taille tous les vêtements étaient moulants pour elle. Jamais de jupes larges ! Tel était un de ses rares interdits vestimentaires. Elle enfila ses bottes, referma d’un coup de talon la porte du placard et procéda aux vérifications habituelles : maquillage, coup de peigne et ruban rouge pour discipliner ses cheveux. Elle n’oublia pas d’emporter le dernier livre d’une amie qui avait eu l’honneur de vingt lignes dans le Nouvel Obs, jeta un dernier regard à son deux pièces-cuisine avec vue imprenable sur l’immeuble d’en face. La moquette aurait eu besoin d’un coup d’aspirateur. Il ne restait plus aucune miette, sur la table basse, pour témoigner du repas en tête à tête avec sa copine Josie. Tout allait b…. Josie avait oublié sur le canapé le bouquin qui avait failli gâcher la fin de soirée. « Et merde ! »
Elle claqua la porte repeinte dans les tons acajou, selon les directives de la copropriété. Pendant plusieurs années, Ella Fitzgerald avait accueilli les visiteurs aux côtés d’un Armstrong grimaçant. Un jour, la photo avait disparu. Elle ne l’avait pas remplacée, ni arraché les lambeaux de scotch jauni. Comme chaque matin, elle salua son image dans le miroir près de l’ascenseur. C’était la seule personne de l’immeuble avec qui elle entretenait une relation suivie. L’affichette près de la batterie de boîtes aux lettres se rappela à son bon souvenir. Elle sortit son stylo et appuya sur la porte son calepin en vraie moleskine.
« Changement de digicode : envoyer SMS aux copines ».
Elle réfléchit pour déterminer qui était intéressé par l’info et haussa les épaules. Cette question pouvait attendre. Elle s’offrit quelques instants d’immobilité sur le trottoir et cligna des yeux. Un vent léger caressait son visage. En ce début d’été, le ciel de Paris oubliait la notion même de mauvais temps et le soleil rosissait les franges des nuages au-dessus des Buttes Chaumont. Elle aimait cette heure où s’ouvraient les boutiques, où les oiseaux prenaient possession des arbres. L’heure où tout était possible. Comme chaque matin, les amateurs de petit noir sur le zinc peuplaient le bistrot au coin de la rue. Depuis dix ans, elle habitait à trente mètres et n’y avait jamais mis les pieds. Elle n’accorda pas un regard à la boutique où l’on posait des faux ongles en vingt minutes ni à l’agence de voyage aux présentoirs surchargée de plages caribéennes. Une voiture freina brusquement près d’elle. Elle serra la bride de son sac et se raidit pour ne pas tourner la tête.
Une jeune femme embarrassée par sa poussette la bouscula. Elle fit halte devant le kiosque près de la station de métro et vérifia que le dernier numéro de « Blue Note » était bien en vue. Le vendeur lui adressa un sourire commercial. Elle le voyait chaque matin depuis deux ans. Peut-être se demandait-il pourquoi cette grande fille frisée aux allures de prof de gym, jetait chaque matin un coup d’œil aux magazines de jazz avant d’acheter « Libération » ? Ou peut-être pas… Elle était de celles qui attirent plus les plaisanteries que les regards. De toute façon, son ventre débordait du pantalon.
« Tu sais quel est le point commun entre Debbie et Jeanne d’Arc ? Non, pas ce que tu penses Ouaf ouaf ! Jeanne était brune. On le sait parce qu’on a conservé quelques cheveux. »
Le niveau des plaisanteries de bureau avait beaucoup progressé grâce à Wikipédia. Elle montait toujours dans le premier wagon, pour être en face de la correspondance. Avant de s’asseoir, elle prit le temps d’examiner les passagers. Une femme enceinte s’installa à côté d’elle. Debbie lut avec attention la rubrique nécrologique de Cyd Charisse, survola l’article consacré aux débats sur le temps de travail et éplucha la page des faits divers. La femme enceinte descendit à Stalingrad. Avant d’arriver à destination, elle eut le temps de lire la critique d’une pièce que Josie voulait ab-so-lu-ment voir avec elle aux Blancs Manteaux et en frémit d’avance.
En remontant vers la surface, elle accrocha le regard d’un jeune homme pas trop mal foutu qui lui rappela son premier flirt parisien. C’était en quatre-vingt-dix-huit, l’année qui, en France, comporterait pour l’éternité un 12 juillet. Après une des victoires de l’équipe de France, ils avaient… Debbie n’aimait pas évoquer l’acte sexuel, même en pensée. Quelques jours plus tard, l’amoureux transi était parti pour une mission de prospection commerciale en Belgique et n’avait plus répondu à ses SMS. Ce n'était pas sa pire rencontre, même si elle n’avait pas beaucoup de points de comparaisons.
Elle était entrée à « Blue Note, le journal de ceux qui aiment tous les jazz » le jour de la demi-finale contre la Croatie en proposant une interview de Gloria Gaynor. Juste après son entretien d’embauche, « I’ll Survive » était devenu le symbole de la France qui gagne et le rédac’ chef avait bien voulu admettre qu’elle avait du flair. Elle avait assisté au « 1-et-2-et-3-zéro » dans une brasserie avec ses nouveaux collègues et quelques supportrices maquillées au bleu-blanc rouge. Quelqu’un lui avait mis la main aux fesses après le premier but de Zidane. Stef était idéalement placé pour cela mais il avait toujours juré que ce n’était pas lui. Après dix années d’amitié sans faille, elle n’avait aucune raison d’en douter.
Lorsqu’elle sortait du métro, elle n’avait plus que cinquante mètres à faire. C’était là, dans une poubelle surchargée, que le numéro de « Libé » terminait sa brève existence. Tout en zigzagant d’un pas décidé entre les cadres dynamiques et les mères amenant leur famille à l’école, elle essaya de se rappeler où elle avait pu égarer l’ordre du jour que Miss Sourdingue
posait chaque mercredi soir sur son bureau. Elle ne se rappelait que d’une chose : On allait encore parler du numéro 240.
L’immeuble dressait sa façade « Art Nouveau » entre une agence bancaire et un magasin de luxe au nom anglais. Elle leva les yeux vers le 3eme étage dont les fenêtres offraient une vue imprenable sur la butte Montmartre, spectacle que Debbie semblait être une des seules à apprécier. Une muraille de plantes vertes montait la garde dans le hall. Comme chaque matin ou presque, elle salua au pied de l’escalier deux « Men in Black » silencieux et polis qu’elle voyait toujours sortir ensemble. Stef les prenait pour des témoins de Jéhovah et s’interrogeait sur leurs mœurs. Debbie pensait plutôt qu’ils appartenaient au cabinet d’avocats du 8eme. L’ascenseur était en dérangement. Ici, on ne prononçait pas le mot « panne » et on l’écrivait encore moins. Elle imagina les jurons de Stef obligé de « se cogner » les trois étages qu’elle attaqua d’un pas entraîné de randonneuse. L’escalier sentait le produit nettoyant et le parfum discret des dames avec chauffeur.
Comme il fallait s’y attendre, il exprimait, un gobelet à la main, et sans nuances excessives son opinion sur les pannes récurrentes de cette ch… d’ascenseur, en face de Marie-Laure, la directrice de publication, que son ancienneté dans la boîte l’autorisait à tutoyer. Dans une optique de management convivial, celle qu’on surnommait à voix basse « Miss Gym Tonic », se faisait un devoir de participer aux cafés matinaux et intervenait dans la conversation quel que soit le sujet. Debbie la soupçonnait d’apprendre par cœur les résultats de la ligue 1.
« Un petit café madame de Santis ? » « Volontiers, bien que je vienne d’en prendre un avec le directeur. » « Elle a l’air contrariée. Tu crois qu’il l’a sautée ? » « A mon avis, non ! » « C’est peut-être pour ça……… »
Emporté par sa rhétorique, Stef ne l’avait pas vue entrer. Membre repenti du Parti Communiste Français, il appelait tout le monde « camarade » et le directeur : « Camarade Patron ». Debbie étant la seule qui avait droit à « Ma puce ». Elle appréciait peu le rituel du café et assurait le service minimum. Elle se réfugia dans ce qu’elle appelait sa « tanière », un recoin à moitié dissimulé par une armoire métallique qui lui assurait un semblant d’intimité. Elle enleva sa veste imitation treillis et, comme chaque matin, répandit devant elle le contenu de son sac. Tout ce que pouvait transporter pour sa survie une Parisienne pas trop moche recouvrit le sous-main transparent protégeant une carte postale du Mexique. Près de l’ordinateur, un cadre vide avait contenu la photo d’un de ses flirts. Les plaisanteries de mauvais goût avaient eu raison de ses velléités romantiques.
« Celui-là on lui met 3 sur 10 … Ça te dirait d’essayer avec un journaliste d’avenir ? »
La photo avait disparu mais Debbie avait gardé le cadre. Près de la boîte emplie de clés USB, Chouka, une minuscule chouette en granit rescapée de tous ses déménagements, la regardait avec un air désabusé que Debbie trouvait parfois exaspérant. Le planning de la réunion attendait sagement dans la bannette. « Conseil de Rédaction » était écrit en police de caractères gothiques.
Elle alluma son PC. Un Garfield repu envahit l’écran. Elle n’avait reçu aucun mail important, pas de messages en absence. Punaisé sur le mur, au-dessus d’une liste de choses importantes à faire, Buddy Bolden la regardait, la tête un peu penchée, avec un sourire énigmatique figé pour l’éternité. Dans les cas d’urgence, il était de bon conseil.
— Vous avez des idées pour tout à l’heure ?
L’ancêtre du jazz haussa virtuellement les épaules. Chouka, elle, n’entrait pas dans ces débats. En se penchant légèrement, elle aperçut la responsable de la photographie et du graphisme qui lisait ses mails d’un air absorbé, tout en sirotant un thé qu’elle infusait avec sa bouilloire privée. Isabelle peignait et exposait dans des galeries confidentielles des toiles qui lui ressemblaient, douces et vaporeuses avec une pointe de mystère. C’était la collègue avec qui Debbie se sentait le plus d’affinités, même si leurs échanges se résumaient le plus souvent à des sourires complices et des conversations vite interrompues. Chaque soir, elle partait retrouver en banlieue un mari dont personne ne savait rien.
Sauveur Mantano, le critique aux dents longues qui ne cachait pas ses ambitions de travailler un jour à France-Musique, avait pris, depuis quelques jours, la détestable habitude de la draguer. Il se pencha sur son épaule et lui infligea sa plaisanterie favorite sur la ressemblance de Garfield avec certains membres de la rédaction. Elle haussa les épaules.
— Il est comme tous les mecs, mon vieux ! Quand il a eu sa bouffe et son câlin il roupille, mais lui ne ronfle pas, ne s’intéresse pas au foot et ne me coûte rien en nourriture.
Mantano reprit son gobelet vide et rejoignit le groupe autour de la cafetière.
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