chapitre 10: En route vers le sud.

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La foule habituelle se pressait sous les verrières de la gare de Lyon. Elle se fraya un chemin parmi les familles vacancières et stressées, et finit par monter entre une troupe de Norvégiens et deux Bidochons énervés. Sa place numérotée l’attendait près de la fenêtre du carré central qu’elle partageait avec une grosse dame somnolente et un couple renfrogné aux allures de préretraités. Elle se laissa tomber sur le fauteuil avec un soupir d’aise.

Elle sortit son dossier tandis que ses voisins se plongeaient dans France-Soir et Closer. Une famille surexcitée, installée deux rangées plus loin, ne parvint pas à troubler sa concentration. Elle relut méthodiquement les articles rassemblés et annotés. Elle connaissait maintenant tout ce que Mezz « Finger » Wasp avait bien voulu confier de sa vie, mais l’homme se dérobait.

« Instrumentiste complet au parcours jalonné de périodes d’ombre … » « Sonorité rare et mystérieuse. Une détresse toujours au bord de l’éclat de rire » « Mélange improbable de piano-bar et d’accords sauvages à la Charlie Parker. » «…. Diable qui s’est fait ermite au soleil du Midi » « Violent et retenu, il s’arrête au dernier moment au bord du gouffre, se retenant de se jeter dans l’abîme. »

Elle attendit que la voiture-bar se vide pour aller déguster une des dernières salades composées disponibles en boîte plastique. La grosse dame descendit à Dijon et le couple à Lyon Part-Dieu. Le paysage défilait, de plus en plus chaud sous une lumière implacable comme pendant les jour

s heureux des départs en vacance. Elle aimait regarder les mains de son père, hâlées et puissantes qui domptaient le volant tandis que le vent faisait voler leurs cheveux aux fenêtres.

« — Tu imagines, si on était blondes, comme la tante Eglantine ?

— Tu veux dire, toutes les deux ?

— Bien sûr, gourdasse, faut qu’on reste pareilles…

— J’aime pas que tu m’appelles comme ça ! »

Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi n’es-tu pas là ? Tu devrais être là…

La main du contrôleur se posa sur son épaule au moment où elle allait hurler. Elle se réveilla en sursaut et tendit son billet, un peu honteuse mais personne ne lui prêtait attention. Elle loua une voiture en essayant d’oublier qu’elle avait horreur de conduire, qu’elle avait passé son permis à six reprises, et qu’elle avait du mal à se servir correctement d’un GPS.

Elle savait exactement à quel endroit les souvenirs la guettaient, freina brutalement et se gara pour laisser aux larmes le temps de se libérer. Elle se disait à chaque fois qu’elle ferait un détour mais à quoi bon ? Sans la voir, elle devinait la présence de la mer.

« Ne va pas trop loin, fais attention aux vagues. »

« Elle ne sait pas très bien nager… Il faut toujours la surveiller »

Elle respira profondément, les yeux fermés, selon les préceptes de son professeur de yoga, puis repartit à petite vitesse, écoutant le vent qui fredonnait à ses oreilles. Il y avait une place libre juste devant chez sa mère. Elle se donnait bonne conscience en l’appelant régulièrement mais le plus souvent, la conversation finissait mal. Au téléphone, elle pouvait toujours raccrocher. Ici, en entrant dans son monde de manies et de petites habitudes, elle n’avait pas d’échappatoire. Debbie, comme chaque fois qu’elle approchait de la maison, regarda avec méfiance le figuier desséché qui menaçait de tomber.

Elle trouva sa mère courbée sur le massif de fleurs. Elle portait la même robe gitane aux couleurs criardes que lors de sa précédente visite. Ses mains avaient encore maigri… Quand était-elle venue pour la dernière fois ? C’était l’an dernier, pour le week-end de la Toussaint. Elle s’en souvint juste à temps. Elle leva la tête d’un air contrarié et prit le temps de planter un dernier bulbe.

— Pourquoi ne fais-tu pas couper le figuier?

— Parce qu’il est comme moi. Tout sec, tout mort, tout seul à attendre qu’un coup de vent le

jette par terre.

— Tu plantes trop profond.

— Qu’est-ce que tu y connais ? Tu as un jardin sur ton balcon ? Si j’enterre profond, ça me regarde. Entre donc puisque tu es là !

Elle reconnut l’odeur de produits ménagers dans la cuisine astiquée comme un appartement témoin. Tout semblait figé depuis que sa mère s’y était installée après avoir vendu la maison de famille. Debbie s’assit au bout de la table recouverte d’une nappe quadrillée et parcourut du doigt un labyrinthe imaginaire qui menait à une carafe vide. Sa mère sortit deux verres à moutarde et un pack de jus d’orange. Elle accorda enfin un véritable regard à sa fille.

— Tu as changé de coiffure.

— Oui, depuis l’an dernier.

— C’est pourtant vrai ! Ma fille n’est pas venue me voir depuis l’an dernier !

Debbie regarda d’un air résigné les assiettes décorées accrochées au mur.

— Et ma mère n’a pas eu envie de venir me voir.

— Monter à Paris à mon âge avec toutes mes fatigues ? Tu ne changeras jamais ! Tu veux toujours avoir le dernier mot…

Elle emplit les verres et s’assit en soupirant.

— Maudite sciatique ! Dès que le temps est à l’orage, elle revient m’embêter. Tu ne mesures pas ta chance de pouvoir trotter à droite et à gauche. C’est quoi maintenant ton travail ? Tu es toujours dans ton journal de jazz ? Maintenant, on entend plus que de la musique qui casse les oreilles … Le Rap, ils appellent ça !

— Maman….

— La radio, la télé…Y en a plus que pour les feuilletons américains ! Heureusement que de temps en temps ils passent de bons films… Quand on est toute seule…

— Maman !

Debbie s’acharnait à rester calme et à renouer patiemment le fil sans cesse brisé de la conversation.

— Enfin, c’est comme pour tout ! Chacun choisit sa route mais ce n’est pas faute de t’avoir prévenue. Si ton pauvre père était encore là…

— MAMAN !

Elle avait claqué la porte sans finir son jus de fruit laissant sa mère assise à la table. Elle brancha « Fréquence Jazz ». L’orchestre de Duke Ellington distillait « Misty morning » tandis qu’elle se concentrait sur la conduite pour oublier la douleur qui lui tordait l’estomac. La route longeait les calanques bruissantes d’insectes. Après avoir évité de justesse un chien errant, elle se trompa deux fois avant la Ciotat. En arrivant près des plages.

Le GPS annonça d’un ton fatigué qu’elle était arrivée.

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