La Bannie
La Bannie
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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— Les sorcières n’ont pas en tout temps existé, et il en est de même pour la cité d’Espoir, connue sous le nom de la Bulle. Jadis, l’humanité peuplait la Terre entière, la vie y exerçait ses droits. C’était une époque heureuse, propice aux progrès dans le domaine médical et technique. Hélas, les Hommes étaient cupides, devenus plus créatures qu’humains au fil des âges. Ils voulaient davantage de pouvoir, davantage d’argent, de plaisir et de facilité. Ils aspiraient à l’immortalité, à une technologie plus à leur service.
» Un nombre conséquent d’entre eux s’y employèrent corps et âme. En quelques années, les avancées furent fulgurantes, impressionnantes ! Rares sont les personnes qui parviennent aujourd’hui à en évoquer une. Plus rares encore sont celles aptes à les imaginer tant les choses se sont altérées…
» La cause des changements fut une incroyable découverte, une découverte censée être la clef des souhaits de l’humanité. Une technologie complexe, très puissante, à même de réaliser des merveilles… et aussi instable que destructrice mal maniée.
» Prisonnière de sa folie, l’humanité ne s’en soucia pas. Elle ne vit que le profit et fut responsable de sa propre perte. La Grande Catastrophe eut lieu en l’an 2052, lorsqu’elle se révéla incapable de contrôler sa création. Elle lui échappa, et décima la majeure partie de la population et la nature. Chaos et panique s’abattirent sur les Hommes, réduits à l’errance au milieu des cendres et gravats, obligés de se battre pour les restes de nourriture et matériaux.
» Plusieurs femmes parmi les survivants furent touchées par les radiations du cataclysme et en sortirent métamorphosées, munies de capacités extraordinaires : la magie actuelle. Elles devinrent les premières sorcières, mères de celles à venir.
» Affligées par la désolation qu’offrait leur monde, elles se réunirent et débattirent des jours durant. Afin de préserver ce qui était en mesure de l’être, elles fabriquèrent un dôme invisible et intangible, puis transformèrent les débris de leurs anciennes demeures en sources de nourritures artificielles, fades mais possédant l’avantage de sauvegarder leurs pairs. Elles purifièrent l’air de l’abri et invitèrent les vivants à les y rejoindre, loin de l’atmosphère irrespirable de l’extérieur. Espoir fut ainsi formé et chacun réapprit à y évoluer en communauté. Par sécurité, on promulgua l’interdiction de sortir de la Bulle.
» Les années s’écoulèrent. D’autres générations de femmes dotées de dons naquirent et adoptèrent le rôle de dirigeantes de la cité, gardiennes au service des leurs et protectrices de leur semblant de vie. On leur bâtit un manoir, immense construction où chaque apprentie fut accueillie au fil des saisons et préparée à tenir son futur rôle. Une nouvelle ère était en marche.
» Les sorcières incarnent depuis lors l’équilibre. En être une assure de grands privilèges et de lourdes responsabilités. En être une vous proclame bienfaitrice…
Lavinia dissimula un bâillement derrière sa main, puis observa son environnement. Ses camarades de classe, toutes élèves de la résidence, avaient le même âge qu’elle : cinq ans. Pourtant, nulle ne soupirait, ne paraissait s’ennuyer ou ne fixait la fenêtre. Elles s’abreuvaient de l’histoire des leurs avec une concentration inconcevable pour des enfants.
Lavinia, elle, n’y arrivait pas ; d’abord parce qu’elle connaissait les récits sur le bout des doigts, ensuite parce qu’elle les préférait racontés par sa maman, qui savait en faire danser les images face à ses yeux grâce à son affinité avec l’air – elle l’avait rendue fière d’être une sorcière plus que n’importe quelle institutrice.
Elle s’autorisa un sourire rêveur. Elle avait tellement hâte de mûrir et d’être autorisée à déambuler dans Espoir, d’aider les sans-pouvoirs ! Surtout, elle se réjouissait à l’idée d’épier le moindre signe du retour de la nature – ce que tous hormis sa mère pensait impossible. Elle était convaincue qu’elle serait utile, qu’elle accomplirait de grandes choses…
Oui, tandis qu’elle écoutait la voix assommante de la vieille Arabella d’une oreille distraite, Lavinia ne doutait pas de devenir une aide précieuse !
⁎
L’atmosphère était froide, le vent se montrait glacial. Tout en avançant sur ses pieds nus et meurtris, Lavinia veillait à rester dans le périmètre le moins riche d’Espoir – qui était aussi le moins proche de son cœur et du manoir, d’où elle avait été bannie l’an passé.
Elle frissonna. Malgré elle, ses réflexions s’envolèrent vers son ancien chez-elle, vers son confort et sa chaleur ; un endroit idéal pour une apprentie de onze ans comme elle, un endroit auquel elle n’avait plus accès. Elle réprima un sanglot, puis franchit un monticule de gravats – vestiges non nettoyés de la Grande Catastrophe. Il était trop tard pour geindre. Elle n’était plus la gamine apeurée qui avait été renvoyée. N’en était ses dons scellés et les racontars, elle était une sorcière libre.
Le visage de sa mère se matérialisa dans son esprit. Morte des années avant son exil, elle lui manquait horriblement, encore plus que le reste. Lavinia aurait tout donné afin de l’avoir à ses côtés, de ne pas affronter son existence seule. Qui plus est, elle devinait que sa parente aurait eu foi en elle l’an dernier si elle s’était trouvée à ses côtés.
D’un geste du bras, l’enfant balaya ses regrets et craintes. Elle oublia ses appréhensions, les taudis devant lesquels elle passait et se concentra sur son but, qui ne la rendait pas fière. Elle allait commettre un vol… Elle se donna bonne conscience en songeant qu’elle n’avait pas le choix, car pour survivre, il lui fallait un habit chaud – privée de ses facultés, elle n’était pas en mesure de se réchauffer avec la magie du feu ni de se protéger de la pluie avec celle de l’eau.
Elle dépassa les habitations les plus menues et continua sa route jusqu’au quartier marchand, lieu de ses derniers larcins. Elle glissa vers l’échoppe du tisserand, puis se coula dans l’ouverture de la porte dès qu’un client en sortit.
Le commerçant avait le dos tourné. Elle en profita et se dissimula dans un recoin, où elle attendit qu’il se rende dans une seconde pièce. Dès qu’il disparut, elle scruta les modèles sur les étagères jusqu’à repérer les manteaux. Elle se précipita jusqu’à eux, puis en attrapa un trop grand afin de le garder plus longtemps. Un soupir lui échappa, son cœur battait à une allure folle.
— Repose ça tout de suite, sale petite voleuse !
Lavinia se figea. Ses mains lâchèrent la tenue, que le propriétaire de la boutique s’empressa de récupérer. Tremblante, elle appréhenda qu’il ne la batte. Cependant, il se contenta d’afficher un doigt menaçant en sa direction.
— Que je ne t’y reprenne pas ou…
Il s’interrompit. Elle releva le menton, puis croisa son regard ; étonnement et peur s’y mêlaient. Elle anticipa l’inéluctable.
— Je te connais…
— Non, murmura-t-elle.
Elle baissa la tête, serra les poings contre sa robe en lambeau.
— La sorcière déloyale !
— Je…
— Sors de chez moi. Pss, pss, la chassa-t-il avec de larges gestes de la main.
Lavinia recula de quelques pas. La pensée du froid qui l’attendait dehors lui déclencha un frisson, néanmoins elle n’avait pas d’autre choix.
— Je suis désolée… Je désirais juste me réchauffer. Je… je ne reviendrai pas.
Elle pivota et avança vers l’entrée.
— Attends.
Incertaine, elle s’immobilisa. L’homme s’approcha, la contourna puis, la mine adoucie, il lui fourra le vêtement convoité entre les doigts.
— Même toi, tu mérites un peu de chaleur…. Tiens. Enfiles aussi ces bottes – tu vas attraper la mort à galoper sans rien aux pieds ! Pars, maintenant. Et que je ne te surprenne pas en train de chaparder dans les environs, sans quoi j’avertirai les gardiennes de ton comportement !
— Merci, souffla-t-elle. Merci beaucoup.
Lavinia ne parvenait pas à croire en sa chance. Comme une part de dédain était toujours présente sur le faciès de son interlocuteur, elle ne demanda pas son reste. Elle fila.
Elle eut à peine franchi la porte qu’elle chercha à quitter le quartier. D’abord lents, ses pas se firent de plus en plus rapides tant elle s’effrayait à l’idée que son bienfaiteur ne change d’avis. Elle finit par courir à en perdre haleine.
Essoufflée, elle s’effondra dans la crasse et la poussière du bord de la cité d’Espoir au bout de plusieurs minutes. Elle s’y assit, puis rabattit des mèches sales et filasses derrière ses oreilles avant d’observer son environnement. La pauvreté des alentours lui sauta aux yeux, ainsi que les expressions de dégoût des individus qui la reconnaissaient…
Sous leur hostilité, l’allégresse ressentie en recevant le manteau la déserta. Il ne lui demeura soudain plus que les paroles du vendeur.
La sorcière déloyale…
Oh, elle détestait ce surnom ! Elle ne l’était pas, ne l’avait jamais été. Si seulement les siens l’avaient écoutée ! Malgré elle, les souvenirs défilèrent dans son esprit.
La curiosité qui l’avait poussée à s’éclipser du manoir à la première occasion.
Son arrivée aux limites de la Bulle.
La certitude d’avoir aperçu un elle-ne-savait-quoi bouger au-delà.
Le courage nécessaire pour braver l’interdit et sortir du dôme.
L’étonnement face à l’absence d’air vicié.
La découverte d’une étincelle de nature.
Son euphorie.
Sa course afin de rentrer prévenir ses pairs.
La déception lorsque personne ne lui avait prêté attention.
Son insistance.
La fugue avec une camarade dans le but de lui montrer ses trouvailles.
Leur échec, suivi par la punition des sorcières.
Son refus de revenir sur ses propos.
Les soupçons sur sa prétendue trahison, sa probable envie de maîtriser la technologie du passé.
Puis la sentence : son bannissement loin de tout, l’incapacité de prouver ce qu’elle avançait…
Lavinia étouffa un pleur. L’annonce qui l’avait proclamée déchue avait parcouru les rues comme une trainée de poudre. Nonobstant ses efforts, nul n’avait accordé du crédit à son histoire. Le cadeau du tisserand était en vérité le premier geste de bonté qu’elle recevait depuis qu’elle avait été chassée…
Ignorant le mépris des sans-pouvoirs, elle fondit en larmes et serra le vêtement contre son corps malingre.
— Je ne suis pas déloyale… Je ne le suis pas.
⁎
Jérôme Calbert profita du calme de la fin de journée pour passer un coup de balai dans son échoppe. Son unique client n’en était pas un, et ce serait ça en moins à faire au moment de fermer. Le froid mordant des derniers jours lui avait apporté un surplus d’acquéreurs, ce qui incluait également un grand amas de poussières.
Il soupira. La plupart des habitants désiraient de quoi se vêtir chaudement. Néanmoins, son chiffre d’affaires n’avait pas de quoi lui donner le sourire. Les temps étaient durs loin du cœur de la Bulle et seuls les manteaux et tissus de moindre qualité étaient partis.
— Quelle ardeur ! le taquina Neil, son voisin de longue date. La journée a été difficile ?
— Pas plus que d’habitude.
— Souris, mon vieux et détends-toi : m’est avis que tu n’auras pas de nouveaux clients d’ici la fermeture.
— Sans doute. Quoique là, je ne cracherais pas sur un dernier acheteur, surtout s’il prend le meilleur.
— Tu rêves !
— Bien trop… N’existait-il pas un adage jadis à ce sujet ? L’espoir fait vivre ?
— Il n’a pas trop réussi à nos ancêtres…
Le grincement de la porte les interrompit. Les traits de Jérôme se renfrognèrent dès qu’il avisa les traits de la voleuse qu’il avait attrapée la veille. Son sang chauffa. Bon sang, l’exilée n’avait pas sa place ici, il s’était montré assez clair ! Que songeraient ses clients s’ils la surprenaient chez lui ? C’était un coup à fermer boutique ! Ne connaissait-elle pas d’autres magasins à piller ? N’avait-elle pas déjà causé assez de tort à Espoir ?
Il n’eut toutefois pas l’occasion de la houspiller. Avec un geste de paix, elle s’excusa :
— Pardon, je vous avais promis de ne pas revenir. Je tenais juste à vous offrir ceci afin de vous remercier.
Jérôme constata au même instant qu’elle n’avait pas les mains vides. Elle transportait un vieil arrosoir cabossé dans ses mains menues. Improvisé en pot, un minuscule arbuste s’en échappait, qu’il n’avait pas le souvenir d’avoir déjà croisé au sein de la cité – les sorcières du manoir créaient plus des aliments artificiels que des décorations florales : leur survie à tous en dépendait. D’un jaune pâle, les pétales de ses fleurs attiraient le regard.
Intrigué, le commerçant ne réagit pas quand l’enfant s’avança vers le comptoir. Elle y posa son cadeau, puis déclara :
— Il est réel, mais vous ne me croirez probablement pas. Merci pour votre générosité. Je ne l’oublierai pas.
Elle décampa sans attendre de réponse. Aussi perplexe que Neil, il la contempla s’éloigner dans la rue avant de se décider à inspecter son étrange présent.
Il effleura le végétal du bout des doigts, le renifla… Il avait en effet l’air plus vrai que nature ; il possédait un petit rien que les légumes artificiels, pourtant réalistes, n’avaient pas. Hélas, la cambrioleuse ne pouvait avoir raison. La nature avait été détruite lors de la Grande Catastrophe. Entièrement. Il était inconcevable qu’il s’agisse d’un véritable arbuste.
— C’était bien qui je suppose ? La paria ? l’interrogea Neil.
Jérôme acquiesça. Subjugué par ses observations, il n’aperçut pas le frémissement de dégoût que sa confirmation déclencha.
— Alors tu serais avisé de jeter ce truc. J’ignore pourquoi la déloyale t’a apporté un arrosoir, mais il n’en résultera rien de bon.
— C’est envisageable, d’après toi ?
Son ami le dévisagea avec stupeur.
— De quoi ?
— Que ce soit vrai, qu’elle n’ait pas menti ?
— Foutaises ! La gamine a été chassée. Il paraît qu’elle a une araignée au plafond. Tu es plus que fatigué si tu accordes foi à ses sornettes… Jette son aberration, oublie sa venue et vas te coucher.
Il opina derechef. Neil avait raison. Il n’y avait pas mieux à faire…
Les heures filèrent sans que Jérôme parvienne à effacer le cadeau de sa mémoire. Incapable de dormir nonobstant la pénombre nocturne, il ne cessait de visualiser les fameuses fleurs dans son esprit. Il n’avait pas réussi à s’empêcher de les ramener chez lui…
Les paroles de la sorcière l’obnubilaient. Elle lui avait semblé si sincère ! Existait-il une chance qu’elle ne l’ait pas trompé ? Il n’était pas apte à le déterminer, et son incertitude le rongeait.
L’envie de retrouver la petite le taraudait. S’il découvrait où elle se terrait, il serait en mesure de la forcer à lui montrer l’endroit où elle avait déniché l’arbuste ; il saurait enfin ! Il fallait cependant être fou pour chercher la compagnie de la bannie, car s’y risquer signifiait encourir le courroux des protectrices d’Espoir.
Ses lèvres se tordirent de contrariété. Las de ses réflexions, l’homme se retourna entre ses draps.
⁎
Lavinia franchit le dôme et rentra dans les quartiers pauvres de la Bulle. Elle se demanda un moment pourquoi elle continuait à s’y rendre. Elle s’était construite une nouvelle vie en dehors, une vie austère et dure, mais qui lui convenait. Malgré tout, elle ne résistait pas à l’appel de la cité. Il fallait chaque fois qu’elle la regagne, comme si une année entière en tant que paria ne lui avait pas encore prouvé que les habitants ne changeraient pas. Personne n’accorderait attention à ses propos sans que les gardiennes les certifient.
Elle trébucha sur un caillou, manqua tomber.
Elle se rattrapa de justesse, puis se gourmanda. Elle devait rester concentrée. Surtout ici, où on risquait de la reconnaître et de s’attaquer à elle.
Un mouvement attira soudain son regard : quelqu’un se déplaçait dans sa direction.
Lavinia se contracta. Elle identifia ensuite le tisserand du quartier marchand… Un hoquet lui échappa. Pourquoi était-il si loin de son échoppe ?
Confuse, elle le regarder s’approcher d’elle.
— Eh, la salua-t-il avec maladresse.
— Bonjour.
Le silence s’installa. Il le rompit avec une difficulté apparente :
— Le… hmm… le manteau te tient au chaud ?
— Oui, merci.
— Je… je te cherchais, en fait.
Lavina en resta muette.
— L’arbuste. D’où provient-il ?
Hésitait-il ? Lui octroyait-il le bénéfice du doute ? C’était trop beau. Trop beau oui, néanmoins elle répliqua :
— De l’extérieur.
— L’extérieur de chez toi ?
La question n’était là que pour la forme.
— D’Espoir.
— Impossible ! protesta son interlocuteur.
— Si vous en êtes si sûr, pourquoi m’interroger ?
Il esquissa un sourire.
— Touché. Tu… tu accepterais de m’en apprendre un peu plus ?
La méfiance chatouillait Lavinia, mais elle acquiesça, puis observa les alentours.
— Suivez-moi. Vous aurez des ennuis si on vous surprend à parler avec la déloyale.
Il la talonna. Vive, elle l’entraîna dans des ruelles étroites jusqu’à rejoindre une vieille cour abandonnée.
— Nul ne s’aventure par ici, expliqua-t-elle.
L’homme hocha derechef la tête.
— Je m’appelle Jérôme.
— Lavinia. Je… que souhaitez-vous ?
— Une réponse. Où as-tu trouvé ton présent ?
— Pas très loin de là où je me suis installée. Je… n’habite plus dans la Bulle. Il y en a beaucoup dans les lieux où les débris ne sont pas trop nombreux. Plus on s’écarte des restes de l’ancienne civilisation, plus on en découvre. Même pendant la période froide, vous vous rendez compte ?
Si Jérôme eut l’air stupéfait, il n’émit aucune objection.
— La nature revient, affirma-t-elle, encouragée par son attitude. En un an, j’ai repéré des fleurs, des jeunes arbres, des racines comestibles, des champignons… Ils sont meilleurs que la nourriture qu’on me servait chez les sorcières ! J’ai aussi aperçu des petits animaux. Malheureusement, ils demeurent rares.
— Des… animaux ? La nature ? Tu en es certaine ?
Lavinia confirma. Son cœur s’emballait de seconde en seconde. Elle appréhendait tant qu’il ne se joue d’elle ou feigne son intérêt !
— Je les ai remarqués, je vous l’assure.
— C’est… non… enfin, les sorcières nous l’auraient révélé. Elles…
— Les gardiennes ne quittent pas le cœur de la cité, elles n’attendent plus de preuves. Elles veillent à la maintenance d’Espoir et ont oublié le vœu de leur prédécessrices. Elles n’ont jamais accepté de me croire, jamais admis que je m’étais aventurée hors des limites par simple curiosité.
Lavinia fixa Jérôme, scruta ses traits avec attention. Elle désirait juger sa réaction. Tous les individus à qui elle s’était confiée l’avaient dénigrée. Certains avaient argué qu’elle n’avait pas franchi la frontière de leur territoire, mais attaqué le manoir, son propre foyer ! D’autres avaient quant à eux avancé qu’elle n’était pas comme les siennes, que la technologie d’antan coulait dans ses veines, l’avilissant, pervertissant son âme – un beau ramassis de fadaises.
Elle ne lut pourtant que de l’étonnement sur le visage de Jérôme et en fut troublée. Il ne rejetait pas ses propos en bloc.
— L’air est frais. Si on allait à la boutique pour que tu m’en dises plus ?
— Vous… Vous me croyez ? bafouilla-t-elle.
— Je l’ignore.
La franchise du vendeur lui plut. Elle déclara :
— Quand nous serons au chaud, je… je vous raconterai mon expérience au-dehors.
— Nous avons donc un accord ? la questionna-t-il alors qu’il lui tendait une paume ouverte.
Lavinia entrevit dans ses pupilles une étincelle qui la poussa à lui accorder sa confiance. Un pressentiment lui affirmait qu’elle avait peut-être trouvé un allié en lui.
Elle lui offrit sa main et serra la sienne. Il se pencha vers elle.
— Cette odeur… ?
Elle sourit, puis tira sur une cordelette accrochée à son cou afin de remonter une petite bourse de sous son manteau.
— De la ciboulette. On en mangeait avant la Grande Catastrophe.
— Tu l’as récoltée hors de la Bulle ?
Lavinia opina.
— Ma première rencontre avec une preuve de la présence de la nature ! Quand… Lorsque les sorcières m’ont exilée du cœur d’Espoir, je suis allée en cueillir des brins, que je porte en parfum pour me souvenir que je n’ai pas rêvé, que mon sort ne m’empêche pas d’espérer une nouvelle ère.
Se livrer sur ce point était étrange, presque surréaliste. Elle en ressentit de la gêne. Toutefois, le tisserand la gratifia d’un sourire.
— Je te remercie d’en discuter avec moi.
⁎
Satisfait par sa journée de travail, Jérôme tourna le panneau de l’entrée, qui afficha fermé. La météo de la veille avait été glaciale et de nombreux résidants s’étaient rués chez lui afin d’acheter des vêtements plus chauds. Néanmoins, ce qui l’enthousiasmait était la conviction que la petite Lavinia viendrait, comme chaque jour depuis deux semaines, l’entretenir de ses découvertes.
L’homme avait eu besoin de temps pour admettre qu’elle ne mentait pas, mais il avait été obligé de se rendre à l’évidence. À son âge, même une imagination fertile ne suffisait plus à expliquer les paroles de Lavinia. Les sorcières l’avaient jugée trop vite et à tort, il en était convaincu. Probablement parce qu’elles craignaient de voir la sécurité de leur abri s’effondrer…
Il avait essayé de persuader l’exclue de regagner son ancien logis, d’y apporter les preuves qu’elle lui avait montré. Hélas, elle n’avait rien voulu entendre. Elle considérait son sort scellé.
Jérôme soupira. Il lui permettait au moins de profiter du confort de son échoppe pendant une heure ou deux. Oh, il aurait tant aimé l’héberger ! Hélas, Lavinia refusait. Elle rechignait en outre à venir chez lui en dehors des heures creuses, car elle appréhendait de lui attirer des soucis.
Il l’aperçut soudain au travers de la fenêtre et s’empressa de lui ouvrir. Elle tenait ses mains jointes.
— Que m’amènes-tu de beau, aujourd’hui ? l’interrogea-t-il en guise de bonjour.
— Un radis noir. Goûtez-le, il est très bon.
Jérôme s’exécuta, puis soupira d’aise. Il aurait vendu son âme afin de manger plus de vraie nourriture !
— De quoi vas-tu me parler ?
— D’un tas de choses. … Je peux avoir une boisson chaude ?
Il la gratifia d’un regard doux ; pour la première fois, elle osait le lui demander. Elle se détendait enfin en sa présence, un constat qui lui réchauffait le cœur.
Il acquiesça, puis l’invita à s’asseoir tandis qu’il lui en préparait une. Il la rejoignit et l’écouta l’entretenir de l’extérieur. Plus elle parlait, et plus il s’interrogeait. Comment avoir encore le moindre doute à son égard ?
— Ça doit être fabuleux, murmura-t-il.
— Vous le sauriez si vous acceptiez de m’accompagner.
Jérôme se mordit la joue. Elle le lui avait déjà proposé, mais il avait décliné. La peur le freinait ; l’idée de se retrouver dans un air jugé vicié ou d’entrer dans les mauvaises grâces du manoir le terrifiait. Aujourd’hui cependant, l’amitié qu’il éprouvait pour elle et l’envie gagnèrent la bataille. Il affronta ses démons.
— Tu as raison, oui. Quand nous y rendons-nous ?
Il discerna la stupeur sur son faciès et s’en délecta. Puis, de peur qu’il ne change d’avis, Lavinia se leva et le supplia de sortir sur-le-champ.
Ils progressèrent dans les rues des quartiers pauvres en se dissimulant aux rares badauds et en riant sous cape, lui de l’expérience qu’il s’apprêtait à vivre, elle du bonheur de ne plus être seule. Jérôme dévisageait son amie avec tendresse, conscient qu’elle haïssait sa solitude et être l’unique être à oser s’aventurer hors du dôme, que sa présence actuelle l’emplissait de félicité.
Lavinia ralentit sitôt qu’ils atteignirent la frontière. Il l’en bénit, puis se figea. Interdit, il demeura une poignée de secondes immobile, le cœur battant. Il allait sortir, respirer un air qui n’était pas artificiel, contempler la nature d’avant la Grande Catastrophe.
L’appréhension le chatouilla derechef, côtoyée par l’excitation. La sorcière attrapa sa main et la serra.
— Ensemble ? lui demanda-t-elle.
Il opina. Ensuite, ils dépassèrent la barrière.
Jérôme retenait malgré lui sa respiration. Il la relâcha, s’émerveilla de sentir l’oxygène pénétrer dans ses poumons. Un cri de joie lui échappa. Tout était vrai... C’était prodigieux. Fantastique !
L’air ravie, Lavinia l’entraîna plusieurs mètres plus loin, où elle lui désigna le sol. De la verdure ; il y avait des herbes entre les débris ! Elles étaient invisibles depuis l’intérieur de la cité à cause des gravats. Néanmoins, elles étaient bel et bien là.
— Merci, souffla-t-il.
— Merci à vous… de m’avoir offert une chance.
Il lui adressa un clin d’œil complice.
— je vous fais visiter ma « maison » ? Elle n’est pas très jolie, je l’ai construite moi-même, mais je l’aime beaucoup.
Jérôme refusa à contrecœur, il n’en avait pas la force. Se tenir là était déjà incroyable, inimaginable. Il ne supporterait pas une nouvelle émotion.
Lavinia le comprit. Elle n’insista pas et, lorsqu’il rentra dans la Bulle, elle l’invita à la rejoindre le lendemain. Plus ému qu’il ne l’aurait envisagé par le futur qu’elle lui avait laissé entrevoir, il la salua, puis décida qu’il était nécessaire que les choses changent.
⁎
Le ciel était couvert. Plus les minutes s’égrenaient, et plus les nuages devenaient noirs et menaçants. Le vent soufflait et emportait avec lui une odeur étrange, semblable à la promesse d’un orage proche.
Malgré les nombreuses fois où elle avait manqué trébucher, Lavinia ne parvenait pas à détacher son regard des cieux. Il fallait qu’elle observe les cumulus, qu’elle vérifie qu’il ne pleuvrait pas. Le temps devait rester sec. Elle ne désirait pas rater son rendez-vous avec Jérôme, que les intempéries étaient en mesure d’empêcher de se déplacer.
Oh, elle n’en revenait toujours pas qu’il soit sorti d’Espoir avec elle ! La veille avait été un enchantement et elle se réjouissait de lui montrer d’autres preuves du retour de la nature.
Elle se pressa en direction du dôme. Elle n’avait pas la moindre idée de l’heure. Cependant, elle soupçonnait que le tisserand serait là.
La frontière lui apparut sans qu'elle distingue l'homme. Lavinia ne se découragea pas. Elle marcha jusqu’à un rocher haut, s’y assit, puis attendit. Hélas, les minutes filèrent ; tranchantes, elles fendirent son assurance. Le doute l’envahit. Et si Jérôme avait changé d’avis ? Et s’il préférait la sécurité que lui apportaient Espoir et les gardiennes aux découvertes qu’elle lui offrait ?
Mais il surgit enfin, d’une démarche claudicante.
Inquiète, Lavignia se précipita vers lui. Un hoquet d’épouvante se faufila hors de ses lèvres. Que lui était-il arrivé ? Le pourtour de son œil gauche était noir et sa paupière si gonflée qu'elle ne discernait pas sa pupille. Fendue, sa lèvre avait doublé de volume quand son nez se voyait tordu. Un coup bleu sur sa tempe commençait déjà à virer au mauve.
— Que s’est-il passé ?
— Ça va, la rassura-t-il, ça va. Plus de peur que de mal, je m’en remettrai.
Elle grimaça.
— Qui vous a blessé ainsi ?
— C’est ma faute. J’ai commis une erreur.
Lavinia l’aida à atteindre le rocher, puis l’obligea à s’y asseoir.
— Il faut vous soigner ! Êtes-vous allé chez les miennes ?
Il secoua la tête.
— Je me suis occupé de mes blessures chez moi afin qu’elles ne s’infectent pas.
— Racontez-moi, l’implora-t-elle.
L’air penaud de Jérôme la poussa à lui attrapa le bras pour l’encourager à se confier.
— Je ne suis qu’un idiot... J’étais tellement excité que je n’ai pas réussi à me taire. J’ai parlé des merveilles que tu m’as permis d’apercevoir autour de moi. J’ai essayé de convaincre les gens d’investir le manoir afin d’obtenir la permission de découvrir le monde extérieur.
Elle se mordit la joue, navrée.
— Mes propos n’ont pas été bien accueillis…
— Jérôme…
— Je me suis dit qu’ils saisiraient, qu’ils accepteraient et que tu ne serais plus la déloyale. Je souhaitais t’aider.
— Ils s’en sont pris à vous à cause de moi...
— Non ! la détrompa-t-il. Non, je t’interdis de penser ainsi. Ils s’en sont pris à moi parce que j’ai été trop naïf, trop rapide. Ils songent encore à la Grande Catastrophe, nous évoluons dans sa peur depuis une éternité. On ne change pas les croyances du jour au lendemain.
Lavinia baissa les yeux.
— Ils s'en prendront à vous, vous serez leur bouc émissaire.
— Pour un temps seulement. Soyons patients, ma petite. Les humains sont curieux. Il surviendra un jour où nous intriguerons quelqu’un, où nous lui raconterons ce que nous avons remarqué. Comme moi, il sortira de la Bulle, puis il évoquera son escapade – peut-être de façon plus sage. Un par un, ils nous rejoindront. Les persuader de force est inutile. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère, je le sens.
Elle acquiesça. Malgré sa peine, ses paroles trouvaient écho en elle. Elles résonnaient telle une vérité.
Oui, elle pressentait que Jérôme avait raison. Ils aideraient les habitants au rythme que ceux-ci décideraient. Ils seraient ouverts aux personnes qui le seraient envers eux.
— Alors…, souffla-t-elle, que fait-on, maintenant ?
D’un geste, Jérôme pointa l’horizon.
— Tu serais d’accord d’accueillir un humble marchand dans ta maison ?
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