Chapitre 3
Ahkrin atteignit finalement le sommet de la montagne, légèrement essoufflé. En réalité, il ne s’agissait pas vraiment du sommet, mais plutôt du plus haut terrain praticable à pied. Le chemin créé par ses allées et venues au fil des années menait directement à l’entrée d’une caverne creusée dans les profondeurs de la Ceinture Éclatante. C’était ici que vivait, depuis quatre siècles environ, son père Vodahmin.
Le vent froid balayait les pointes enneigées de plus en plus fort. Ahkrin hâta le pas jusqu’à se retrouver à l'abri de la grotte. Il chercha sa lanterne des yeux. Étant humain, il ne bénéficiait pas de la nyctalopie des dragons. Il la retrouva finalement et entreprit de l’allumer avec une boîte d’amadou.
La lanterne projeta sa chaude mais faible lueur sur les parois de pierre, faisant danser les ombres dans les moindres recoins. Le garçon descendit un escalier taillé à même la roche en fixant l’ombre énorme qui se dressait devant lui, semblable à une colline à l’intérieur de la montagne. Un grondement sourd retentit en faisant trembler les murs tandis que la masse sombre se soulevait lentement.
—Ahkrin, c'est toi ? tonna une voix grave et profonde.
—Oui papa !
La faible flamme que tenait Ahkrin dans sa main éclaira de larges écailles vert émeraude. Dans une secousse, Vodahmin leva majestueusement sa tête et souffla un déluge de flammes sur le plafond. Lorsqu’il se fut vidé les poumons, le feu s’éteignit presque totalement, laissant des brasiers dans des flambeaux creusés dans la pierre, projetant la même lumière que la lanterne d'Ahkrin – désormais inutile – dans la caverne entière.
Une fois debout, le dragon remplissait à lui seul tout l’espace. Ses larges ailes restaient repliées sur ses flancs, incapables de se déployer dans un lieu si étroit. Son dos était pourvu de piques aussi verts que ses écailles, bien qu’il en manquait à certains endroits. Ses pattes, aussi larges qu’un chêne, possédaient des griffes tranchantes à l'aspect meurtrier. De la gueule de la bête dépassait une multitude de dents, et une large cicatrice parcourait son museau. Mais la partie la plus curieuse du dragon était ses yeux : d’un rouge-orangé vif, ils exprimaient une bienveillance lorsqu’ils se posèrent sur l’humain qu’il considérait comme son fils. Il inclina légèrement la tête en baissant son long cou au niveau de l’enfant.
—Où étais-tu encore sorti ce matin ? demanda-t-il d’un ton neutre.
—Je n’arrivais pas à dormir, répondit Ahkrin dans un parfait draconique. Alors je suis allé prendre l’air.
Vodahmin secoua la tête en riant doucement.
—Tu es un très mauvais menteur, tu sais ?
Ahkrin ne put s'empêcher de pousser un petit soupir avant de répondre.
—Des bandits sont encore venus pour essayer de te tuer. Je me suis occupé d’eux. J’ai même réussi à utiliser le souffle enflammé que tu m’as enseigné il y a quelques jours ! s’exclama-t-il sans arriver à contenir son excitation.
—Ahkrin, que t'ai-je dit sur l'utilisation de tes pouvoirs ?
L'engouement d'Ahkrin retomba aussitôt, et il se mit à faire la moue.
—De ne pas les utiliser, je ne sais jamais quand j'en aurais vraiment besoin.
—Exactement. Le jour viendra où tu devras te mêler au reste des Hommes. Que se passera-t-il, selon toi, s'ils savent déjà qui tu es et de quoi tu es capable ?
—Mais pourquoi devrais-je aller vivre parmi eux ? Je peux rester avec toi !
—Non, mon fils. Un grand bouleversement se prépare en Ylene, je le sens, expliqua Vodahmin. Il sera trop dangereux de rester avec moi.
—Pas autant que rester avec eux ! s’indigna Ahkrin.
Énervé, il éteignit sa lanterne et partit s’asseoir dans un coin qu'il avait aménagé dans la caverne : un petit creux rempli de paille recouvert d’une vieille couverture et des étagères improvisées maladroitement avec des planches détériorées, sur lesquelles reposaient une bougie éteinte, le vieux morceau de tissu dans lequel Vodahmin l'avait trouvé lorsqu’il était bébé, et, habituellement, ses dagues. Il posa ces dernières d'un geste brusque et s'assit en tailleur sur ce qui lui servait de lit.
—Pourquoi faut-il toujours que tu boudes lorsque nous parlons de cela ?
—Je veux pas aller avec eux, ils sont méchants ! s'écria l'enfant. Je veux pas !
—Ahkrin, les Hommes ne sont pas tous mauvais. T'ai-je déjà parlé du Roi Merim V ?
—Une bonne centaine de fois, au moins, grommela-t-il.
—Alors tu sais que les bandits que tu vois ne représentent pas tous les Hommes.
—S'ils... S'ils ne sont pas tous mauvais, bredouilla Ahkrin, pourquoi ils m'ont abandonné dans la forêt ?
Le dragon ne sut que répondre. Il pivota tant bien que mal sur lui-même pour faire face à l'enfant.
—Écoutes, mon fils...
Il coupa court à sa phrase. Ahkrin releva la tête vers son père. Ne pas finir une phrase, voilà qui ne lui ressemblait pas. Le dragon avait les yeux perdus dans le vague, loin au-dessus de la tête de son fils. Il resta ainsi plusieurs secondes, oubliant même de respirer, jusqu'à ce qu'il expire soudainement de l'air chaud directement sur Ahkrin.
—Papa, qu'est-ce qu'il y a ? Vodahmin baissa lentement la tête vers lui.
—Tu ne l'as pas entendu ?
—Entendu quoi ?
—Ton lien avec la magie ne doit pas encore être assez fort...
—Entendu quoi ? répéta Ahkrin.
—Un appel. Un nom que je n'avais pas entendu depuis des années... Mais qui pourrait... ?
Il parut soudain déterminé.
—Ahkrin, écoute-moi attentivement. L'heure est venue – beaucoup plus tôt que je ne le pensais. Tu dois partir immédiatement.
—Quoi ? Mais pourquoi ? protesta-t-il.
—Tu cours un grand danger. Prends tes dagues et pars immédiatement au village, ordonna le dragon. Trouve quelqu’un qui t’emmènera à la Tour Mystique.
—Là où on forme les magiciens ?
—Oui. Tu dois absolument apprendre à maîtriser la magie humaine. Mais ne laisse personne savoir que je t'ai appris la magie draconique, tu m'entends ?
—Mais que se passe-t...
Une énorme secousse empêcha Ahkrin de finir sa phrase et le projeta contre le mur. Il fut sonné pendant quelques secondes mais repris vite ses esprits. De petites étoiles dansaient devant ses yeux, et il sentit un liquide chaud sur son front. Il leva des yeux inquiets vers Vodahmin. Ce dernier utilisa une de ses griffes pour faire tomber les dagues aux pieds de son fils. Lorsqu’il les eut ramassés, il le poussa dans le dos en direction de la sortie.
—Pars, maintenant ! s'égosilla-t-il. Il est ici.
—Mais qui, papa, qui ? demanda Ahkrin en sentant la peur envahir tous ses membres.
—Korahsyl. Le tueur de dragons. Fléau de ses semblables.
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