I

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« Non, je suis désolé, tu ne peux pas dire ça, Matteo. Être juste, c’est sanctionner tous les fautifs, pas seulement le dernier !

– Mais tu ne peux punir que ce que tu constates, et là en l’occurrence, un seul a été vu, et par des milliards de personnes en plus !

– Par des milliards, oui, mais pas par les trois qui avaient l’autorité ! Et pourtant il y a eu sanction. C’est contraire au règlement !

– Il y en a un des deux qui a été plus malin que l’autre, c’est tout.

– Putain Matteo, t’es vraiment de mauvaise foi... »

Romain posa ses pieds sur le tableau de bord de la camionnette et tourna ostensiblement la tête à l’opposé de son ami, livrant son regard au défilement monotone des sapins, désormais à peine perceptibles dans le jour mourant. Quelques secondes d’un silence lourd passèrent, qui apaisèrent à peine l’emballement de leur cœur pulsant de colère.

« Et puis tu sais, reprit Matteo, ça scelle définitivement sa légende. Un mec comme Zidane, il ne pouvait pas finir avec une finale perdue, ça aurait eu moins de panache. Tandis qu’un bon coup de boule…

– Mais tu crois quoi ?, s’emporta Romain en se redressant, vous étiez morts les Italiens, comme en 2000. Vous n’aviez plus de jus. Il aurait dû partir en retraite en soulevant une autre coupe du monde, c’était ça son destin !

– Bah faut croire que non.

– Putain mais Matteo tu commences vraiment à me casser les c…

– Oh oh !, l’interrompit Sarah coincée entre les deux sur la banquette, c’est vous deux qui commencez vraiment à me casser les nouilles, vous vous calmez, d’accord ? Je ne suis pas venue pour passer un week-end avec deux abrutis en stéréo, ok ? »

Ils la fixèrent, hébétés par la surprise d’une sortie si directe. Sarah n’était pas du genre à s’emporter, et surtout pas dans un registre si… prosaïque. Romain esquissa un sourire :

« Dis donc, elle va se calmer Sarah Connor, là ?

– Bah elle se calmera quand elle aura pu aller aux toilettes déjà, répondit-elle en s’engouffrant dans la brèche de légèreté qui s’ouvrait.

– Eh bien, je crois que tu n’as plus longtemps à attendre, intervint Matteo. Ce n’est pas ta maison ça, Romain ? »

Le chemin forestier sur lequel ils s’étaient engagés il y a une quinzaine de minutes s’ouvrait en effet sur une large clairière au milieu de laquelle les phares du fourgon surprirent une bâtisse massive en grès rose, typique de ce coin des Vosges.

« Ouaw ! C’est ça la maison de ton enfance ?, demanda Sarah.

– Oui, c’est elle, confirma-t-il, soudain interdit et songeur.

– Elle est immense ! ».

Effectivement, ce n’était pas une simple demeure, c’était un monument. Au détriment des us, les anciens s’étaient dispensés des caprices affriolants propre à la vanité bourgeoise et avaient élevé ici un bâtiment sobre et austère. Il reposait sur un plan rectangulaire, sans extension ni retour ni recoin, et formait ainsi un édifice pesant, d’une quarantaine de mètres de longueur. Ses épaisses assises parfaitement équarries s’élançaient sur une hauteur de bastille et portaient une toiture en tuiles de pays qui coiffait trois niveaux rythmés à l’identique par de discrètes ouvertures, certaines ceintes de meneaux en calcaire blanchâtre, moulurés avec retenue. Aucune baie ne venait alléger l’effet écrasant de l’architecture, ni même en rez-de-jardin, et cette immense bâtisse féodale évoqua immanquablement à Sarah la continence et la frugalité des ouvrages monastiques. Toutes les fenêtres étaient cloîtrées par de lourds volets de bois sombre, grimant celles qui échappaient au halo des phares en autant d’orbites lugubres et inquisitrices, protestant d’avoir été tirées de la sombreur du monde. Ce face à face avec la demeure, brusque et impréparé, laissa aux trois camarades un même sentiment de trouble, qui mêla fascination et appréhension.

« Tu n’as qu’à te garer devant la porte », intima Romain, voyant son ami hésiter.

Matteo avança le véhicule dans l’herbe haute jusqu’aux abords de la porte d’entrée, coupa le moteur et éteignit les phares. Soudain plongés dans l’obscurité la plus totale, ils furent tous trois happés par la quiétude de cette nuit estivale, riche des sons de la vie sylvestre qui entraient par les fenêtres ouvertes : grillons, oiseaux nocturnes et grenouilles livraient là une symphonie apaisante, de celles qui ravivent des lambeaux de souvenirs, d’odeurs et de joies enfouies depuis le plus creux de l’enfance : les vacances en famille, les veillées autour du feu, les nuits à la belle étoile entre adolescents et tout ce qui, comme tant d’autres moments uniques, avait passé et ne reviendrait plus que par ces brefs instants évanescents, imprimant de plus en plus profondément dans l’âme une nostalgie qui ne s’estomperait jamais vraiment, et qui viendrait à chaque fois appesantir un peu plus le fardeau à porter jusqu’à la tombe.

« Il faut vraiment que j’aille aux toilettes, murmura Sarah au bout de longues secondes à attendre, en vain, que ses yeux s’habituent à la pénombre.

– Oui et puis il est tard. On a une grosse journée demain, ne traînons pas », acquiesça Matteo.

Les deux amoureux contournèrent le fourgon à la lumière de leur frontale et récupérèrent les sacs et la glacière qui avaient été arrimés dans la caisse à l’arrière, tandis que Romain déverrouillait les différents battants de l’entrée. Ils le rejoignirent au moment où il poussa la lourde porte chargée de ferrures, qui grinça avec souffrance. La béance provoqua un mouvement d’air qui chassa les effluves de conifères au profit de relents fongiques et poussiéreux, lourds des siècles passés.

Lorsqu’il trouva enfin, à tâtons, l’interrupteur, Romain révéla l’intérieur d’une vaste pièce, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger, agrémentée de meubles plutôt anciens mais disparates, et surtout achalandés de tout un tas de bibelots et autres brimborions, amoncelés sans méthode au fil des décennies, chacun témoignant des pulsions chroniques qui avaient ponctué les moments heureux d’une famille dans une perpétuelle lutte contre sa dislocation annoncée. Chaque cadre photographique, chaque assiette imprimée, chaque boule à neige trônait ainsi comme un totem, un talisman qui avait échoué à transmettre son pouvoir d’immortalité et qui était maintenant lui-même condamné à l’oubli dans l’obscurité d’une maison vide et silencieuse. Seule une vieille table longue et massive en chêne, posée au milieu de la pièce sur les dalles froides et flanquée de deux bancs de la même essence, avait été épargnée du fardeau des souvenirs, sinon un grand vase en céramique, posé au milieu sur un napperon de dentelle.

Les solives, hautes, du plafond, s’arquaient sous le poids des ans et s’étaient couvertes, en quelques mois de solitude, d’épaisses toiles d’araignée. Le long du mur, à gauche de l’entrée, un large escalier en grès permettait de rejoindre le premier étage. Sur celui du fond, deux fenêtres avaient été percées en harmonie avec le mur de façade ; toutes étaient flattées d’épais rideaux vert foncé. Enfin, un passage vers une autre pièce s’ouvrait à l’extrémité du mur de refend, auquel s’adossait un haut poêle carrelé vert aux motifs presque effacés. Les bancs élimés disposés sur toute sa périphérie témoignaient de la rudesse des hivers.

« Ouaw ! Un authentique kachelofe !, s’extasia Sarah.

– Oui, je crois que cela s’appelle comme ça, confirma Romain.

– On dirait une peinture de Georg Saal, ajouta-t-elle.

– Sarah, tu n’es pas au boulot là. Tu es en week-end, déconnecte, ajouta Matteo.

– Comment veux-tu déconnecter quand la vie offre des chefs d’œuvre à chaque regard, qu’ils soient nés du prodige humain ou des parfaites inspirations de la nature ?

– Avec une bière par exemple.

– Matteo, mon amour, tu mourras définitivement bête. De ne pas avoir su voir et de ne pas avoir voulu savoir.

– Ou d’avoir bu ! », lança-t-il avec jubilation.

Dans un éclat de rire, il chercha dans le regard de Romain l’efficacité de son trait d’humour, mais ce dernier s’était réfugié dans la contemplation silencieuse de vieilles photographies posées sur une commode. Haussant les épaules, Matteo s’affaira à brancher le réfrigérateur, qui s’éveilla dans un ronronnement métallique, et entreprit d’y charger le contenu de la glacière.

« On s’en boit une quand même ?, demanda-t-il en la refermant une fois vidée, une bouteille de Valstar à la main.

– Il est déjà vingt-deux heures, la route a été longue, je suis crevé, déclina Romain en soupirant.

– Et moi j’ai vraiment envie d’aller aux toilettes, ajouta Sarah en sautillant sur elle-même, une main sur le bas-ventre.

– C’est à l’étage. Prenez votre sac et suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre.

– Bon… », capitula Matteo en rangeant la bouteille dans la porte du frigo.

Ils ramassèrent leurs affaires et Romain se mit en marche. L’escalier menait à un étroit palier ouvrant sur un couloir orné de tableaux qui courait le long du mur de façade postérieure, ici aussi percé de quelques fenêtres, et qui distribuait trois pièces sur sa droite, jusqu’à une dernière porte en bout. Sur le palier, un retour permettait de rejoindre le second étage par un escalier droit identique, au pied duquel une unique porte arborait un petit cadre bleu et blanc aux motifs océans, qui indiquait « Toilettes ».

Sarah abandonna son sac, qui chuta lourdement sur le vieux parquet, et s’élança, d’une démarche curieusement contrainte, vers son salut. Romain lança un regard amusé à son compagnon et l’invita, d’un geste de la tête, à le suivre dans le couloir. Il ouvrit la première porte et entra.

« Voici la chambre bleue, annonça-t-il en se dirigeant vers les lampes de chevet pour vérifier leur bon état de marche.

– Tu m’étonnes », répondit Matteo.

Les murs et l’essentiel de la décoration de la chambre se rejoignaient en effet dans des tons azur, déclinés du pastel au prononcé.

« C’est moi qui l’ai voulu comme ça, ajouta Romain, c’était ma chambre. Quand je suis parti, mes parents en ont fait une chambre d’amis en y mettant un lit double et en épurant la décoration, mais ils ont gardé l’atmosphère. »

Matteo se jeta sur le lit, qui ne protesta pas.

« Impeccable !, lança-t-il. On va bien dormir ! »

Romain le fixa quelques secondes sans expression et, quand Sarah les rejoignit, visiblement soulagée, il leur souhaita bonne nuit et sortit. Les deux amoureux l’entendirent prendre possession de la chambre mitoyenne ; ils se déshabillèrent alors et se glissèrent dans les draps froids et bleus de la chambre éponyme. En quelques minutes, la maison fut à nouveau plongée dans un silence total.

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