IV

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Si le premier étage avait globalement et sur la durée été entretenu avec soin, bien que sans le zèle des pièces communes du rez-de-chaussée, le second n’était que poussière et délabrement, tant et si bien que gravir la vingtaine de marches qui séparait les deux niveaux donna à Matteo et Sarah l’impression forte d’enjamber le temps. La configuration de l’étage était la même qu’au-dessous, sinon que le soubassement des murs du couloir et du palier était garni d’un lambris jusqu’à mi-hauteur, qui avait autrefois été verni mais qui se gondolait aujourd’hui en lames disjointes et pourrissantes. Au sol, un parquet probablement identique au premier à l’origine, donnait désormais l’impression de le joncher plutôt que le couvrir, tant il comptait de vacuités. De nombreuses lézardes striaient les plâtres des murs et des plafonds, se confondant avec les ouvrages épais et lourds de générations d’araignées. L’état de décrépitude, que les nombreux tableaux ne parvenaient plus à farder de leurs efforts enjôleurs, était ainsi profond et irrémédiable. Dans la pénombre à peine contrainte par les interstices des volets fermés, un léger souffle – rauque ?, se surprit à penser Sarah – portait le témoignage de la longue solitude du lieu, et même, par moments, l’étrange entrelacement d’une pestilence et d’un parfum pour femme.

« Tu as vraiment habité ici ?, demanda Matteo à Romain qui empruntait déjà le couloir.

– Nous n’avons jamais occupé ce niveau, ni même mes grands-parents, répondit leur hôte en ouvrant la première fenêtre. Le premier étage suffisait à nous loger. Du coup, celui-ci est resté tel quel depuis une centaine d’années je pense. Et puis, avec l’âge, j’imagine que mes parents n’y venaient plus depuis longtemps. Faites attention où vous mettez les pieds, c’est un parquet flottant, si vous voyez ce que je veux dire… »

Il poussa les battants de bois et d’épaisses volutes de poussière s’élevèrent jusqu’au palier, encouragées par la brise folâtre et conquérante. Les trois amis couvrirent leur nez sous le col de leur t-shirt en plissant les yeux et Romain les invita à le suivre dans la première pièce.

« Voici la « chapelle », leur annonça-t-il en s’engouffrant dans l’obscurité, d’un pas assuré.

– La chapelle ?

– Je ne sais pas d’où vient ce nom… Peut-être du temps de mes grands-parents, peut-être d’encore avant. »

Les volets furent écartés. La pièce était vide et ses parois fatiguées ; seul un vieux sommier métallique de petite taille avait été entreposé à la verticale contre le mur, juste sous un tableau ovale figurant un énième portrait, cette fois d’un jeune garçon d’environ dix ans aux boucles blondes, limité au buste. Il arborait une vêture bleue au col finement dentelé de type Petit Lord Fauntleroy, appréciée par la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle. À l’arrière-plan, Sarah reconnut le hêtre, déjà souverain, et la bâtisse telle qu’elle demeurait aujourd’hui.

« Ouaw, on dirait un Chase, ou plutôt un Renoir, admira-t-elle, fascinée une fois encore par le regard du sujet.

– On dirait surtout Julien, souffla Romain.

– Julien ?

– Mon frère.

– Tu as un frère ?!, s’étonnèrent ses amis. Tu ne nous l’as jamais dit ! »

Romain hésita, soudain interdit :

« J’ai eu un frère... Il est mort, il y a maintenant près de quinze ans. »

Un silence plombé les figea, de ceux qui ponctuent les sursauts du cœur, violents comme un coup de poing.

« Oh mon Dieu, Romain, je suis désolé, osa enfin Sarah, d’une voix faible et éraillée.

– Oui, répondit-il, les yeux dans le vague.

– Ouais, désolé, mec, ajouta maladroitement Matteo.

– C’est comme ça. J’ai pas trop envie d’en parler.

– Bien sûr, continuons. ». Et Sarah gagna la porte, oppressée par la sensation du regard pesant de l’enfant sur sa nuque.

Les deux pièces suivantes étaient entièrement vides et sales, autrefois chaleureux refuges résonnant des bonheurs d’une famille, aujourd’hui canfouines oubliées, parsemées de pelotes de réjection et de fientes dessechées. Sur la fenêtre de l’une d’elle, l’empreinte brune et coulante d’une main attira l’attention.

« Elle a toujours été là, expliqua Romain. La légende voudrait que durant la guerre, un pilote anglais abattu se soit caché là en passant par la fenêtre alors ouverte ; laissant son empreinte sanglante sur le carreau.

– Sérieux ?, s’étonna Matteo.

– C’est ce qu’on raconte… Mais il semblerait que ce ne soit qu’une histoire inventée de toutes pièces par des cousins de la génération de mes parents ; enfin, c’est qui se dit. En tout cas, depuis on l’a appelée « la chambre de la main rouge ».

– Et l’autre ?, s’enquit Sarah. La précédente, qui est vide aussi, on l’appelle comment ?

– Celle-ci n’a jamais eu de nom, répondit-il. Allez, plus qu’une et on pourra s’y mettre, vous venez ? »

Le couloir butait donc sur une dernière porte, plutôt épargnée par le temps malgré un gris qui avait dû être blanc.

Ils entrèrent.

Les volets étaient clos mais les fenêtres grande ouvertes. Les deux garçons gagnèrent chacun l’une d’elle et firent entrer la lumière. L’état général du lieu détonnait grandement avec le reste de l’étage. La chambre était en effet propre, comme entretenue, habillée de belles tentures murales à dominante bleue, et son mobilier fourni l’égayait avec une coquetterie contenue. Le parquet lui-même était ici dans un meilleur état. Adossé à la paroi à gauche de l’entrée, un large lit en acier forgé était drapé avec soin d’une épaisse courtepointe en velours écru, finement ciselé d’une broderie Cornely bordeaux au thème floral. La tête de lit était composée de barreaux en balustres et flanquée de part et d’autre d’une haute colonne torsadée, terminée à la pointe par un motif en fleuron. Sa patine aux reflets argentés contrastait le sombre des parties en creux. De chaque côté du lit, était disposé un chevet orné en acajou qui supportait une vielle lampe à abat-jour ; contre le mur pignon, on avait plaqué une haute armoire Louis XV de rocaille en noyer, dont la façade ouvrait par trois vantaux intégralement habillés d’un miroir biseauté ; une console Premier Empire, coiffée d’un plateau en marbre blanc entièrement couvert de poupées en tissu et porcelaine, vraisemblablement de fabrication domestique et la plupart énucléées ou défigurées, trônait sous la fenêtre côté façade ; enfin, à droite de l’entrée, posée sur un tapis iranien bleu et or en laine Kork, une table d’écriture de style Henri II en noyer, dotée de deux tiroirs, pesait sur des pieds et leurs entre-jambes en spirales ; elle était assortie d’un fauteuil en hêtre, garni d’un velours or passementé de bleu qui couvrait le siège, le dossier et les accoudoirs. Il se dégageait de cet agencement le goût de la bourgeoisie ancienne, celui amplement discuté dans le réalisme sérieux des pages de Stendhal, Balzac et autres auteurs de leur siècle, qui plaçaient la figure du bourgeois dans un entre-deux permanent entre l’aristocratie et le peuple. Sarah le savait, cette ambivalence trahissait son instabilité dans l’affirmation, faussement dissimulée, d’un statut social aisé. La sobriété architecturale de la maison familiale, qui tranchait avec les fastes de cet intérieur, illustrait ainsi parfaitement l’équivocité sociale bourgeoise de l’époque, où l’avoir primait sur l’être, mais avec cette modestie affétée qui avait fortement contribué à modeler l’image du bourgeoisisme dans la littérature naturaliste.

Pourtant, plantée à l’entrée de la chambre, c’est à ses lectures de Villiers de L’Isle Adam que Sarah se surprit à repenser, qui parfois donnaient cadre à la même atmosphère, sereine mais pesante, prélude au drame. Son angoisse sourde s’enracinait de surcroît un peu plus dans l’énigmatique exhalaison, délicieusement corrompue, qui l’avait déjà surprise en haut de l’escalier et qui se révélait ici plus prégnante.

« Vous entrez dans la chambre de Blanche, annonça Romain, rompant le silence perplexe qui s’était installé. On l’appelle aussi « la chambre de Madame Parisot » et, pour les enfants, « la chambre du fantôme ».

– Cela ne m’étonne qu’à moitié, répondit Matteo. Cette pièce est incroyable, on se croirait à une autre époque.

– Qui est Blanche ?, voulut savoir Sarah, en s’installant dans le confort du fauteuil à sa droite.

– C’était l’ancienne propriétaire des lieux, avant mes grands-parents. Je ne connais d’elle que l’histoire que l’on raconte à son sujet et que les journaux anciens ont restitué », répondit Romain. Puis, encouragé par l’intérêt visible de ses amis, il poursuivit : « C’est la famille Parisot qui aurait fait bâtir cette maison il y a cent-cinquante ans à peu près, au cœur de son immense propriété forestière. Monsieur Parisot alimentait à cette époque les scieries de toute la région et avec les besoins exponentiels en bois qui ont accompagné la révolution industrielle, il s’était rapidement et considérablement enrichi. C’était une famille simplement composée : Monsieur Parisot, dont je ne sais pas le nom, Blanche Parisot, sa femme, et leur jeune fils.

– Pourquoi construire une si grande maison s’ils n’étaient que trois ?, demanda Matteo.

– Ils partageaient apparemment cet étage avec un domestique et une cuisinière, et les chambres du premier accueillaient les ouvriers saisonniers, le temps de leur présence.

– Ne commence pas à l’interrompre !, sermonna Sarah. Continue, Romain. »

Ce dernier prit une profonde inspiration, s’adossa à l’appui de la fenêtre derrière lui, et poursuivit.

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